Réminiscences d'un Mai qui passe pour joli…

C’est une idée pernicieuse que celle qui consiste à demander à un témoin de ce moment d’agitation estudiantine et ouvrière, syndicale et politique, anarchique et contrôlée, de dire, quarante années après, ce qu’il en a retenu et ce qu’il en a retiré…Pernicieuse car chacun sait que le temps qui passe efface les évènements et les pensées, rend la mémoire sélective et exaspère la mémoire affective qui impose ses choix. Pernicieuse aussi parce que toute écriture est re-création et toute écriture de soi se penchant sur ce qu’on a vécu et ce qu’on a été est une re-présentation (au sens théâtral du terme) à partir de ce qu’on est aujourd’hui, de ce qu’on sait, de ce dont on s’est nourri depuis…
Mais pourquoi ne pas relever la gageure tout en ayant à l’esprit les restrictions qui s’imposent ?
Au moment où débutent les mouvements étudiants, j’ai 25 ans d’âge, je prépare mon diplôme à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Montpellier, mais, depuis ma propédeutique, je suis étudiant-salarié, surveillant d’externat à 34 heures par semaine au Lycée Technique Joliot -Curie de Sète …C’est dire que je ne suis allé en faculté que de temps à autre, travaillant seul la plupart du temps à partir de « polycops » ou d’ouvrages divers. D’autant que, ayant adhéré au Parti Communiste fin 1962, après la grande lutte « pour la paix en Algérie » qui m’a vu faire mes premiers pas en politique, je fus rapidement élu par mes camarades secrétaire de la section de Frontignan qui « sévissait » sur les 15000 habitants intra-muros et les 7 communes alentours formant le canton administratif.
C’est à ce titre, d’ailleurs, et sur ce théâtre d’usines (raffinerie de pétrole, cimenterie, usines d’engrais chimiques) et d’agriculture ( Ah, le muscat de Frontignan !) que je vécus ce « joli mois de mai » dont on nous vante l’impact révolutionnaire aujourd’hui et qui n’est, à mon sens, qu’un brouet d’illusions dont la dissipation a montré le triomphe du libéralisme économique dont l’insinuation dans tous les pores de la société a transformé le citoyen en simple consommateur isolé et les valeurs essentielles en marchés porteurs, tout en élevant le laxisme généralisé au rang de comportement libérateur.
Encore un mot personnel, il est d’importance : deux ans auparavant, j’avais épousé en justes noces civiles une ( forcément charmante) jeune fille fraîchement sortie de l’Ecole Normale d’Institutrices de Montpellier dont la présence agissante à mes côtés dans ces jours printaniers fut un encouragement permanent et un plaisir renouvelé qui se poursuit encore aujourd’hui ( je sais, ça fait dinosaurien…) . Pour elle comme pour moi, la promotion sociale par l’école avait bien fonctionné (mais nous y avions mis « du nôtre ») tant il est faible de dire que nous « venions de milieux modestes »…
Il me vient à l’esprit de cette époque éloignée, par bouffées incontrôlées mais souvent plaisantes, des images partielles et dans un ordre aléatoire… Comme tous ces matins, durant de longues semaines, passés à prendre la parole devant les entreprises pour inciter chacun à faire grève et pour organiser les piquets nécessaires. Et souventes fois, il fallait revenir aux changements de postes : tout le monde « n’était pas dans l’action », les tensions étaient vives , il fallait calmer les esprits et expliquer, expliquer …Comme toutes ces soirées où se réunissait « le bureau de section » du PCF qui organisait les prises de parole, planifiait les manifestations locales, préparait et tirait les tracts que les militants distribuaient ensuite : faut-il dire ici que les responsables CGT des entreprises locales étaient de ce bureau ? …Comme toutes ces journées passées « au porte à porte » dans la ville et les villages pour distribuer, dialoguer, rassembler.

D’autres moments, plus anecdotiques, méritent cependant d’être évoqués…Ainsi le jour où , alors que nous allions tenir « un grand meeting » sur la place de la mairie, trois étudiants « gauchistes » venus de Montpellier ( PSU et tendance Krivine bon teint) prétendirent intervenir pour appeler au combat commun et solidaire « étudiants-ouvriers ».
Je revois encore le doigt autoritaire que le responsable CGT du secteur pointa sur le discours qu’ils avaient préparé et que nous étions en train de contrôler dans un bureau discret de la Bourse du Travail tout en jetant, d’un voix on ne peut plus ferme, : « ça, camarade, tu ne le dis pas » …et le camarade en question biffa aussitôt tout un paragraphe qu’il avait préparé (Je crois aussi que les éclats de voix de la cinquantaine de militants qui préparaient des banderoles à côté comptèrent dans sa décision) …
Une autre fois, le bruit courut que des chars d’assaut faisaient route vers Montpellier ( c’était, je crois, au moment où De Gaulle fit mine de disparaître) : aussitôt des « guetteurs » furent expédiés sur toutes les routes et les militants furent rassemblés dans les locaux de la Bourse du travail…Cela se révéla être une rumeur , comme il y en eut beaucoup en ces moments troublés…
Le plus original fut le travail de collecte et de distribution de vivres et d’essence quand tout vint à manquer du fait des blocages d’usines et de l’absence des moyens de transport. Avec la CGT –pétrole, nous eûmes accès à la raffinerie locale, le dépannage fut aisé…Et avec les « camarades paysans » de la région, nous pûmes assurer le charroi de montagnes de pommes de terre, qui furent stockés dans les salles de réunions de la Bourse avant d’être réparties à tous ( du moins, je le crois) les grévistes du secteur…
En fait, mon action fur celle d’un responsable local et régional du PCF , je n’allais à Montpellier que pour manifester à la tête de ma délégation lors des grandes manifestations, je n’allais au Lycée Joliot-Curie ( en grève totale, bien sûr) que le jour des « sardinades » sur la plage de la Corniche( le lycée la jouxte parfaitement…) où , après quelques parties de pétanque, on levait de nombreux verres à la chute du général mais aussi à l’ami Georges dont nous honorions les œuvres …(Il est dommage que les autorités n’aient pas accédé à sa supplique pour être enterré sur la plage de Sète…On l’a mis à « Ramassis », le cimetière des pauvres.). Cet aspect festif des évènements ne doit pas être négligé.
Puis il y eut les accords de Grenelle ( le 25 mai) apportant de réelles avancées salariales et dans les conditions de travail aussi bien au niveau global qu’à celui des « branches » d’entreprises. Le travail commença à reprendre « à la base », mais, nationalement, le mouvement bascula vers l’insurrection politique avec le « meeting de Charléty » dont nous, communistes, dénonçâmes partout les orientations « gauchistes » et les manipulations politiciennes.
En fait, le PCF (alors à 20 -22 %) ne tenait nullement à « aller au pouvoir » : Jacques Duclos nous l’expliqua précisément lors de sa venue, début juillet 1968, à la fête départementale du PC …comme il nous affirma ( toujours entre « responsables ») « que nous ne couperions pas à une intervention soviétique en Tchécoslovaquie » ! L’opération « Charlety » fit long feu …De Gaulle reprit la main en dissolvant l’Assemblée Nationale et en imposant des législatives dans la foulée…Les premiers jours de juin, tout était fini…
Et la victoire bascula dans le camp du Général…Dans le canton où j’étais responsable, dans la circonscription afférente, le PCF perdit 6 % et le siège de député qu’il détenait. Ce fut un coup de massue …Je crois que ce soir là, il y eut en moi comme un doute sur l’infaillibilité de la parole du Parti et sur l’efficience de son action. Et même si, dans la semaine qui suivit, je fus élu au Comité Fédéral de l’Hérault ( avec un certain Gayssot, apparatchik fidèle et récompensé), l’intervention « en Tchéco » – contre laquelle je m’élevais officiellement- accentua ce malaise encore imperceptible… qui prit une consistance certaine au moment de l’acceptation, par Georges Marchais, de la « normalisation » praguoise , de la rupture du « programme commun », de l’échec des efforts de rénovation du Parti après les législatives perdues de 1978, de l’approbation franche et massive de l’invasion soviétique de l’Afghanistan…Mais tout ça, c’est une autre histoire (Histoire ?)
En fait, je ne pense pas devoir plus que cela à Mai 68 : ces moments intenses d’une vie antérieure m’ont moins marqué que mes premières armes dans les manifestations contre la guerre d’Algérie, mais, surtout, que mes deux mandats électoraux qui m’ont apporté bien plus et sur la connaissance du monde, et sur le mode d’organisation des sociétés, et sur le politique ,et sur le fonctionnement d’un « pays », et sur les idéologies, et sur les Hommes eux-mêmes. Je crois sincèrement que l’approche que j’ai de la notion de laïcité doit plus à cette expérience qu’à ma vie de militant « pur et dur » du PCF où, il faut le dire, à part de crier tout le temps « des moyens pour l’école laïque », il n’y avait aucun effort d’analyse du mode d’organisation et de fonctionnement laïque de la société. Il est vrai la mère patrie du communisme n’était pas, en cela, un exemple…
Ces mois d’avril, mai, juin 1968 restent un souvenir agréable, un espace de fraternité humaine, un moment de jeunesse épanouie…C’est déjà beaucoup.
Robert Albarèdes
www.laic.fr

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