Il y a un demi-siècle, les réalisateurs, quand ils étaient « engagés », c’est-à-dire « d’extrême-gauche » et fidèles de l’Eglise marxiste-léniniste, montraient dans leurs films des ouvriers participant à de longues et dures grèves, soit pour obtenir des augmentations de salaire ou des primes, soit pour bénéficier de meilleures conditions de travail (pause-déjeuner, vestiaires, douches, cantine, etc.) ou d’une semaine supplémentaire de congés payés, etc., soit pour lutter contre les nervis du patronat, soit pour être enfin représentés dans les conseils d’administration et contribuer aux décisions stratégiques de l’entreprise. Cela, c’était il y a un demi-siècle. C’était dans l’Europe d’avant. Aujourd’hui, la classe ouvrière s’est effacée : les grèves, les revendications, les espoirs de vie meilleure ont disparu, mais ces disparitions n’ont pas fait disparaitre les cinéastes d’extrême-gauche confits en dévotion marxiste-léniniste, ceux-là mêmes qui ont pour fonds de commerce le prolétariat, les ouvriers, le travail. Les frères Dardenne illustrent parfaitement ce retournement de l’Histoire.
Dans leur dernier film, Deux jours, une nuit (présenté dans la sélection officielle du festival de Cannes 2014, un des favoris des médias, mais absent au palmarès), ils restent fidèles au catéchisme et montrent des ouvriers, surtout une ouvrière et des ouvriers, tous des « prolos », 17 exactement, plus leurs conjoints, les enfants, les voisins, habitant dans un quartier prolo de Wallonie (sans doute la banlieue de Liège). Ces ouvriers travaillent dans une petite usine où ils fabriquent, semble-t-il, des panneaux de particules, mais on ne les voit pas travailler. Ce qui les met en émoi, c’est un vote et la campagne « électorale » du week-end, le vote ayant lieu le lundi matin, à la « reprise » du travail. Ils ont le choix entre une prime de 1000 euros ou le maintien à son poste d’une ouvrière dépressive qui est, pour quelque temps encore, en arrêt « longue maladie ». Autrement dit, ou bien l’ouvrière est licenciée et les seize autres ouvriers touchent une prime ; ou bien, elle reprend son poste et la prime s’envole. Ces ouvriers de Wallonie (aucun ne parle avec l’accent « belge » des prolos de Wallonie) ne sont jamais montrés en train de travailler, sans doute parce que le travail est en voie de disparition. Leur seule ambition est une prime. Aux oubliettes la conscience de classe, la solidarité, la lutte. La réalité montrée en gros plan, c’est la dépression, les larmes, les pilules avalées.
Le véritable sujet du film est la disparition des travailleurs. Mais les frères Dardenne n’en ont pas conscience. Dans les formes, ils restent fidèles à l’esthétique réaliste socialiste : plans rapprochés, longs plans fixes, au plus près des gens et des choses (sonnettes à l’entrée des immeubles, portes qui restent fermées, nourriture industrielle, étals de l’épicier arabe, bouteilles d’eau minérale en plastique, escalier d’une maison, etc.), mêmes gestes répétés à satiété (avaler une pilule et un verre d’eau, boire au goulot, couper la pizza en quatre parts, sonner aux portes, téléphoner, répondre au téléphone, etc.). Il n’y a pas d’effets de caméra, pas de caméra lyrique qui tournoie dans l’espace, pas d’éclairage « artiste », mais de la rigueur et de l’austérité, lesquelles, dans l’esprit des réalisateurs, sont en adéquation avec le sujet, mais dans le seul esprit des réalisateurs, car ce film n’est juste ou éloquent que dans la mesure où ce qui apparaît à l’écran (la disparition de la classe ouvrière et du travail), c’est ce que les frères Dardenne refusent de montrer. Pour tout le reste, le film est faux, en particulier dans la représentation des corps. Il est une actrice qui est à l’écran, du début à la fin : Mlle Cotillard, qui joue le personnage de Sandra, l’ouvrière dépressive qui est licenciée « démocratiquement », par « ses camarades ». Dans le monde réel, la différence de classe s’inscrit dans les corps. Deux ou trois acteurs ont des têtes de prolos et une démarche en accord avec leur classe sociale. Pas Mlle Cotillard. Certes elle porte du début à la fin les mêmes jeans (un peu délavés, mais « mode »), un débardeur rose ou un chemisier rouge, des bottines… Mais elle n’a pas la démarche d’une prolo. Celle qui marche dans les rues est une habituée des salles de gym qui mange « sain » : pas de nourriture industrielle grasse et lourde. Elle a le corps souple d’une bobo riche – c’est-à-dire l’exact contraire de la malheureuse mère de famille malade qui est près de perdre son emploi et qui, dans le film, mange des pizzas industrielles ou de la nourriture de restaurants populaires.
La vérité de ce film est dans ce qu’il dit sans jamais le montrer ou dans ce qu’il montre sans jamais le dire, comme si la vérité devait être cachée – ce qui est fort de café pour des cinéastes communisants qui ont la religion de la Pravda. La première de ces vérités est dite, mais très vite, dans un murmure, par le patron de la PME : la concurrence des fabricants asiatiques et du monde entier. Dans la globalisation des échanges, mise en place, à partir de 1983, par les socialos et affidés Delors, Lamy, Trichet, Camdessus, Naouri, Strauss-Kahn, Chavranski, Lagayette, Hollande, etc. dans le cadre du « consensus de Paris » (cf. de Rawi Abdelal, Capital Rules : the Construction of Global Finance, Harvard University Press, 2009), les plus faibles sont condamnés à disparaître, les plus forts à prospérer (c’est la loi de la « sélection naturelle » étendue aux sociétés), les plus faibles étant les entreprises de la vieille Europe et les ouvriers qu’elles emploient. Mais, à peine dite, cette vérité est oubliée ou elle est transformée en « fatalité » (« ce n’est pas de ma faute », « je n’ai pas voulu ça », phrases sans cesse répétées) comme dans la tragédie grecque.
La seconde vérité est montrée, mais elle n’est jamais dite : il n’y a pas une seule phrase dans les dialogues qui mette des mots sur cette chose, à savoir la présence, parmi les seize ouvriers, qui vont conserver leur emploi de Kader, Seymour, Hicham (certains ont même un deuxième emploi), et d’un jeune stagiaire, Alphonse, Congolais ou d’origine congolaise. La victime est Sandra, la prolo et mère de famille belge. Elle est sacrifiée, non pas sur l’autel des primes, comme le font accroire les frères Dardenne, qui pensent trop bien pour faire un film insolent, dérangeant, anticonformiste, mais sur les autels du « multiculturalisme » et de la « diversité ». Le médecin qui soigne Sandra aux urgences se nomme Aïssa ; elle achète son eau minérale chez un épicier arabe. Les frères Dardenne montrent sans jamais les dire les raisons pour lesquelles une Belge « de souche » est licenciée : la présence massive d’étrangers qui condamne au chômage une malheureuse mère de famille, mariée à un prolo belge.
Jadis, l’esthétique réaliste était au service de l’émancipation des travailleurs. Aujourd’hui, les cinéastes qui se disent ou se croient « engagés » (mais auprès de qui s’engagent-ils ?) mettent l’esthétique « réaliste » au service de l’asservissement des travailleurs. Ils sont persuadés qu’ils émancipent les travailleurs, ils ne font que chanter la disparition de leur peuple.
Etienne Dolet