Ferhat Mehenni, Président du Gouvernement Provisoire Kabyle (Anavad)

Riposte Laïque : monsieur le Président, pourriez-vous, d’abord, rappeler à nos lecteurs ce qu’est la Kabylie et qui sont les Kabyles ? Pourquoi peut-on dire qu’il s’agit d’un peuple berbère ?
Ferhat Mehenni : La Kabylie, à quelques encablures d’Alger, avec ses 200 km de côte sur la rive Sud de la Méditerranée, est une terre nord-africaine d’environ 35 000 km2. Après sa défaite face à l’armée coloniale française, en 1857 lors de la bataille d’Icherriden, elle fut intégrée à l’Algérie dont elle fait partie aujourd’hui. C’est un pays de montagnes où prend naissance l’Atlas au Nord. Niée dans son identité, elle n’est même pas admise au statut d’entité régionale administrative de l’Algérie qui, depuis 1962, œuvre à sa destruction.
Les Kabyles sont un peuple de 10 millions de personnes dont 40% vivent en dehors de la Kabylie ; 20% à Alger et 20% en France. Leur langue, le kabyle, n’est toujours pas reconnue par le pouvoir algérien. Elle fait partie de la famille des langues berbères que l’opinion prend encore à tort pour une seule et même langue. Or il ya une pluralité de langues amazighes (berbères) comme il y a une pluralité de langues latines, slaves ou germaniques.

Le pays kabyle vu du ciel (photo World Wind/Nasa)
Carte de la Kabylie : En réalité, la Kabylie est une région que l’on ne peut déterminer par des frontières car elle dépend de l’Algérie. Dans cette carte de la Kabylie, nous avons seulement délimité les régions Kabylophones.
Riposte Laïque : quels sont les rapports entre les Kabyles et le gouvernement algérien ?
Ferhat Mehenni : Les relations entre la Kabylie et le pouvoir algérien ont toujours été conflictuelles. A peine l’indépendance algérienne acquise, particulièrement grâce à un effort de guerre surhumain consenti par la Kabylie, que les Kabyles déclarent la guerre au nouveau pouvoir installé à Alger. Depuis, Ils n’ont jamais accepté le fait qu’ils soient spoliés de la liberté si chèrement arrachée au colonialisme. Depuis qu’ils ont été défaits militairement en 1964, ils sont réprimés politiquement, sabotés économiquement, surimposés fiscalement et ces 10 dernières années, livrés à l’insécurité qui se déchaîne à l’ombre d’une occupation militaire sans précédent.
Le conflit entre les deux parties marque une ligne de fracture entre la liberté et la dictature. C’est celui qui structure l’histoire du pays depuis 1962.
Certes, actualité internationale oblige, les médias occidentaux font souvent état des actes terroristes islamistes et de leurs horreurs. Il faut faire deux remarques à ce sujet : Malgré sa violence, la guerre entre le pouvoir algérien et les islamistes n’oppose pas deux projets de société mais des prétendants au leadership politique de l’islamisme. Ces derniers temps, les deux camps sont unis et conjuguent leurs efforts pour transformer la Kabylie en terrain de conquête pour leur objectif commun : Convertir les Kabyles en islamistes, par l’école la terreur et la mosquée.
Riposte Laïque : quelles sont les religions majoritairement pratiquées par les kabyles ? Les Kabyles musulmans pratiquent-ils le même islam que la plupart des musulmans du monde ou bien s’agit-il d’une variante avec intégration d’éléments traditionnels et populaires ?
Ferhat Mehenni : Les Kabyles prêtent serment en jurant « au nom de toutes les croyances ! » et sanctionnent tout blasphème contre une religion. La Kabylie a dû connaitre une pluralité de religions dont le judaïsme et le christianisme avant l’islam. C’est une terre de paix entre elles. Toutefois, il ne reste du judaïsme que des noms de villages, de lieux ou de famille. L’islam n’avait pu s’imposer qu’au prix du renoncement à nombre de ses principes coraniques. L’islam en Kabylie est domestiqué, laïcisé. Cette situation n’existe nulle part ailleurs. L’homme de religion, l’imam est limité à l’office de la prière collective, les mariages et les enterrements. Il est exclu en tant que tel de la gestion des affaires publiques.

Village kabyle
Depuis la fin des années 70, le christianisme y est de retour dans une version évangélisée. Durant les 10 dernières années, Il y aurait, selon des sources crédibles, plus de 5000 nouvelles conversions annuelles au message du Christ.
Riposte Laïque : vous avez combattu en 1963 contre le gouvernement algérien, vous avez été le premier Président du Mouvement pour la liberté de la Kabylie et vous avez formé en juin 2010 un “Gouvernement provisoire kabyle”. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous reprochez aux différents gouvernements de l’Algérie, pourquoi vous luttez et ce que vous espérez ?
Ferhat Mehenni : Les différents gouvernements qu’a connus l’Algérie depuis 1962 ont tous la même attitude vis-à-vis de la question kabyle : sa négation et sa répression. Tant qu’il ne s’agissait que de matraque, de prison ou d’humiliation, nous avions tant bien que mal supporté les affres de l’arbitraire. Depuis qu’en 2001, le régime a tiré sur nos enfants, il est de notre droit et de notre devoir de vouloir notre propre gouvernement kabyle. Nous ne l’avons mis sur pied qu’après avoir épuisé toutes les voies légales pour nous faire entendre.
Aujourd’hui, aucun retour en arrière n’est possible pour la Kabylie. Puisse son cas faire école autour d’elle en Algérie et que toutes les régions du pays demandent leur autonomie comme nous, bâtissent leur propre Exécutif en faisant un pied de nez au pouvoir établi.
Riposte Laïque : différents films reviennent sur la guerre d’Algérie et les évènements qui l’ont précédée, comme Hors-la-loi et Indigènes, que pensez-vous de cette réécriture de l’histoire ?
Ferhat Mehenni : La production cinématographique traitant de la guerre d’Algérie est une spécialité algérienne. « La bataille d’Alger », « L’opium et le bâton », « la nuit a peur du soleil », « Hassan Terro »… La France, malgré les titres que vous citez, reste encore trop frileuse sur le sujet. Le fait que ce soit un Français d’origine algérienne qui s’y est employé prive toujours la France de son propre regard sur cet épisode de son histoire.
Quant à « Indigènes », malgré quelques mots en kabyle échangés dans une séquence de ce film entre deux acteurs, Fellag et de Lounes Tazairt, il n’a pas échappé aux stéréotypes et aux notions identitaires fourre-tout. Les Kabyles sont toujours occultés, assimilés à ce qu’ils ne sont pas. Si vous prenez « le silence du fleuve » de Mehdi Lalloui, sur le massacre des Kabyles sur ordre de Maurice Papon le 17 octobre 1961 à Paris, à aucun moment, une référence à leur identité kabyle n’est évoquée. C’est pour nous une deuxième mort, un deuxième carnage, celui de la mémoire des victimes. On dirait que leur sacrifice n’est évoqué que pour mieux légitimer la répression contre la Kabylie par le régime assassin issu de l’indépendance et qui tire, sans état d’âme, sur les petits enfants kabyles.
Riposte Laïque : en 2004, votre fils a été assassiné à Paris, on n’a jamais identifié ni les commanditaires ni les assassins. Avez-vous quelques idées sur les responsables et leurs motifs ? Espérait-on vous faire peur ? A-t-on voulu faire pression sur vous ?
Ferhat Mehenni : J’ai été convoqué par le juge d’instruction en juillet dernier pour m’informer de l’échec de l’enquête à faire la lumière sur les circonstances de cet assassinat. Au lendemain de ce crime, un hebdomadaire algérien dont le directeur était un haut gradé de la Sécurité Militaire avait écrit : « Et maintenant qu’on lui a tué son fils, Ferhat Mehenni va-t-il enfin renoncer à son combat pour l’autonomie de la Kabylie ? » Le mobile fut ainsi étalé au grand jour. Pour les donneurs d’ordre de cette exécution, on agit avant tout pour punir, davantage pour châtier que pour faire peur. Ils savaient déjà que je n’étais pas homme à me laisser intimider, renoncer ou reculer devant le chantage ou la pression.
Pour moi, il est évident que c’est le pouvoir algérien dans sa globalité qui est derrière l’assassinat de mon fils. J’avais reçu des menaces auparavant. Mais pour les enquêteurs français, il n’y aurait eu aucune réponse aux requêtes formulées par le juge d’instruction sur les pistes politiques dont je lui ai fait état. L’affaire Ameziane Mehenni ressemble par beaucoup d’aspects à l’affaire Mecili, cet avocat Kabyle, opposant au régime algérien, assassiné le 7 avril 1987 à Paris. Il était le bras droit de cet autre géant de la Kabylie, Hocine Ait Ahmed.
Riposte Laïque : vous étiez chanteur en Algérie, poursuivez-vous votre carrière en France ? Quel rapport voyez-vous entre votre engagement politique et votre carrière de chanteur ?
Ferhat Mehenni : Ma chanson a toujours été un acte politique. Au temps du parti unique elle a permis de briser le mur du silence imposé par la dictature. Pour cela, j’ai été arrêté plus d’une dizaine de fois entre 1976 et 1985. J’ai été interdit de quitter le territoire algérien pendant plus de 5 ans en même temps que mon répertoire était retiré de la discographie de la radio d’Alger.
En fait, bien ficelée, une chanson vaut tous les discours politiques. Aujourd’hui, à près de 60 ans, ma carrière de chanteur est derrière moi. Je me dévoue entièrement à la présidence de l’Anavad, le Gouvernement Provisoire Kabyle, et au Mouvement pour l’Autonome de la Kabylie. Bref, à la cause kabyle.

En parallèle, je suis écrivain et essayiste. J’ai publié en 2004, « Algérie : La question kabyle » aux éditions Michalon et je publie chez le même éditeur dès le 17 novembre 2010, un nouveau livre intitulé : « Le siècle identitaire », dans lequel je remonte aux origines des malheurs des pays d’Afrique et d’Asie anciennement colonisés. Cela me permet d’annoncer, pour les chancelleries qui gagneraient à anticiper l’évolution du monde, les formidables bouleversements géopolitiques et institutionnels qui vont affecter les prochaines décennies.
Riposte Laïque : vous êtes proche des idées que nous défendons à Riposte Laïque et à Résistance républicaine, pouvez-vous nous expliquer pourquoi, à vos yeux, la défense de la laïcité est une chose essentielle dans votre programme politique ?
Ferhat Mehenni : La religion, dans notre culture ancestrale kabyle, est une affaire personnelle. « La tombe ne se partage pas » dit-on en Kabylie et chacun, en ce qui concerne les préceptes religieux, n’a de compte à rendre qu’à Dieu en personne. C’est l’une des formes de notre laïcité. Si nous sommes solidaires du combat laïque français, c’est parce non seulement, il est le nôtre depuis toujours, mais aussi parce que nous avons connu les dérives de l’intolérance religieuse en Algérie.
Nous avons vécu, jour après jour, la montée de l’intégrisme musulman. Nous voyons se déployer le même processus en France où l’on commence à arrêter la circulation pour des prières du vendredi dans la rue. Les accoutrements, la barbe ou le voile sont plus que des signes de prosélytisme, destinés à provoquer, à choquer. Ce sont des signes de ralliement entre partisans d’une doctrine cherchant à conforter leur présence dans leur nouvel environnement en les banalisant. Le premier stade est de les institutionnaliser, d’en faire des normes sociales et comportementales avant de leur donner les moyens de contrainte à même de les imposer à toute la société.
Si nous aidons par nos modestes moyens le combat laïque et républicain en France, c’est aussi pour protéger la Kabylie et le peuple kabyle des mêmes menaces auxquelles ils font face seuls de l’autre côté de la Méditerranée. Les Français d’origine kabyles et les Kabyles vivant en France regardent effarés, le travail de sape de l’islamisme pour déliter la France de ses valeurs forgées par les idées des Lumières.
La France consciente de ce danger a tout intérêt à soutenir la cause kabyle et son Gouvernement provisoire. Notre combat n’est pas mineur, il est universel. Il serait malheureux de se méprendre sur nos objectifs et leur portée. Ils sont au cœur du devenir collectif français. Pour nous, la France et la Kabylie ont de ce point de vue un même combat à mener : défendre les valeurs universelles auxquelles des pouvoirs voyous, à l’image de celui qui sévit contre les Kabyles, s’attaquent en rangs serrés, depuis l’offensive de « Durban II ».
Propos recueillis par Christine Tasin

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