Tolérance ou irresponsabilité ?

« La tolérance sans bornes devient carrément un délit quand elle est pratiquée vis à vis de l’intolérance ». Arthur Schnitzler.

Cela devait arriver. L’affaire Truchelut a créé dans la mouvance laïque une scission. Deux camps se sont formés, dans la tradition des guerres fratricides. Au lieu d’unir les efforts contre le véritable adversaire, on s’use en guéguerre interne. Pour aller vite, à ma gauche, le camp de ceux qui du haut de l’Olympe des concepts, donnent des leçons : il faut respecter urbi et orbi la liberté d’opinion, et garder le regard fixé sur le cap de bonne Tolérance.

Pour être précise, je me réfère ici à des textes parus dans Respublica, sous la plume de trois « philosophes », qui en d’autres temps, partageaient notre critique du voile, qui, rappelons le, n’est pas un signe religieux, mais le porte drapeau d’une idéologie extrémiste. Forts de leur omniscience confortable, ils lancent un avertissement solennel aux autres, le camp des « ultralaïcistes » ou « intégristes de la laïcité », qui cèdent justement à une « aversion » qui les fait divaguer hors du droit chemin des Principes. Que d’abus de langage chez de si sages gens !

Au delà de ces anathèmes qui relèvent du jardin d’enfant, la question sérieuse est : qu ‘exprime cette scission ? Elle révèle un désaccord de fond sur l’interprétation et la validité des Principes. On peut se faire plaisir en les claironnant haut et fort. Mais quid de leur efficience ? Le fait est là, têtu : un principe tourne à la momie desséchée, quand il cesse de garder une relation avec la réalité. Or celle-ci n’est pas une et indivisible. Un principe vivant se doit de se colleter à la réalité, pour mieux la bousculer. Si, nous les féministes avions observé strictement la neutralité du principe des droits de l’Homme, censé représenter tous les individus, nous n’aurions jamais osé revendiquer la parité, qui a démonté l’hypocrisie de ce principe. Nous avons pointé du doigt ses incohérences : dans les assemblées du peuple, le grand Homme était incarné par des hommes. La parité se propose d’inclure dans l’Homme, l’ombre évacuée : la femme.

On ne peut donc pratiquer une observance stricte de la tolérance – principe invoqué en l’occurrence pour ne pas limiter le port du voile – quelle que soit la situation. Non, tout ne se vaut pas. En affirmant que « réclamer l’interdiction du voile dans la société civile c’est s’engager dans une logique analogue à celle des intégristes religieux qui réclament l’interdiction du blasphème et des caricatures », on commet une erreur de jugement, qui emprunte à cette « émotion » dont nos « sages » nous conseillent de nous garder. On ne peut comparer l’incomparable.

L’interdit est à la base des idéologies intégristes, qui se fondent sur des croyances uniques qu’on ne peut contester. A l’inverse, la laïcité se réclame de la liberté de conscience, dans la limite du respect de chacun/e. Liberté et respect de l’autre sont indissociables, tant il est vrai qu’une liberté sans limites conduit à la loi du plus fort ou du plus retors. Voilà pourquoi nous ne réclamons pas l’interdit du voile mais des limites à sa circulation dans l’espace public et à l’université, car il heurte profondément les convictions des citoyen/ne/s attaché/es à la laïcité et à l’égalité des sexes.

Cette recherche d’équivalence conduit à un refus de s’interroger, à partir d’une donnée inédite, sur la conduite à tenir, et mène à un immobilisme intellectuel lourd de conséquences. Face à ce père qui a tué sa fille, il y a un mois, au Canada, parce qu’elle ne voulait plus porter le hidjab, faut-il être tolérant ? Nos idéologues ont-ils imaginé le sort de milliers de femmes obligées d’arborer le voile et pour qui notre action est un encouragement ?

Pendant qu’ils ressassent leurs certitudes écornées, des êtres souffrent et meurent. Ils font le jeu de ceux qui n’ont pas d’état d’ âme quant à leurs dogmes, et qui se servent de nos principes pour faire avancer leur cause. Le voile est le signe d’un système de pensée et de relations bâti sur l’intolérance. Intolérance face à une catégorie de la population, stigmatisée et reléguée. Répétons le encore : le voile n’est pas un signe religieux, c’est malhonnêteté que de le croire, mais le symbole d’une organisation politique, dont le principe est régi par l’exclusion de l’autre, et le souci de lui imposer sa loi ou religion.

Alors, peut-on continuer à évoquer une tolérance de salon, quand derrière le voile, le plus souvent subi et non choisi, on sait qu’avance, masquée, une volonté d’imposer sa loi ? L’histoire a déjà abondamment prouvé que face à la barbarie, le « tendu de joue gauche » est perdant. C’est à inventer des parades opportunes que nos énergies doivent s’investir. Pas à se draper dans le confort d’une bienpensance irresponsable.

Anne Zelensky

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