Article à mettre en lien avec notre précédent article : Les fausses « révolutions arabes ».
Ben Ali a chuté. C’est fait aussi, Moubarak a chuté. Il a mis un peu plus de temps, avec un peu plus de dignité, mais il est tombé. On entend plus que ça, on ne parle plus que de ça. Mais on répète inlassablement les mêmes choses, les mêmes suppositions, les mêmes espoirs, les mêmes peurs, les mêmes doutes. On parle au futur, au conditionnel, parsemant son discours de peut-être. Car personne n’a rien compris à ce qui est arrivé et personne ne peut absolument prévoir ce qui adviendra.
Les spécialistes n’ont rien vu venir et les autres non plus.
Deux camps s’affrontent aujourd’hui en matière de pronostics. On pourrait définir deux idéaux-types wébériens, c’est-à-dire deux façons globales et presque caricaturées de voir les choses.
Il y a d’abord les islamo-sensibles, plutôt pessimistes : ce sont ceux qui ont peur des islamistes, ceux qui s’en méfient et en voient beaucoup, pour ne pas dire partout. Pour eux, seuls les islamistes risquent de tirer profit des situations houleuses. Ils sont un peu moins nombreux en Tunisie a priori, mais on sait qu’ils ont une force d’action terrible, et une force idéologique qui s’appuie sur l’islam et ses fondamentaux. En outre, l’islam c’est ce qui a fondé les Arabes en tant que peuple (la question des Arabes chrétiens ne changent pas le problème, inutile de rentrer dans les détails). Si l’Europe avait pour fondement le christianisme, elle piochait également dans une culture gréco-romaine et dans des cultures païennes locales. Mais elle a su aussi à travers les siècles, et bien que les spécialistes ne s’accordent pas sur son origine, créer une contre culture, une culture politique contre religieuse voire antireligieuse, une culture libérale, une culture laïque puis démocratique. Des pays à culture musulmane peuvent-ils faire sortir d’eux-mêmes une telle contestation ? Les islamo-sensibles ne le pensent pas. Tout au plus les pays arabes peuvent-ils bénéficier de l’exemple occidental. Mais pour un islamo-sensible, la situation en Occident et dans les pays musulmans aujourd’hui n’est pas propice à une telle évolution. Les islamistes ont trop fait de bruit, ont récolté trop de respect et pas assez d’opposition, ni dans les pays musulmans, ni parmi les populations musulmanes occidentales. On ne comprend donc pas d’où viennent, et où vont les révoltes en Tunisie et en Egypte ? Si elles ont une inspiration démocratique, elle est trop faible, mal implantée, pas assez définie. A terme les démocrates ne prendront donc pas le pouvoir, ou bien ils tomberont vite, très vite. Un islamo-sensible peut aussi penser à une vaste orchestration islamiste, iranienne ou pas, ou simplement à une poussée islamiste contrôlée, et il faut le reconnaître, bien menée, car discrète. Les prières de rue en Egypte ne leur donnent pas bon espoir, les islamistes qui se sont rasées la barbe donnent du poids à l’argument de la manipulation, la popularité des Frères musulmans le renforce, etc.
Et puis il y a les sur-optimistes, parfois islamophiles, parfois arabophiles, souvent naïfs mais porteurs de bon espoir. Eux non plus ne savent rien de ce qui peut se passer en Tunisie et en Egypte, ni ailleurs dans les pays de colonisation arabo-musulmane, mais pour eux, il ne peut en sortir que du bien. Ce sont ceux qui se sont extasiés devant les événements en Tunisie et en Egypte, mais qui ne les avaient jamais vraiment critiqués avant. Ce sont ceux qui crient déjà à la liberté et à la démocratie dans ces pays, et dans tous les pays arabo-musulmans. Ce sont ceux qui comparent un peu facilement la chute de Ben Ali et de Moubarak à la chute du rideau de fer. Ce sont ceux qui ont tout de suite prétentieusement parlé de l’échec de la théorie du conflit de civilisations. Sans prendre un peu de recul, ces sur-optimistes sont montés vite au créneau. Et tant qu’aucune décision majeure n’est prise en Tunisie et en Egypte, tant que rien de nouveau ne se passe, ils seront convaincus du bien-fondé de leur pensée.
Les islamo-sensibles en attendant, attendront, encore une fois. On ne fera plus que d’attendre.
Le problème est qu’on risque d’attendre longtemps. On sait tout d’abord qu’une révolution peut prendre du temps. Il y a le temps du renversement, et le temps de la reconstruction. Mais quel type de reconstruction ? Je le répète à nouveau, personne n’en sait rien. C’est une avancée vers le vide, un mouvement plutôt, mais vers quoi ?
Les Tunisiens ont fait tomber le régime corrompu de Ben Ali, mais on l’a gentiment poussé vers la porte et il est parti. Et après ? Les Egyptiens ont fait tomber Moubarak, mais ont-ils fait tomber le régime ? On a vu des oppositions contre un homme mais pas de révolution intellectuelle ou de changement structurel majeur. Sans chasser violemment leur ancien chef, les militaires n’ont pas osé le défendre coûte que coûte. Mais ils sont restés en place. Quels ont été les vrais fondements de ces mouvements ? Faire tomber un homme, et c’est tout ? Amener la liberté, la démocratie ? Les islamo-sensibles n’y croient pas, les sur-optimistes si, mais ces notions-là ne tiennent pas à un homme uniquement. Elles tiennent à un ensemble. Les révolutions occidentales ont pu naître de la faim (révolution française) ou d’une volonté d’indépendance (révolution américaine), ce sont des théories crédibles, mais même leurs plus grands partisans (sauf les historiens marxistes qui se sont entêtés dans une application stricte du matérialisme historique) n’oublient pas qu’elles ont pu s’appuyer, avant et après, sur des idées, sur le mouvement des lumières, ainsi que sur des constructions économiques et politiques propres à l’époque.
Mais où sont les lumières islamiques ? On pourra toujours citer quelques intellectuels musulmans considérés comme modérés ou réformateurs, on en trouvera peut-être un peu plus en Tunisie et en Egypte si on les cherche bien, mais on ne voit pas de mouvement d’ensemble comparable aux lumières du XVIIIe siècle ou à la Haskalah juive par exemple. Bien au contraire, c’est en Turquie qu’on a pu voir quelques tentatives de transformation de l’islam en religion plus moderne et éclairée. Mais restés marginaux ils ne font pas bouger le pays, qui au contraire tend vers un retour à la religion classique, chassée avec force par Atatürk.
C’est pour ça qu’on ne comprend rien à ces mouvements. Par défaut on les a appelé « révolutions ». Par défaut aussi les manifestants ont souvent repris ces termes, sans y mettre parfois le même sens (voir à ce propos Bat Ye’Or, L’Europe et le spectre du califat). Tout ce qu’on a vu ce sont des chutes. La suite risque d’entraîner moins de ferveur. Si ni les islamistes ne sont pas en état de prendre le pouvoir (ce qui n’est pas sûr) et si les démocrates ne sont pas en position de créer de toute pièce la première et vraie démocratie dans un pays à dominante arabe (ce qui demande la suppression d’un certain nombre de règles impérialistes et racistes comme on en a parlé dans Les fausses « révolutions arabes »), la situation peut déboucher sur des régimes d’entre-deux. Un pouvoir qui n’est pas réellement démocratique mais qui laisse un peu plus de choix, une dictature molle, une monarchie traditionnelle, un pays qui n’est pas entièrement privé de liberté mais qui l’est en partie. On connaît la répartition des pays comme libres, non libres et semi-libres. L’Egypte et la Tunisie pourront donc passer du statut de pays non libres à celui de pays semi-libres. Après la fausse révolution, la fausse solution. Le Qatar et les Emirats arabes unis sont des pays classés semi-libres par exemple. Ceci ne les empêche pas de pratiquer des formes d’esclavage moderne, et de soutenir des causes et des idéologies très douteuses. Ces fausses solutions ne changeront pas non plus le caractère impérialiste et raciste des pays à dominante arabe, la répression des minorités et leur effacement de la région. Mais personne ne s’en souciera, guère plus qu’ailleurs. Et sait-on jamais, la Tunisie et l’Egypte pourront être choisis éventuellement pour accueillir la coupe du monde de football ou les jeux olympiques d’été. Tout le monde s’en accommodera.
Reste que l’un comme l’autre ne disposent pas de la puissance financière des Emirats ou du Qatar. C’est pourquoi on ne peut pas non plus exclure une addition un peu plus salée.
Misha Uzan
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