De la Négritude à la laïcité

La disparition d’Aimé Césaire, grand poète et écrivain martiniquais, mais aussi homme politique ayant marqué l’histoire de ce territoire d’outre-mer, qui a été maire de Fort de France pendant 56 ans et député pendant un demi -siècle, président du Conseil Général de la Martinique, agite depuis plusieurs jours la vie politique et les médias. Cette grande figure a participé à sa façon à la construction de l’émancipation du système colonial, à la révolte contre l’infériorité de l’homme noir que ce système nourrissait au service d’une soumission économique, cristallisé dans un concept, celui de Négritude.
Il semble qu’aujourd’hui, la seule chose importante qui soit, tienne dans le fait de savoir si oui ou non, il doit entrer au Panthéon, en raison de ce qu’il représente, « le rejet du système colonial et de l’assimilation », selon les voix résonnantes des journalistes et autres politiques qui se bousculent… Mais ne serait-ce pas plutôt, pour ce qu’il représente symboliquement en tant qu’homme noir entrant dans ce haut lieu de la reconnaissance public, certains cherchant par là une bonne conscience et un gage donné à ceux qui professent un discours identitaire dans le sillage du Président de la République qui ne cache pas ses préférences de ce côté, choisissant la discrimination positive contre l’égalité ? Allez savoir…
Aimé Césaire n’a cessé d’être pris dans cette contradiction du militant contre le colonialisme nourrissant la fierté de l’homme noir, la singularité martiniquaise et d’un humaniste attaché à l’universel le ramenant vers la République, non sans une certaine influence du marxisme, au moins en un temps. Une posture déclinant bien les contradictions que la république coloniale française a elle-même nourri, entre politique de soumission d’hommes par d’autres hommes, d’exploitation, et de prétendue promotion vers d’autres peuples des valeurs universelles.
On parle beaucoup de l’héritage d’Aimé Césaire et de sa Négritude, mais sans bien en définir les enjeux qui se profilent ici, la Martinique faisant partie de la France, du côté de la laïcité.

De la Négritude à la confusion entre capitalisme et universalisme

La Négritude a été un sursaut de dignité dans un contexte ou la colonisation avait encore pavillon haut, en Martinique ou en Afrique. Elle a été une réaction face à une condition de sous-homme qu’avait imposé le colonialisme français jusqu’alors aux populations noires qui y vivaient. Une réaction aussi vis-vis de Droits de l’homme réservés trop longtemps à l’homme blanc. Le terme Négritude est forgé en 1935 par Aimé Césaire dans la revue L’Étudiant noir. Il revendique l’identité noire et sa culture, d’abord face à une francité perçue comme oppressante et instrument de l’administration coloniale française (Discours sur le colonialisme, Cahier d’un retour au pays natal).
Césaire l’emploiera de nouveau en 1939 lors de la première publication du Cahier d’un retour au pays natal. C’est en 1946, que la France met fin au statut colonial des Antilles et de la Martinique devenues départements français. La naissance du concept de Négritude, nait avec une revue, Présence africaine, qui paraît en 1947 simultanément à Dakar et à Paris, qui va faire l’effet d’une déflagration. Elle rassemble des Noirs de tous les horizons du monde, ainsi que des intellectuels français, notamment Sartre. Le concept est ensuite repris par Léopold Sédar Senghor. Un concept qui jouera un rôle important dans le contexte de la décolonisation africaine.
La Négritude est une culture pour Césaire et Senghor, tel un fait. C’est l’ensemble des valeurs – économiques et politiques, intellectuelles et morales artistiques et sociales – non seulement des peuples d’Afrique noire, mais encore des minorités noires d’Amériques, voire d’Asie et d’Océanie. Pour Césaire, « ce mot désigne en premier lieu le rejet de l’assimilation culturelle ; le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. Le culturel prime sur le politique ici. »
Si la Négritude a été une réaction salutaire contre l’inégalité, après une longue frustration, un refus de l’oppression, elle a largement dérivée dans le sens d’une confusion qui a servi les revendications identitaires se dissociant de la révolte pour l’égalité et prenant le pas sur elle. Dans le discours d’Aimé Césaire aux Etats-Unis, le 26 février 1987, dans le cadre de la Conférence hémisphérique des peuples noirs de la « diaspora », le combat contre l’inégalité a pris une connotation différente, la Négritude est alors pour lui « une forme de révolte d’abord contre le système mondial de la culture tel qu’il s’était constitué pendant les derniers siècles », hiérarchiquement marquée. « La Négritude a été une révolte contre ce que j’appellerais le réductionnisme européen (…) ce système de pensée (…) d’une civilisation éminente et prestigieuse (…) faisant le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel (…) à ses propres dimensions (…) postulats… »
Ce qu’il identifie à un sentiment européen de supériorité. Il y oppose un homme coupé de lui-même, coupé de ses racines, par cet universel assimilé à « une forme rationnelle et scientifique de la barbarie » (sic !)
Il voit la Négritude comme « une entreprise de réhabilitation de nos valeurs par nous-mêmes (…) de ré-enracinement de nous-mêmes dans une histoire ». Il y a une confusion terrible qui arrive là où faillit l’analyse, et qui fourvoie l’entreprise d’émancipation voulue par Césaire, c’est celle entretenue dans une mise en accusation du colonialisme le confondant avec les valeurs universelles dont ce dernier s’est hypocritement réclamé, et de les rendre responsable dans ce mouvement d’une soumission qui au contraire leur tournait le dos.
Ceci, comme Clémenceau le dénonça en son temps face à un Jules Ferry convaincu du bien fondé de la République coloniale éclairant des peuples seconds. On ne peut oublier le rôle du capitalisme dans le colonialisme et l’usage qu’il a fait de la République jusque dans ses beaux idéaux pour justifier une exploitation que d’autres en France, ceux de la classe ouvrière, pour ne pas la nommer, subissaient eux-aussi, sans jamais profiter des plus-values de l’exploitation coloniale. Les blancs comme on le voit ici, ne sont pas tous à mettre, sans discernement, sur le même plan.

De la Négritude à l’auto-mise à part

Ce ré-enracinement de soi voulu contre l’universalisme mis en accusation, c’est l’opposition du culturel à la raison, comme si celle-ci appartenait à l’Occident, et celui-là aux peuples émancipés de la domination de ce dernier. Erreur fatale que de croire au retour à un passé et à une origine comme la planche de salut, et d’y trouver les réponses nouvelles améliorant la condition humaine. Rien de tel, les anciens cadres de l’Afrique et trop souvent ceux encore d’aujourd’hui, sont englués dans bien des archaïsmes entre influence poste-coloniale et aventurisme politique, voire tribalisme et ethnicisme.
On en oublierait les raisons d’origine des mouvements de libération nationale, loin du retour à un soi passéiste ou à une culture de la fierté de l’homme noire à opposer à on ne sait quel sentiment de supériorité européen, mais la conquête de l’égalité entre hommes, et par delà les territoires d’Outre-mer comme la Martinique c’est-à-dire, pour les pays de l’Afrique émancipée, l’indépendance qui fait la souveraineté des peuples.
Si « l’Afrique a tourné la page du colonialisme et en la tournant a contribué à inaugurer une ère nouvelle, pour l’humanité », comme aimait à le dire Césaire, on ne saurait oublier ici que l’abolition de l’esclavage et la décolonisation n’auraient jamais vues le jour sans les penseurs de l’émancipation dans la continuité des Lumières de Rousseau et Voltaire, de la dynamique de l’égalité qui doit tout aux valeurs universelles des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. Aimé Césaire lui-même pu devenir l’intellectuel reconnu qu’il fut grâce à la possibilité, malgré sa naissance dans une famille modeste de la Martinique, d’aller à l’école laïque française pour y faire des études qui allaient le mener à la prestigieuse Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris et pouvoir faire, de cette reconnaissance, un instrument au service de la Martinique et de l’Afrique, comme il l’entendait.
Après avoir subi la discrimination sous la domination coloniale, il semble que la seule réaction possible était dans un premier temps de rejeter les apports d’une pensée occidentale identifié à la justification de l’asservissement. S’il était légitime de redonner sa fierté à l’homme noir après la soumission coloniale, croire trouver les voies d’une libération pérenne des anciens cadres coloniaux par cet encouragement aujourd’hui, est un fourvoiement qui conduit au repli identitaire et donc à un enfermement au lieu d’une libération.
C’est pourtant bien ce que fait l’animateur Michel Reinette, indépendantiste guadeloupéen, sur la radio antillaise Tropique FM, à travers son émission « Le Noir n’est pas un homme, c’est un homme noir », tournant autour de la valorisation de l’homme noir. Une émission à laquelle s’est prêtée comme invité un Lilian Thuram, expliquant qu’il faut suivre le chemin tracé par Aimé Césaire ; mais lequel précisément ? Que dirait-on d’une émission sur la valorisation de l’homme blanc, sinon qu’elle reprendrait un thème cher à la volonté de domination et de refus de tout mélange de celui-ci, voire qu’elle serait purement et simplement raciste ? Le racisme désigne, entre autre, la croyance que les différences biologiques innées conditionnent inévitablement un accomplissement culturel et individuel différent. Il y a là, pour le moins, de quoi s’interroger. Voilà bien en fait, la dérive à laquelle peut conduire la préférence identitaire sous couvert de retour aux racines en faisant la promotion d’une couleur ou d’une ethnie, c’est-à-dire, à l’auto-discrimination.
Il y a dans la Négritude une réaction historiquement datée à la domination coloniale, qu’il est absolument nécessaire de dénouer pour que ce concept n’accouche pas demain en Afrique ou en Martinique, de nouvelles mises à part, celles-là choisies, qui ne laissent les populations noires à l’écart du mouvement de l’histoire, et chez ceux qui en émanent installés dans les pays européens un encouragement à un communautarisme suicidaire.

L’enjeu de l’émancipation des peuples, l’égalité et la laïcité partout

Le problème aujourd’hui, c’est que détaché du contexte de la colonisation, continuer à faire vivre ce concept de la Négritude revient à une revendication de préférence ethnique et communautaire, vis-à-vis d’un principe d’égalité remisée comme pensée occidentale discriminatoire, puisque s’affirmant contre la prévalence des particularismes. Il faut dépasser la fierté d’être noir comme projet politique qui conduit à la séparation, à la communautarisation de la pensée, pour entrer dans le seul projet qui vaille, celui de l’appropriation par toutes les populations de la laïcité, de ce haut principe qui seul unit, pacifie les relations humaines parce qu’il est fondé sur l’égalité des droits de tous portés au dessus des ethnies, des couleurs, des différences…
Défendre le concept de Négritude tel qu’il a dérivé, c’est nier l’unité de la République entre la métropole et les territoires d’Outre-mer, c’est nier l’égalité de tous les individus devant la loi qu’elle porte. La revendication, au nom du principe identitaire, à plus d’autonomie des territoires d’Outre-mer, laboratoire de la décentralisation et d’une France des régions s’intégrant à merveille à une Europe fédérale, rentre parfaitement dans les plans d’un capitalisme mondialisé qui travaille à la mise en œuvre de la fameuse formule « diviser pour régner », qui passe par la dislocation des nations. C’est contre la République laïque et sociale de la France, qui est l’objet à détruire pour ceux qui rêve d’un grand marché économique sans entrave, à quoi les revendications identitaires, qui entendent faire passer leur particularisme avant l’égalité, oeuvrent finalement.
L’enjeu du présent est précisément celui, non du retour prioritaire aux origines, mais de l’appropriation de cette pensée de l’universel, et peu importe d’où elle vient pourvu que la conquête de l’égalité soit partout au rendez-vous, l’égalité politique, mais aussi l’égalité sociale, jusqu’à l’égalité économique. Il s’agit en réalité d’une vraie révolution ! En lieu et place de la séparation entre culture de l’homme blanc et culture de l’homme noir, il y une nouvelle liberté à édifier dont nous sommes encore loin selon l’idée que nous ne faisons qu’une race, qui passe par l’égalité et la laïcité partout. Un progrès pour l’humanité qui ne se fera pas sans subsumer nos différences et s’approprier les valeurs universelles comme propriété de tous les peuples.
Guylain Chevrier
historien

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