Ecole de la République

« Ecole de la République » : l’expression est globalement plus riche de sens que la somme de ses parties. Nous savons ce qu’est l’école — un lieu d’apprentissage et de transmission de savoirs, un espace de sociabilité aussi —, nous savons ce qu’est la République : une et indivisible, la « chose publique » qui appartient à tous, à travers le suffrage universel, et s’occupe de tous, à travers la Loi — en particulier pour nous garantir de l’oppression, que ce soit celle d’un individu ou d’une religion. Mais « l’école de la République » offre une polysémie bien supérieure au total de ces deux mots, parce qu’elle est riche d’un imaginaire tissé de mille expériences, de souvenirs personnels et collectifs, de nostalgie et de projets.

L’Ecole existait avant la République, certes — et bien avant Charlemagne, n’en déplaise à France Gall… Mais il a fallu la République pour lui donner sa forme moderne, et, surtout, pour la donner à tous.
Bien entendu, la IIIème République de Jules Ferry n’a pas inventé l’école ex nihilo. Dès 1870, le futur ministre de l’Instruction publique ne déclarait-il pas : « Je me suis fait un serment : entre tous les problèmes du temps présent, j’en choisirai un, auquel je consacrerai tout ce que j’ai d’intelligence, d’âme et de cœur, de puissance physique et de puissance morale : c’est le problème de l’éducation du peuple. L’inégalité d’éducation est, en effet, l’un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance […] Je me suis fait un devoir : c’est de chercher à atténuer ce privilège de naissance en vertu duquel j’ai pu acquérir un peu de savoir, moi qui n’ai eu que la peine de naître. » Le bourgeois Ferry, pour lancer sa croisade, citait opportunément Beaumarchais : il sentait bien, au sortir de l’empire, qu’il appartenait à la nouvelle caste dominante, celle qui à la fois imposait (déjà) son modèle culturel, comme l’avait souligné Marx, mais saurait, pour la première fois dans l’histoire, donner cette culture au peuple, sous peine de sclérose.
Ferry dit cela le 10 avril 1870 : Emile Ollivier, républicain modéré, tente au même moment de sauver ce qui peut l’être de l’Empire et de Napoléon III. Mais il est en butte à l’opposition de la gauche républicaine — et moins de cinq mois plus tard, c’est Sedan et la fin du régime. Une école nouvelle peut enfin voir le jour.
L’Ecole revenait de loin. Les Encyclopédistes s’étaient battus les premiers pour ouvrir à tous un enseignement jusque-là dispensé aux seuls fils et filles de l’aristocratie — et à une bourgeoisie éclairée qui allait montrer la voie. « Le grief de la noblesse, disait Diderot, se réduit peut-être à dire qu’un paysan qui sait lire est plus malaisé à opprimer qu’un autre. » Un homme du peuple qui sait lire et écrire commence par rédiger des cahiers de doléances — et finit par graver sur les murs des châteaux : « La liberté ou la mort » — cela faisait mauvais genre, avant 1789. La Révolution française — en l’occurrence Talleyrand — avait préconisé la gratuité de l’enseignement, et n’avait pas eu le temps de la mettre en place. Condorcet avait imposé le beau mot d’« instituteur », en lieu et place de « régent » — il préférait l’idée d’aider les hommes à se tenir droits (c’est le sens étymologique du mot, auquel seuls des ilotes préfèrent aujourd’hui « professeur des écoles ») plutôt que la notion de commandement explicite dans le « régent » : il fallait désormais amener les hommes à la liberté par l’instruction, plutôt que les courber comme autrefois sous le poids de l’autorité. Parce que tout bien réfléchi, ce ne sont pas les classes laborieuses qui sont en soi dangereuses, mais les classes ignares. Trois ans plus tard, Lakanal institue les écoles centrales, entre collège et université, où l’on dispensera un vrai enseignement scientifique — ne jamais oublier que ce sont des savants qui ont fait la révolution. Napoléon, monarque éminemment centralisateur et, par ailleurs, toujours en quête d’une élite, pour son armée ou pour son administration, tente de mettre sur pied une éducation réellement nationale, et crée les lycées — et le Baccalauréat. D’abord la loi Daunou, sous le Consulat, puis, à l’instigation de Portalis (ministre des Cultes — nous verrons que ce n’est pas tout à fait par hasard), un décret impérial (1808) met en place primaire, secondaire et supérieur.
Oui, il n’est pas tout à fait indifférent que Portalis soit, en même temps, ministre des Cultes : le jeu de balancier entre école démocratique et école religieuse commence alors.
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la Restauration, pour absolutiste qu’elle se prétendît, ne redonna pas immédiatement la main à l’Eglise. Elle inventa l’enseignement mutuel : ce n’était donc pas pour rien que les aristocrates avaient passé une partie de leur exil en Angleterre, puisque l’enseignement mutuel est une copie du monitorial system britannique. Dans ce système, les enfants les plus avancés sont les tuteurs des enfants plus jeunes ou moins instruits — du coup, on s’épargne (relativement) le souci de former des maîtres, puisqu’un seul enseignant, en formant des élèves, forme aussi des auxiliaires d’enseignement. Réaction outrée des conservateurs et de l’Eglise, qui constate qu’« habituer les enfants au commandement, leur déléguer l’autorité magistrale, les rendre juges de leurs camarades, n’est-ce pas là prendre le contre-pied de l’ancienne éducation, n’est-ce pas transformer chaque établissement scolaire en république ? » Oui, bien sûr… L’école de la République a pour fonction première d’enseigner la République — à travers des savoirs patiemment instillés, et non par l’imposition d’une autorité régalienne qui ne se donnerait pas la peine d’expliquer, ni véritablement de transmettre.
Au passage, comment ne pas remarquer que le monitorial system, tout comme son équivalent français, repose sur la mise en place de groupes de niveau ? C’était réfuter par avance l’idée centrale de ce qui sera plus tard le « collège unique », cette tendance à méconnaître la loi la plus fondamentale de l’Ecole : tous les enfants ne suivent pas la même scolarité au même rythme, ni avec les mêmes compétences. Le prétendre, c’est condamner les meilleurs à l’ennui — et les moins dégourdis à la faillite.
Comment ne pas remarquer aussi que nombre de leaders de la Première Internationale sont sortis de ces écoles mutuelles ? L’enseignement mène à la critique, qui mène à l’insurrection, si un régime prétend limiter la liberté de savoir apprise à l’école. Le Second Empire en fera les frais, et la IIIème République qui émergera des soubresauts de 1870-1871 rendra à l’Ecole ce qu’elle lui aura donné — l’apprentissage de la liberté à travers le Savoir.
La loi Guizot de 1834 a rendu l’instruction obligatoire (pour toute commune de plus de 500 habitants…), tout en persistant à distinguer école publique et école privée — autant dire catholique, en ces années-là. La grande conquête, c’est l’école primaire ; la grande perte, c’est l’enseignement mutuel : Guizot, protestant, admirateur des pays protestants, veut réaliser dans l’enseignement la collusion de l’Eglise et de l’Etat qui existe dans les pays du nord de l’Europe. Aujourd’hui encore, dans la CEE moderne, ce sont ces pays qui imposent leur modèle pédagogique.
La révolution de 1848 ouvre une période d’effervescence législative brève (la IIème République ne dure que trois ans) mais féconde : Hippolyte Carnot, fils de Lazare Carnot, père de Sadi Carnot (il y a déjà des grandes familles républicaines, comme il y a de grandes familles nobiliaires — une aristocratie remplace l’autre) propose une loi mettant en place les principales lignes de la future réforme Ferry : obligation, gratuité et laïcité de l’enseignement, école primaire pour les garçons comme pour les filles, rémunération des instituteurs par l’Etat.
Mais le renversement de la République par Napoléon III ouvre la voie à Falloux, conservateur et clérical, qui brise le mouvement dans son élan. Le balancier oscille brutalement en faveur de l’école privée — la vieille comparaison de l’instituteur et du curé, en faveur du second, récemment réactivée par Sarkozy dans l’un de ses mauvais jours, remonte à cette époque. Un point positif cependant : les filles ont désormais accès à l’enseignement primaire — sous la férule des prêtres, puisque désormais une école privée vaudra une école publique, et les communes pourront prétendre avoir satisfait à la loi en installant sur leur sol des congrégations. « Il y a deux armées en France, avait expliqué Montalembert, chef du parti catholique, l’armée des instituteurs et celle des curés. À l’armée démoralisatrice et anarchique des instituteurs, il faut opposer l’armée du clergé ». Rien d’étonnant que Péguy, inversant la tradition issu de ce courant à proprement parler réactionnaire, ait évoqué plus tard les « hussards noirs » de la République, cette armée des instituteurs en blouse : l’opposition avec le bataillon noir des curés de village était déjà en place. Et Thiers, le futur massacreur de la Commune, fustigeait le « commencement d’aisance » qu’il subodorait dans ce peuple partiellement instruit, et qui lui paraissait redoutablement porteur de désordre.
Le Second Empire, contraint par ses échecs extérieurs à lâcher du lest à l’intérieur, laisse donc des hommes moins partisans entrer aux affaires dans les cinq dernières années de son existence. Parmi eux, Victor Duruy (loi de 1867) qui organise enfin l’enseignement primaire féminin, invente le Certificat d’études (1866), l’Ecole pratique des hautes études, et les bourses pour l’enseignement supérieur : la loi Ferry n’est pas sortie d’un sol vierge, le terrain scolaire avait été sérieusement labouré.
Enfin Ferry vint — en 1881, pour stipuler la gratuité, et l’année suivante pour imposer l’obligation scolaire, et la laïcité.
On se tromperait fort à entendre « laïcité » dans le sens global de « tolérance » auquel on le réduit aujourd’hui. La laïcité de la IIIème République est un principe guerrier, la ligne de front dans la guerre entre République et Religion (les Pape IX et Pie X organisent, de 1870 à 1907, la résistance catholique contre la France laïque et progressiste). Ferry sait bien que la neutralité n’est jamais que l’autre nom de la soumission : il fait des instituteurs, et ses successeurs après lui, l’armée de la lumière républicaine face à l’armée de l’ombre vaticane.
L’Ecole de la République est sortie de ces temps de conflit. Non seulement au niveau idéologique — n’entend-on pas aujourd’hui des échos de plus en plus nets de disputes théologico-républicaines que l’on croyait enterrées ? —, mais aussi au niveau pédagogique. Ces trente premières années de la IIIème République, c’est aussi Ferdinand Buisson rédigeant la première bible de la pédagogie ; c’est Pauline Kergomard comprenant, avant Dolto, que tout se joue avant six ans, et inventant littéralement une école maternelle que le monde entier nous envie et que nous brûlons, donc, d’enterrer. Parce que derrière l’institution Ecole, il y a un rêve — et c’est ce rêve qui a fait évoluer le système scolaire, c’est aussi ce rêve que l’on veut aujourd’hui briser.

Dans la déclaration de Ferry que j’évoquais plus haut (« l’inégalité d’éducation est, en effet, l’un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance »), on entend certes le passé — les privilèges révoqués en 1789 — et l’actualité (la République égalitaire). Mais on entend aussi l’écho des grandes déclarations de principe de l’homme-siècle, ce Victor Hugo qui prévenait : « Ouvrir une école, c’est fermer une prison » — et quelle prison plus sûre que l’ignorance ? « Je ne sais pas lire », avoue au poète l’incendiaire de la bibliothèque nationale dans l’Année terrible. L’élève nouveau, en accédant au savoir, accède à la liberté.
Que cette liberté soit aussi un affranchissement de « l’opium du peuple » ne fait aucun doute. Les fondateurs de la IIIème République, de Ferry ou Grévy au petit père Combes, sont des francs-maçons laïcards, à une époque où l’Eglise attaque sans relâche la « Gueuse » — et se voit, en retour, confinée à la gestion du sacré, dans un monde en pleine déchristinisation — pendant que l’école décrétinise.
Pour arriver à combler ces divers objectifs, l’école de la République use de deux moyens complémentaires : l’instruction pour tous, et le dégagement des élites. Complémentaires, et non contradictoires, comme on voudrait aujourd’hui le faire croire. La discipline en classe, les programmes ambitieux (ainsi, ceux de 1923, dans le Primaire, que réfutent si volontiers aujourd’hui ceux pour qui l’école n’est plus qu’un lieu de détente et de « citoyenneté »), les sanctions parfois sévères et les examens-couperets réguliers, tout concourt à donner à tous les fondamentaux de la liberté, tout en sélectionnant chacun selon ses aptitudes. Trier, c’est tirer chacun au plus haut de ses capacités, et non, comme on le voit aujourd’hui trop souvent, en revenir aux bénéfices de la naissance, à la loi du milieu — qui, pour être bourgeois, n’en est pas moins un milieu.
Les tentations pédagogistes des trente dernières années remettent en cause tout l’édifice républicain. « Aménager » la laïcité, comme on veut le faire, c’est renoncer à des idéaux humanistes qui mettaient l’Homme, justement, au-dessus du Ciel. Suggérer à l’élève de « construire lui-même ses propres savoirs », c’est accepter que certains arrivent en classe avec les bénéfices de la naissance — et, pratiquement, interdire aux autres de surmonter les handicaps liés à tel ou tel état d’infortune : l’école de la république est un anti-destin, et sous prétexte de « démocratisation », on en fait un lieu de perpétuation des privilèges et des ghettos.
Il est de toute première urgence d’en revenir aux rêves des fondateurs, quitte à les combiner aux réalités présentes. L’Ecole, la vraie, oscille entre deux évidences, et choisir, c’est trahir : d’un côté, elle doit affranchir chaque individu du poids du « naturel », pour en faire un être de culture et de liberté ; d’un autre côté, elle doit aussi accepter et gérer la compétition. Elle est par excellence le lieu du bonheur différé — et non, comme le croient certains, celui du bien-être immédiat. La République ne peut survivre que si elle se renouvelle sans cesse, et l’école, à trop vouloir gommer les différences, à prêcher l’égalitarisme, ankylose tout le système, en créant, malgré elle, une nouvelle caste aussi rétrograde que celle des nobliaux d’Ancien Régime.
À noter que cette tentation « démocratique », qui n’est rien moins qu’une visée totalitaire, correspond exactement à un conflit sous-jacent : celui qui oppose la tradition républicaine et humaniste, qui se fonde dans la combinaison des pensées de Rousseau et de Kant (le but ultime de l’activité humaine n’est pas le bonheur, mais la liberté), et la tradition utilitariste, qui est un altruisme pour lequel une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre possible de personnes concernées par cette action. C’est l’utilitarisme qui fonde par exemple aujourd’hui les formes radicales de l’écologie, qui prêchent un égalitarisme absolu entre les espèces, démocratie horizontale contre l’élitisme républicain d’essence verticale. Cela tient à ce que nous confondons le droit à l’instruction, qui doit être partout défendu et amélioré, et le droit à la réussite, qui est aussi peu évident que le droit à la santé par rapport au droit aux soins. Les théories pédagogiques les plus égalitaristes, le refus par exemple de la notation, le « droit à la réussite pour tous », surfent sur l’utilitarisme, de séduction immédiate, sans insister sur le fait que l’apparent bonheur du plus grand nombre suppose la permanence des écarts de fortune et de culture existants — que l’on s’empresse en même temps de dénoncer, alors même que la pratique scolaire anti-républicaine les pérennise. La métaphore de « l’ascenseur social bloqué », qui alimente les débats en cours, sort de cette opposition fondamentale : il ne peut y avoir d’ascenseur que dans un système résolument élitiste, qui est le système républicain, non dans une démocratie égalitariste, qui gomme les différences pour mieux les perpétuer. L’école « démocratique » gère des pandas, des palombes et des baleines, l’école républicaine forme des hommes, quitte à classer leurs aptitudes.
Nous sommes à la croisée des options. Soit nous nous battons pour que revive la République, soit, sous un faux prétexte de démocratie, nous coulons les ambitions républicaines au nom d’un « droit d’expression » douteux. L’égalitarisme présent engendre dans les faits bien plus d’inégalités que jamais n’en enfanta l’idéologie scolaire la plus élitiste. Etéter les différences de capacités, c’est redonner de l’allant aux différences de naissance. Et de l’école de la République, il ne restera bientôt plus que des mots vides de sens — et plus aucun espace pour le rêve. « L’ignorance, c’est la force », clame le régime totalitaire imaginé par Orwell. Ainsi naissent les fascismes — de l’obligation de conformité, alors que la vraie culture républicaine est celle d’un anti-conformisme permanent, vivifiant, obtenu à force d’apprentissages sévères et d’efforts consentis. Le maître, après tout, ne vise-t-il pas à être détrôné par les élèves qu’il forme — non parce qu’il leur reconnaîtrait, a priori, un droit à la différence dont on ne sait trop, en l’absence de performances, ce qu’il veut dire, mais parce qu’il les élève plus haut, toujours plus haut — plus haut que lui. C’est par l’obéissance de l’élève que l’on arrive effectivement à se passer de dieux et de maîtres — non par la complaisance du maître.
C’est à ce prix que l’on pourra à nouveau accueillir les nouveaux élèves des grandes écoles, ces havres de l’élitisme républicain, avec les mêmes mots qu’utilisait jadis le directeur de l’ENS Saint-Cloud (sise dans les communs de l’ancien palais de Napoléon III), Edouard Jacoulet : « Enfants du peuple et choisis dans son élite, parmi les meilleurs, vous allez être accueillis dans les restes du palais de nos rois pour y recevoir une éducation princière. »
Jean-Paul Brighelli
PS. Je suis un peu honteux d’avoir été si long. mais parfois, il faut dire les choses…
vu sur http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2010/05/31/ecole-de-la-republique.html#more

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