Pourquoi j'ai aimé "Touche pas au plomb", d'Isabelle Repiton et Pierre Cassen

C’est un exercice sacrément difficile que de faire la critique de livres écrits par des amis ou des collègues. Va-t-on sortir la brosse à reluire pour faire plaisir au susdit ? Va-t-on se livrer à un exercice de langue de bois tel que personne ne parvienne à connaître le fond de notre pensée ? Va-t-on régler des comptes et dire enfin ce qu’on n’ose pas dire en face ? Va-t-on faire de la peine à des gens qu’on apprécie par ailleurs ? Tout est possible, tout est difficile.
J’ai résolu le problème : dans ce cas de figure, soit je refuse de faire le papier en disant gentiment que je n’ai pas trop aimé, soit je le fais si le livre m’a parlé, si je me suis régalée en le lisant.
Or, c’est le cas pour Touche pas au plomb, l’ouvrage d’Isabelle Repiton et Pierre Cassen. Ça se lit d’une traite et ça laisse un arrière-goût de paradis perdu, un peu comme la découverte de trésors oubliés de l’enfance dans une malle au grenier.

Quel rapport, me direz-vous, entre la vie des ouvriers du Livre et des souvenirs d’enfance ? Tout. Cet ouvrage nous parle d’une époque disparue où l’on pouvait être heureux de travailler, où l’on formait avec ses collègues une grande famille : on bossait dur, certes, mais on riait, on chantait, on banquetait, on vivait ensemble, dans les engueulades comme dans les réussites ; on savait qu’on pouvait compter les uns sur les autres, quoi qu’il arrive dans la vie professionnelle et la vie privée. On sort de ce livre avec l’impression d’avoir été plongé dans un océan, régénérant, de tendresse. Ça fait du bien, on oublie les luttes intestines, on oublie les oppressions et les petitesses de certains chefs de service, de certains collègues, et, surtout, on se rend compte que c’était possible, donc que ça devrait encore l’être !
Deux passages, dans le témoignage de Pierre Cassen, m’ont particulièrement interpellée, ceux qui concernent les deux femmes typographes, qui, sous prétexte qu’elles étaient mères (et même chefs) de famille, avaient essayé de refuser les horaires habituels de travail. En 2008, nous avons tellement pris l’habitude de la compréhension, de la compassion, de l’intérêt de l’individu, que, à priori, leur demande paraît normale. Patatras, la réponse donnée : ” ta vie personnelle, on n’a pas à la connaître, tu te débrouilles” nous secoue.
Jamais une phrase n’a si bien résumé ce que signifie “être républicain” et pourtant c’est évident : l’égalité homme-femme ? C’est cela ; l’égalité entre les ouvriers ? C’est cela. Et si vous y ajoutez le souci que tous les salaires, dans chaque imprimerie, soient les mêmes, pour les débutants comme pour celui qui va partir en retraite, si vous y ajoutez le souci, systématique, lors des luttes syndicales, à la fois de préserver les salariés en négociant toute charge de travail supplémentaire et de ne pas nuire à l’entreprise, vous aurez compris que l’on nous parle d’un monde presque utopique, mais savoureux. Les typographes étaient d’authentiques républicains, même si la plupart d’entre eux ne le savaient pas, qui avaient réussi à créer, selon le fameux mot de Murdoch, un “îlot socialiste” dans une entreprise capitaliste.
D’ailleurs, l’émotion vient aussi de ce qui nous est donné à voir : la disparition progressive de l’ambiance, du plaisir d’aller travailler, les horaires stricts et les temps de présence imposés qui, peu à peu, remplacent le “travail à la tâche” (ou, plus explicite dans le jargon du métier, le “fini-parti”), les règles, règlements et interdits qui remplacent la prise d’initiatives personnelles, bref, tout ce qui, peu à peu, dans le monde du travail, en 2008, lasse, stresse, pousse par compensation vers une société de loisir ou de divertissement, pour oublier que là où l’on passe les plus belles heures et années de sa vie, on les gâche.
Alors un livre salvateur, fait pour nous faire rire, nous émouvoir mais aussi, peut-être, nous encourager à lutter contre un monde qui oublie que l’humain est et devrait être le but et le moteur de toute activité.
Christine Tasin
http://christinetasin.over-blog.fr
Lire également une critique de Jean-François Chalot, sur le site de l’Ufal 77
http://ufal77.over-blog.com/
Et une interview de Pierre Cassen sur le site Medias Libres
http://www.mediaslibres.com/tribune/index.php/2008/05/19/565-pierre-cassen-touche-pas-au-plomb

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