Quelques réflexions sur le terrorisme (2)

Dans mon article précédent sur le même sujet, j’ai évoqué le terrorisme couramment considéré comme le plus impressionnant, celui des fanatiques islamiques. Mais il n’est pas le seul. Il y en a un autre, masqué par le conditionnement de l’opinion publique, celui de l’Occident.

La stratégie occidentale de la terreur est moins évidente que l’islamique, car elle se recommande d’une culture que nous partageons. Bien des valeurs de l’Amérique sont les nôtres. Mais elle est aussi réelle, sinon plus, que celle de son adversaire. C’est une terreur massive de rouleau compresseur, en comparaison de la terreur pointue des fous de Dieu.

Si l’on se réfère à la définition du mot “terrorisme” donnée par le Larousse :  “Ensemble d’actes de violence commis par une organisation pour créer un climat d’insécurité, pour exercer un chantage sur un gouvernement, pour satisfaire une haine à l’égard d’une communauté, d’un pays, d’un système”, on s’aperçoit que cette définition s’applique parfaitement à la politique étrangère des États-Unis.

La “haine à l’égard d’une communauté ou d’un système”. Elle a été amplement démontrée par l’obsession anti-rouge de Washington, qui a poussé les gouvernements américains successifs à se faire depuis près d’un siècle les créateurs ou les complices des pires criminels. Tout ce qui pouvait frôler le socialisme de près ou de loin a été, pendant des décennies, l’ennemi à abattre par tous les moyens. En Indonésie, l’appui donné à Suharto a eu pour résultat le massacre de près d’un million de communistes. Au Chili, le soutien de Pinochet a conduit à l’assassinat d’Allende et à l’instauration d’un fascisme meurtrier. En Amérique Centrale et du Sud, l’appui donné aux “contras” ou aux “escadrons de la mort” a été marqué par des dizaines de milliers de victimes. Partout dans le monde, les plus rigides dictateurs, les régimes les plus oppresseurs, ont été systématiquement choyés, financés et armés dans une sorte de prolongement international du délire de Mc Carthy. Nous avons tous le souvenir des décennies de guerre froide, pendant lesquelles tout a été mis en œuvre pour contrer l’Union Soviétique et ses satellites, considérés comme l’enfer de la subversion et le cimetière de toute opposition. Et il ne fait aucun doute que la rage à l’égard du seul pays qui n’avait pas abjuré le socialisme à la suite de la chute du Mur de Berlin a été un des éléments de l’empressement avec lequel l’Amérique a emboîté le pas à l’Allemagne dans le dépeçage de la Yougoslavie.

Aujourd’hui la hantise se perpétue avec l’étranglement de Cuba, l’infiltration du Venezuela, les menaces à la Corée du Nord, l’encerclement de la Russie et la préparation d’une confrontation avec la Chine.

Toujours dans la définition du Larousse : les “actes de violence commis pour créer un climat d’insécurité”. Ils sont illustrés par les guerres de Washington, les sanglantes répressions des révoltes latino-américaines, l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie, l’écrasement de l’Afghanistan et de l’Irak, les subversions organisées en “révolutions de couleur”, la destruction de la Libye, le financement de l’opposition syrienne, tous ces coups de force qui ont entraîné beaucoup plus de morts civiles que l’histoire de tous les attentats terroristes réunis.

Enfin, les “actes de violence pour exercer un chantage”. On peut y assimiler le cynisme glacial avec lequel les États-Unis jouent de leur richesse pour mettre les gouvernements à leur service. La pression économique exercée par les instruments de la politique américaine que sont la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international, qui imposent de ruineuses réformes néo-libérales à des États déjà en crise en échange d’une aide financière, est une forme de terrorisme sourd et permanent beaucoup plus rentable que le recours ponctuel à une valise d’explosifs ou à une voiture piégée.

Voilà pour la définition du Larousse. Mais à côté du mot “terrorisme”, il y a le mot “violence”, aux variétés de laquelle l’Amérique a de plus en plus recours.

A l’échelle internationale, c’est la violence militaire. Les États-Unis consacrent à l’armement un budget supérieur aux budgets militaires de la Russie, du Japon, de la Chine, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Arabie Saoudite réunis, et les opérations prolongées en Afghanistan ou en Irak leur coûtent des milliards de dollars. Les guerres, déjà menées ou à venir, désormais baptisées de “préventives”, qui soumettent le choix de l’adversaire à détruire aux vertiges d’un président ou à l’incompétence de ses services de renseignement, sont les instruments de la nouvelle colonisation du monde. Une colonisation que l’Amérique entend mener seule, indépendamment de l’ONU qui la gêne et de ses alliés quand ils hésitent, selon la formule de Richard Holbrooke : “Multilatéral quand on le peut, unilatéral quand il le faut.”

Cette colonisation est fondée sur deux ressorts : le profit et le pétrole.

Inutile de détailler le premier, il est dans la nature du capitalisme d’en vouloir toujours plus et le système de domination actuel de la haute finance, des banques et des multinationales est fondé sur ce que le capitalisme a de pire : le libéralisme du marché tout-puissant, qui ne s’accommode que de suppressions des frontières entravant les affaires, de déréglementations, de  privatisations, de rentabilité, de rachats à bas prix, de flexibilité du travail, de délocalisations, de “dégraissages”, de réduction des avantages sociaux, et autre principes qui entraînent la ruine des économies auxquelles ils s’appliquent. Avec la crise qui a ébranlé le système, le maintien des bénéfices passe aujourd’hui par la version nouvelle de l’étranglement des peuples : l’austérité et la rigueur.

Le ressort du profit peut être considéré comme un ressort “volontaire”. Il y en a un autre qui échappe à la gestion cynique du capitalisme : l’état de l’économie américaine. Celle-ci est condamnée à une terrible fuite en avant. En 2002, la dette publique américaine a atteint le montant insensé de 6.400 milliards de dollars (soit plus de 60 % du PIB de la nation, et son déficit commercial est de 462 milliards d’euros, ce qui signifie que l’ensemble de la planète produit pour les États-Unis et finance en partie sa consommation. Comme l’écrit Philippe Dessertine, dans un article de Libération du 18 janvier 2005 : “La croissance américaine se nourrit, autant qu’elle produit, de la dette. L’État fédéral creuse un déficit abyssal, auquel il convient d’ajouter ceux des États de l’union ; de plus, le déficit est chronique chez tous les acteurs économiques d’outre-Atlantique, privés ou publics, individuels ou collectifs. L’ensemble des balances est déséquilibré ; l’Amérique pratique une fuite en avant perpétuelle, et vit à crédit. Le reste du monde est plus que jamais contraint de financer le statut désormais unique de la superpuissance. (…) Le dollar échappe au précipice parce que l’Asie accepte jusqu’ici de venir à sa rescousse en absorbant des quantités industrielles de bons du Trésor ; la Banque centrale chinoise par exemple dispose de réserves énormes (un bon quart de son PIB) immobilisées en morceaux de dette de l’oncle Sam, très faiblement rémunérés, exprimés en unités monétaires fantoches, ce dollar sans résistance.”

Une situation de survie à crédit où la Chine, entre autres, représente le danger d’une exigence meurtrière : la contrepartie de sa monnaie de singe honorée soit par une prise de participation massive dans des entreprises américaines soit par des concessions géostratégiques qui modifieront l’équilibre de forces dans le monde. On comprend que Washington cherche à s’en préserver par des précautions militaires tout en persévérant dans sa course folle à l’aide des bouffées d’oxygène de guerres à répétition.

Quant au ressort du pétrole, il tient en quelques chiffres : les États-Unis ne possèdent que 3 % des réserves mondiales connues de pétrole ; 60 % de leur consommation est importée (dont 13 % des pays du Golfe) et, alors qu’ils ne représentent que 5 % de la population mondiale, ils représentent 25 % de la consommation pétrolière de la planète. Peu sûrs de contrôler le pétrole du Mexique ou de l’Amérique du Sud, où se manifestent de plus en plus de réticences, et confrontés aux décisions de l’OPEC dont ils ne sont pas tout à fait maîtres, ils se voient obligés de se tourner vers les bassins de l’Eurasie, notamment de la Caspienne, et les voies de transport balkaniques qui assurent l’acheminement de leur production. Inutile de rappeler les détails. Les livres de Pierre-Marie Gallois ou de Michel Collon ont démonté le formidable mécanisme qui va du maillage de la planète en bases militaires jusqu’à la préparation des révolutions “soft” qui modifient les régimes récalcitrants, en attendant les mesures plus musclées des Folamour du Pentagone à l’encontre de l’Iran, de la Syrie, de la Corée du Nord ou du Venezuela.

A l’échelle nationale, nous trouvons toutes les formes de violence civile. Les atteintes à la liberté des citoyens. La peur engendrée par le drame du 11 septembre a entraîné la mise en place aux États-Unis d’un régime policier dont les piliers sont les deux serrages de vis qui font le plus de mal à la démocratie : la répression et la censure. Prétextant les besoins de la loi martiale, Washington a installé le système totalitaire de la droite la plus conservatrice. La mobilisation anti-terroriste justifie tout : les mesures de sécurité renforcées, les précautions décuplées, les consignes données aux médias durcies. C’est le triomphe des soupçons, des contrôles, des dénonciations, de la méfiance raciste. Les visages basanés sont épiés, les barbus regardés de travers, les voisins surveillés pour leur accent. Avec la guerre et l’état de siège, la violence physique du côté occidental, militaire ou civile, ne le cède en rien à celle que nous avons décrite du côté musulman.

D’autant qu’elle se complète par la violence mentale du terrorisme intellectuel.

Comme les démocraties doivent prêter tout de même une certaine attention à leurs opinions publiques, elles sont obligées de trouver les explications qui fassent avaler les couleuvres de leur politique. C’est ainsi que la brutalité de la domination américaine, et la complaisance des gouvernements européens qui s’y soumettent, revêtent les masques vertueux de la protection des droits de l’homme, de l’ingérence humanitaire ou de la défense de la liberté.

Le contrôle du pétrole est travesti en sollicitude pour les Tchétchènes opprimés, les libyens sous la botte de Kadhafi ou les Syriens décimés par Bashar el Assad, ou en légitime défense contre Al Qaeda ; la complaisance pro-musulmane (sourires aux monarchies arabes en échange du soutien d’Israël) est travestie en respect de la différence, pluralisme des cultures ou protection des minorités ; la satanisation des Serbes et la destruction de la Yougoslavie ont été travesties en nécessaire anéantissement de la barbarie ; la fabrication du bouc émissaire Milosevic a été travestie en application de la justice ; les contraintes néo-libérales imposées aux économies sous peine d’assèchement de l’aide financière sont travesties en réformes indispensables à la modernisation ; l’élargissement de l’OTAN est travesti en bienfaisant établissement du nouvel ordre mondial et en garantie de paix ; le bombardement de l’Afghanistan et de l’Irak ont été travestis en libération des autochtones, désormais promis aux bienfaits de la démocratie ; la préparation d’une attaque de la Syrie, de l’Iran ou de la Corée du Nord est travestie en lutte contre le Diable et en sauvetage de la civilisation. On retrouve ici la dimension religieuse (l’Amérique est investie de la mission divine d’assurer la victoire du bien sur le mal), serinée à la partie croyante et conservatrice des électeurs.

Tout cela constitue un énorme bourrage de crâne reposant sur deux moyens classiques : le mensonge et le silence.

Le mensonge est la masse de fausses informations diffusées par les spécialistes de la communication et les porte-parole officiels. A ceux qui douteraient de la manipulation médiatique, les délires sur les armes de destruction massive en Irak ou sur les soi-disant menaces de Kadhafi sur la population de Benghazi, entre autres inventions, ont fourni des exemples éloquents. Mais peu se rendent compte que l’intoxication du public dure depuis des années. Il faut avoir le nez dessus, comme l’a eu depuis près de dix ans notre journal B. I., pour réaliser que nos politiciens, nos médias ou nos soi-disant intellectuels ont été – et sont toujours – capables de falsifications de faits, d’approximations volontaires ou de calomnies sans fondement à une échelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité.

Le silence, lui, est celui auquel sont condamnés les dissidents privés de tous moyens d’expression. On ne les invite pas aux débats, on ne publie pas leurs articles, on ne fait même pas état de leurs lettres de rectification. Qualifiés de rouges-bruns, de négationnistes, de révisionnistes ou d’aliénés, ils sont marginalisés par les oracles officiels et les gourous de la pensée unique. La situation s’améliore un peu, au fur et à mesure qu’émergent certaines vérités et que les démentis se multiplient, mais pendant une décennie, tout opposant à la version standardisée du pouvoir était enterré vivant.

Ce terrorisme intellectuel est plus sophistiqué, plus insidieux, que celui des camions-suicide ou des lettres à bacilles. Mais il est aussi redoutable. Et il n’a pas fini de produire ses effets.

Voilà l’autre face du monde de la terreur. Ayant parlé dans le précédent article de la violence religieuse, j’ai voulu dire quelque mots de la violence impérialiste. Sans les confronter de façon simpliste. Avec le vœu que soit évitée toute généralisation. L’importance est inégale, les méthodes varient, les acteurs sont différents. Aucun bloc n’est homogène, aucune opposition n’est nettement tranchée. On ne peut ni confondre les fidèles avec leurs extrémistes, ni identifier les peuples à leurs gouvernements.

Mais on peut avoir une vue plus juste de la réalité en étant mieux informé.

Louis DALMAS.

Directeur de B. I.

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