Le tueur norvégien, un djihadiste anti-djihadiste (troisième partie)

(Pour ceux qui ne les auraient pas lues : première partie, deuxième partie)
Je tiens à signaler la publication de deux articles de Jean-François Mayer, historien des religions, spécialiste des sectes et du terrorisme, qui rendent compte d’une manière complète, honnête et claire du contenu du « manifeste-légende » d’ABB.
Attentats en Norvége : idéologie et motivations du terroriste
Terrorisme en Norvège : la religion d’Anders Breivik
            Ces articles m’épargnent la fastidieuse tâche de traiter nombre de points que soulèvent l’écrit d’ABB. Je les considère comme parfaitement fidèles à ce que j’ai moi-même pensé à la lecture de ce scénario de SF. Que ceux qui ne lisent pas l’anglais se rassurent, ils ne ratent rien : il n’y a rien à apprendre de cet opus ni sur l’islam, ni sur la situation de l’Europe actuelle. ABB dit d’ailleurs lui-même que la moitié de ces 1500 pages est copiée et adaptée de différents livres ou sites internet. Tout ce qu’il y a d’original, c’est ce qu’il y a de dérangé, à savoir sa mythologie néo-templière. Mais cela ne peut intéresser qu’un scénariste de jeux vidéo, et encore, c’est assez limité. Maurice Dantec a déjà exploré avec plus de talent ce futur possible, et montré par son succès d’écrivain qu’il n’était nullement besoin d’assassiner des gens pour faire passer un message apocalyptique. Mais quand on n’a pas de talent artistique pour exprimer ses hantises, on barbouille sa piteuse légende avec le sang des autres, comme un certain peintre raté de sinistre mémoire.
Dans ce papier, je vais me consacrer à montrer dans le détail, citations à l’appui, en quoi ce dérangé a copié les jihadistes, pour le pire. Son délire est mimétique de celui des fous d’Allah, tout d’abord parce qu’il prend appui sur le même fantasme pris pour une réalité : la Oummah, « la communauté musulmane internationale », est considérée comme une réalité, alors que celle-ci ne l’est pas et ne l’a jamais été. L’état d’esprit obsidional d’ABB s’enracine dans cette méprise, qui oblitère toute la réalité des divisions intra-musulmanes, passées et présentes. Il voit un bloc d’un milliard de personnes prêtes à envahir ses fjords, criant « Allah Akbar », alors que cette image n’est qu’un effet de la propagande des jihadistes eux-mêmes, qui aimeraient bien que cela soit ainsi, et qui l’utilisent pour intimider ceux qui ont la faiblesse de les croire. Les 700 pages qu’il consacre à l’islam ne rendent pas compte des fissures qui morcellent le « monde musulman », dont on peut aisément constater l’existence, ne serait-ce qu’en étudiant les empoignades des différents communautés musulmanes sur le sol français, notamment quand il est question de contrôler les mosquées.
Pour quelqu’un qui pose au grand stratège, cela commence plutôt mal. Il a beau citer la fameuse phrase de Sun Tzu (p.726), il ne connaît pas beaucoup ses ennemis. Il prend pour argent comptant ce qu’ils disent d’eux-mêmes, c’est-à-dire qu’il succombe à leur première mystification à visée stratégique. S’il avait lu ce Marx qu’il abhorre tant, il aurait appris qu’« On ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production. » (1)
            Le délire paranoïaque démarre avec cette exagération de la puissance de l’ennemi, qui est le produit de la propagande ennemie elle-même. ABB y répond par la recherche d’un refuge dans les bras d’une puissance symétrique. Or il ne trouve dans l’Europe actuelle rien de réel qui ressemblerait au bloc musulman qu’il croit réel, et pour cause, puisque celui-ci n’est qu’un leurre. Le refuge réel qu’il cherche est forcément introuvable, car rien de réel ne peut contrebalancer une peur inspirée par une Oumma fantasmée.  La réalité ne peut rien contre la fiction. Aussi se sent-il désespéré, comme il le confesse : « j’ai l’impression d’être une personne piégée à bord d’un vaisseau spatial en feu avec aucun endroit où aller. » (p.1419)
On peut comprendre son désespoir, car un feu imaginaire ne peut être éteint par aucune eau réelle. C’est pourquoi ABB se lance dans l’élaboration d’un feu imaginaire autochtone, pour contrer ce feu jihadiste, qui est lui-même une réaction fantasmatique de certains musulmans aux problèmes réels de leurs pays, interprétés comme une agression « des croisés et des juifs », entités dépourvues de toute réalité. ABB répond d’une manière fantasmatique à un fantasme, et, posant au néo-croisé, il cherche en quelque sorte à donner une réalité au fantasme de l’autre, pour que celui-ci lui donne à son tour la consistance dont il rêve.
Le plus incroyable, c’est qu’il l’écrit lui-même : « Que ce soit clair. La Oumma islamique européenne est notre plus puissante arme dans notre lutte contre le pouvoir établi. Notre objectif dans la Phase 1 et 2 (de son scénario rêvé, n.d.a.) sera de manipuler cette force en contribuant à radicaliser les musulmans. Ceci peut être achevé en les provoquant et en les incitant à choisir la voie du Jihad prématurément. La manière la plus efficace d’énerver les musulmans est de frapper leurs possessions les plus chères : leurs femmes. A travers des attaques mortelles et précises choisies stratégiquement (escarmouches) nous les inciterons à déclencher des révoltes violentes et de s’engager prématurément dans différentes formes d’activités jihadiques. Les médias n’auront pas d’autre choix que de couvrir ces révoltes, et ainsi, ils contribueront à radicaliser encore plus d’Européens. Cette spirale polarisera les sociétés et de plus en plus d’Européens connaîtront le vrai visage de l’islam et du multiculturalisme. Les réactions musulmanes et européennes monteront ensuite aux extrêmes (par catalyse réciproque) du fait que de plus en plus de personnes vont rejoindre à la fois les mouvements conservateurs culturels et les mouvements jihadistes. L’avenir des mouvements conservateurs est directement lié au développement des mouvements jihadistes et/ou de l’influence de l’islam dans les sociétés occidentales. C’est une relation symbiotique. (…) Attaquer des groupes de femmes est la seule approche pragmatique car ainsi beaucoup d’hommes, leurs maris, leurs fils, leurs frères et leurs oncles jureront de se venger et conséquemment rejoindront des réseaux jihadistes. » (p.931)
ABB écrit comme s’il avait lu René Girard, et comme s’il appliquait ses analyses de la violence, mais dans un sens totalement opposé, puisque consciemment apocalyptique. (2) On remarquera que son raisonnement est parfaitement mimétique : il veut pousser les musulmans à se radicaliser de la même manière que ce qu’il en a perçu l’a radicalisé. Il attribue 500 000 viols d’Européennes « de souche » aux musulmans établis en Europe (p.847), et au nom de ces victimes, il appelle les Européens à devenir comme leurs bourreaux, en s’en prenant symétriquement aux femmes musulmanes, qu’il ne conçoit guère comme des êtres humains. Il ne s’agirait même pas de simplement les violer, mais carrément de les assassiner, pour déclencher l’ire du mâle musulman, et lui fournir ainsi le combustible pour accélérer sa jihadisation latente. Cela est ignoble, et doublement ignoble de se donner pour un « chevalier » tout en prêchant cette ignominie. Cette stratégie « symbiotique » entre jihadistes et néo-templiers à la sauce Breivik  ne saurait avoir d’autre issue que l’instauration du chaos sur tout le continent européen. Mais n’anticipons pas.
Sans refuge mental à la hauteur du danger, ABB cherche les responsables. L’Europe rêvée, qui aurait dû être là pour le protéger contre l’Oumma imaginaire, a bien dû être détruite par quelqu’un : ce sont ceux qu’il appelle les « Marxistes culturels/multiculturalistes » qui ont détruit l’abri psychique qu’il cherche désespérément. A cette étape, il raisonne aussi comme les jihadistes, car ceux-ci considèrent que l’Oumma a été corrompue par les « traîtres occidentalistes », qui sont d’ailleurs à peu près les mêmes que les « multiculturalistes » d’ABB : les féministes, les socialistes, les athées, les marxistes, qui ont été réellement assassinés, persécutés ou marginalisés dans tous les pays réislamisés. Ce dont ABB rêve pour l’Europe, l’épuration des « multiculturalistes », les jihadistes l’ont fait grandement dans les pays musulmans.
A partir de ce stade, comme il croit avoir avalé « la pilule rouge » et voir enfin « le désert du réel » (Matrix), tous ceux qui ne voient pas ce qu’il voit sont pour lui autant d’ « agents Smith » dont l’objectif serait de replonger les Européens dans un songe désarmant. Il se sent en guerre, il pense que la loi a été abolie (c’est le sens de sa déclaration « responsable, mais pas coupable »), parce qu’il considère que l’Etat a failli à son rôle de protection des Européens. Cette attitude est aussi le pendant exact de l’attitude de jihadistes qui massacrent leurs co-religionnaires musulmans. Un Ben Laden, les membres du FIS en Algérie, les terroristes égyptiens du Djamaa Islamiya qui ont mitraillé les touristes en novembre 1997 à Louxor, tous ces groupuscules considèrent que les Etats musulmans actuels se sont compromis avec les Occidentaux, qu’ils trahissent l’islam (même l’Arabie Saoudite !), et qu’ils laissent les musulmans se faire massacrer par les « judéo-croisés ».
Pour les jihadistes comme pour Breivik, les Etats actuels ne sont pas légitimes. Ils massacrent de concert non pas en ignorant le caractère meurtrier de leurs gestes (ABB se reconnaît « responsable »), mais en les inscrivant dans le nouveau cadre légitimant de la violence, d’un combat guerrier pour les « vrais Européens » d’un côté, et pour les « vrais musulmans » de l’autre (c’est pourquoi il se dit « non coupable »). Ceux-ci ne sont rien d’autre que des fantasmes du même acabit que l’Oumma et l’Europe néo-templière, ou comme feus « la race aryenne » du nazisme et « le prolétariat » du stalinisme. Des sources de légitimité fantasmatique pour des crimes bien réels, contre des musulmans, des Norvégiens, des Allemands (j’y inclus les juifs allemands), et des ouvriers russes bien réels.
 
 
 (Dans le prochain article, je vais continuer de montrer la gémellité explicite entre ABB et les jihadistes.)
 
Radu Stoenescu
 
(1)                             Karl Marx, Avant-Propos à la Contribution à la critique de l’économie politique, 1859, édition La Pléïade, Karl Marx Oeuvres, Economie I.
(2)                             Voir René Girard, Achever Clausewitz, Ed. Carnets Nord, Paris, 2007. Les termes « spirale » et « montée aux extrêmes » sont typiquement girardiens. Voir aussi La spirale mimétique, Dix-huit leçons sur René Girard, sous la direction de Maria Stella Barberi, Ed. Desclée de Brouwer, 2001.
 
 
 

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