Le tueur norvégien: un jihadiste anti-jihadiste (2ème partie)

Cet article est le deuxième d’une série qui vise à analyser les motivations du tueur et les retombées des assassinats d’Oslo. Pour lire le premier, cliquer ici.

Si Anders Behring Breivik (désormais ABB) est un délirant, il ne faut pas en conclure que tous les éléments avec lesquels il a construit son délire sont faux. « Les interprétateurs ne méritent pas l’épithète d’aliénés dans le sens étymologique du terme (alienus, étranger) : ils restent en relation avec le milieu, leur aspect se maintient normal ; quelques-uns réussissent à vivre en liberté jusqu’à la fin sans attirer l’attention autrement que par certaines bizarreries ; la plupart sont internés, non pas en raison de leurs idées délirantes, mais à cause de leur caractère violent et impulsif qui les rend dangereux. S’entretient-on avec eux, lit-on leur correspondance ou leurs mémoires, non seulement il arrive qu’on ne relève aucun propos déraisonnable, mais on constate une façon de s’exprimer correcte, des associations d’idées normales, des souvenirs très fidèles, une curiosité éveillée, une intelligence intacte, parfois fine et pénétrante. On ne peut mettre en évidence ni hallucinations actives, ni excitation, ni dépression ; pas de confusion, pas de perte des sentiments affectifs. Des entretiens prolongés ou répétés sont souvent nécessaires pour découvrir certaines particularités. (…) Les interprétateurs n’inventent pas de toutes pièces des faits imaginaires ; il ne s’agit pas de fictions sans fondement ou de rêveries d’une fantaisie maladive. Ils se contentent de dénaturer, de travestir, d’amplifier des faits réels : leur délire s’appuie à peu près exclusivement sur les données exactes des sens et de la sensibilité interne. » (Sérieux et Capgras, Les folies raisonnantes – le délire d’interprétation, 1906, cité par Jacques Lacan in « Dans la psychogénie des psychoses paranoïaques », De la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Éditions du Seuil, collection Champ freudien, 1975)

J’ai donné une citation aussi longue pour éclairer la nature du délire paranoïaque certain qui anime ABB, et pour souligner que les assassinats qu’il a perpétrés ne sauraient aucunement jeter le discrédit sur l’ensemble des auteurs, des blogs, des analyses et des faits qu’il utilise pour bâtir cet édifice qu’il a pompeusement intitulé 2083 A European Declaration of Independance. Le caractère délirant de son écrit ne tient pas aux éléments particuliers qui le constituent, mais en leur agencement en vue de justifier son passage à l’acte meurtrier. Blâmer cet assassin ne signifie nullement qu’il faille rejeter l’ensemble des idées qu’il invoque tout au long de son « manifeste ». Faire cela, c’est méconnaître la nature même du délire, et de la pathologie mentale dont souffre manifestement ABB.

Plus précisément, il faut rejeter cette vision du monde à la Matrix qui consisterait à croire qu’il y a d’un côté l’absolue vérité, et d’un autre l’absolue illusion. C’est cette conception qui animait ABB ; dans le chapitre 3.22., intitulé significativement « Utiliser la terreur comme méthode pour réveiller les masses – beaucoup de nos compatriotes nous haïrons pour cela », il écrit : « Tu te souviens peut-être d’un personnage du premier épisode de Matrix ; d’une certaine manière ce personnage avait été réveillé de son cocon où il était connecté à un monde imaginaire, un programme d’ordinateur. Il n’aimait pas la réalité qu’il voyait désormais, car cela impliquait de souffrir et de combattre les machines avec des chances minimes de succès. Il ne voulait ni se battre ni souffrir. Tout ce qu’il souhaitait, c’était d’être reconnecté à son cocon où il pourrait à nouveau vivre dans son monde imaginaire– déconnecté de la réalité. Le personnage alla si loin qu’il coopéra avec les machines et qu’il trahit les siens, pour la promesse d’être replacé dans son cocon. Il ne voulait tout simplement pas voir la réalité en face et il aurait même tué les siens pour éviter de l’affronter. D’une certaine manière, ce personnage représente l’Européen lambda. Des dizaines de personnes que nous voulons sauver du génocide européen en cours ne veulent pas de notre aide (ou tout au moins, croient qu’elles ne veulent pas de notre aide). En fait, beaucoup d’entre elles feraient tout en leur pouvoir pour éviter d’être confrontées à la réalité. Ceci explique pourquoi très souvent des personnes bien intentionnées, qui tentent d’avertir les gens autour d’elles d’un danger imminent, sont condamnées, ridiculisées et même persécutées. C’est à nous, les quelques courageux, d’accomplir cette tâche ingrate de réveiller les gens de leurs cocons et de les recruter pour les mouvements de résistance de l’Europe. Malheureusement, la nature humaine peut très souvent être désavantageuse pour nous. Beaucoup de gens se sont adaptés à ce système génocidaire et certains ont même indirectement accepté leur destin. Ils acceptent que les régimes marxistes culturels/multiculturalistes  anéantissent l’identité européenne, nos cultures, nos traditions et même nos Etats nations. Beaucoup sont endoctrinés à un tel degré qu’ils vont défendre ce programme d’extermination avec leur propre vie. » (p.846)

ABB pense qu’il a avalé la « pilule rouge » et qu’il voit désormais la réalité, avec onze autres illuminés qui s’auto-intitulent « les nouveaux Templiers » (p.827), tandis que le commun des mortels baignerait encore dans l’illusion générée par la Matrice, et se doperait avec des « pilules bleues ». Son livre même est pensé comme une « pilule rouge », apte à ouvrir les yeux des endormis, dont il voudrait administrer des doses répétées au monde entier. Mais c’est cette alternative même qui est délirante. Il ne s’agit jamais dans la vie de choisir entre deux discours systématiques, dont l’un serait absolument vrai et l’autre totalement inventé. « Le choix entre la pilule bleue et la pilule rouge n’est pas vraiment un choix entre l’illusion et la réalité. Bien sûr, la Matrice est une machine à fictions, mais ces fictions structurent déjà notre réalité. Si on enlève de notre réalité les fictions symboliques qui la régulent, on perd la réalité elle-même. Il y a une troisième pilule. C’est une pilule qui te fait voir la réalité non pas derrière l’illusion, mais la réalité dans l’illusion elle-même. » (1)

Le caractère fallacieux du choix entre les deux pilules, ressort de la description que donne ABB de « l’Européen lambda », car celle-ci peut très exactement lui être appliquée à lui-même et à son discours. Qui a tué « même les siens » pour éviter d’affronter la réalité ? Qui s’est endoctriné lui-même à un tel point qu’il était prêt à défendre « son programme d’extermination avec sa propre vie » ? Breivik lui-même.

Aussi il ne faut pas choisir entre les idées sur lesquelles ABB a échafaudé son délire et ce qu’on appelle, faute de mieux, le discours dominant. « Le spectacle, écrivait Guy Debord, est une misère, beaucoup plus qu’une conspiration. » C’est pourquoi il faut aussi dénoncer ceux qui saisissent cette occasion, comme le MRAP, Laurent Joffrin, Patrick Lozès, etc., pour parler symétriquement comme si c’étaient eux qui avaient avalé la « pilule rouge », et ABB la « bleue ». Toutes les idées exprimées par ABB dans son manifeste ne sont pas des histoires à dormir debout. Comme tout délirant, il ne fait que « travestir, dénaturer et
amplifier des faits réels ».

Tous ceux qui déduisent de l’acte de ce malade, qu’il faut censurer aussi ceux qui expriment certaines des idées qu’il développe dans son opus, raisonnent de la même manière délirante. De même, tous ceux qui pensent qu’ABB a rendu un service à la lutte contre l’islam, en massacrant des jeunes gens désarmés, et que ce serait trahir la « cause » que de l’en blâmer, sous prétexte que c’est aussi ce que fait « le système », s’enfoncent dans la même folie mégalomaniaque. Que ceux qui seraient tentés de l’imiter, ou d’en faire un martyre, sachent dès à présent qu’ils sont les pires ennemis de la liberté et de la fraternité, et les meilleurs amis des jihadistes, qu’ABB a imités ! La fin n’excuse pas les moyens, les moyens et la fin, c’est la même chose. Par les moyens de la terreur, on n’arrive qu’à la terreur.

Pour le dire avec les mots mêmes d’ABB : « Un chevalier justicier n’est pas seulement un preux guerrier résistant, une armée en un seul homme, il est aussi une agence de marketing à lui tout seul. Nous vendons la promesse d’un meilleur avenir à nos peuples et à nos enfants. Des combattants de la résistance sont de plusieurs points de vue des représentants de commerce. Ils sont les fournisseurs et les ambassadeurs non seulement de leurs organisations et mouvements spécifiques mais aussi du futur que nous voulons créer. Ainsi, il est important que tous les combattants de  la résistance apprennent les bases de la vente et du marketing. Ne pas réussir à comprendre les concepts de base de la vente et du marketing limitera significativement l’impact et l’efficacité du message que nous voulons diffuser. » (p.1069) Tout cela est parfaitement juste, car on juge toujours un idéal à l’aune de ceux qui le portent, sauf qu’il semblerait que dans son manuel de marketing, on ait omis de lui expliquer un détail, ce concept de base de la vente, que massacrer soixante-dix adolescents n’est pas la manière plus efficace de « vendre » un meilleur avenir, ni à eux, ni à leurs parents, ni à leurs amis !

La conception de l’islam d’ABB constitue l’exemple de dénaturation et d’amplification qui doit être dénoncé avec la plus grande vigueur.  Si elle puise à des sources que nombre d’islamo-vigilants citent aussi, comme les livres de Bernard Lewis, Robert Spencer, Bat Ye’Or, ou Ayaan Hirsi Ali, ou les discours de Geert Wilders, l’islamophobie d’ABB est à mille lieues de la critique d’une doctrine que des individus – les musulmans – peuvent librement rejeter. Il écrit : « Ces musulmans criminels voient l’Europe comme dar-al-Harb (la maison de la guerre), comme l’enseigne le Coran. Ainsi, l’exploitation et le pillage des Européens et de leurs ressources sont les droits divins de tous les musulmans. Un infidèle est un individu qu’un musulman dévot voit comme un détritus humain, un citoyen de seconde zone. Ces musulmans par conséquent s’appuient sur le droit que leur concède Allah pour violer, tuer et voler les Européens, dans la mesure où ils considèrent cela comme un butin de guerre. Ne fait pas d’erreur. Ces Musulmans doivent être considérés comme des animaux sauvages. Ne blâme pas les animaux sauvages, mais plutôt les traîtres multiculturalistes qui ont autorisé ces animaux à entrer sur nos terres. » (p.490)

Voilà une conception de l’islamophobie que nous avons toujours fermement rejetée, et qu’Ayaan Hirsi Ali, Taslima Nasreen, Magdi Allam, Pascal Hilout, Robert Spencer, Geert Wilders ont toujours aussi fermement rejetée. C’est une conception raciste et comme telle, fausse et dangereuse. C’est faire à l’islam trop d’honneur et aux musulmans trop peu, que de croire que ceux-ci ne peuvent congénitalement pas critiquer ou rejeter celui-là. C’est rabattre les hommes sur le texte du Coran, et considérer à la manière salafiste, qu’ils ne sont que l’incarnation du texte mahométan. C’est adhérer en quelque sorte à la doctrine musulmane de la fitra, c’est-à-dire de croire que l’islam est la « religion naturelle » des Hommes. On n’aura de cesse de le répéter : l’islam n’est pas une doctrine plus spéciale qu’une autre, qu’un individu, fût-il élevé dedans, ne puisse s’en défaire. La preuve, ce sont les efforts désespérés des intégristes pour maintenir la majorité des musulmans à l’intérieur de ce carcan : la condamnation à mort pour apostasie prouve comme telle que celle-ci est une tentation si grande que seule la terreur peut empêcher la fuite hors de l’islam.(2) ABB ne voit pas, parmi beaucoup d’autres choses, une réalité de taille : aujourd’hui, dans le monde, ce sont les musulmans qui sont les premières victimes des musulmans. Cela ne signifie bien sûr nullement que le développement de l’islam en Europe ne pose aucun problème, bien au contraire.

 

(Je sais, j’avais promis de montrer comment ABB était le frère jumeau d’un jihadiste. Mais ce sera dans les prochains épisodes.)

 

Radu Stoenescu

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 (1)   Slavoj Zizek, The pervert’s guide to the cinema.  http://www.youtube.com/watch?v=8sFqfbrsZbw

(2)   Voir un article déjà ancien: Syndrome de Stockholm: l’islam, une gigantesque prise d’otages ?

 

 

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