1968-1980 en Italie
En mai 68 je n’avais que six ans et demi. Autant dire que cette année-là ne m’a pas marquée. Mes parents parlaient-ils à table des événements ? Je ne m’en souviens pas.
Je vivais à l’époque dans le sud-est de l’Italie, tout près d’une ville qui était à la fois le chef-lieu de la région et la forteresse de la Démocratie Chrétienne.
Quelques jours après ma naissance je fus baptisée. A dix ans on m’envoya au catéchisme en vue de la communion et de la confirmation.
Au collège et plus tard au lycée j’avais une heure de religion par semaine. L’enseignant était la plupart du temps un curé. Vers la fin de l’année de 6ème j’annonçai au professeur que je ne croyais plus en Dieu, car je trouvais tout cela absurde, ayant compris que personne n’écoutait mes prières et que Dieu n’était qu’une invention de l’Homme. Le sang monta aux joues du pauvre curé, qui tapa du poing sur le bureau me disant des mots que ma mémoire a effacés.
Comment une petite fille de onze ans avait-elle pu en arriver à de telles conclusions ? Dans mon entourage tout le monde était catholique, y compris mon père, qui avait toujours voté pour le Parti Communiste !
J’étais très attentive chaque fois que mon père parlait de politique avec nos invités. Dans mon esprit j’ai vite associé la Démocratie Chrétienne avec l’ennemi du prolétariat, avec l’Eglise et le Vatican. Cela pourrait en partie expliquer mon reniement de la foi.
Le vent de liberté soulevé par 1967 et 1968 avait laissé des traces dans les esprits des jeunes italiens.
Le lycée durait cinq ans. J’y suis rentrée en 1975. Beaucoup de lycéens étaient politisés. Nombre d’entre eux étaient membres de la FGCI (Federazione Giovanile Comunisti Italiani), présidée à l’époque par Massimo d’Alema (qui devint en 98 Premier Ministre) ; d’autres étaient au Parti Radical de Marco Pannella et Emma Bonino, d’autres encore faisaient partie de groupuscules d’extrême gauche proches des Brigades Rouges. Mais il y avait aussi quelques intégristes catholiques proches de « Comunione e Liberazione », les catholiques tout court et , hélas, les néo-fascistes.
Mon lycée était classé à gauche. La plupart des professeurs étaient membres ou sympathisants du PCI.
L’heure de religion était vécue comme une perte de temps. Le curé voulait nous sensibiliser à la foi chrétienne, mais nous étions presque tous imperméables à ses cours.
En Terminale, le professeur de religion était un laïc. Il avait passé le concours pour enseigner la philosophie, mais faute de postes à pourvoir, on lui avait imposé d’enseigner la religion. La pilule passant mal, il avait décidé de ne rien faire pendant les cours. Il lisait son journal et nous laissait faire ce que nous voulions. Un beau jour, suite à une remarque de la part d’un élève indigné par son attitude, il s’exclama : « Pauvres crétins ! Moi j’ai fait 68, alors vous n’avez rien à dire ! » Cette insulte hors de propos, injustifiée et disproportionnée m’incita à tout faire pour persuader mon père de demander ma dispense du cours de religion.
Le professeur avait raison. Nous n’avions pas fait 68, mais nous suivions l’actualité et organisions de multiples assemblées au sein même du lycée ou bien à l’extérieur. Nous organisions ou participions tous les ans à de nombreuses manifestations pour protester contre telle ou telle proposition de loi et surtout pour revendiquer les droits des femmes. Je me souviendrai toujours des défilés du 8 mars, où, une branche de mimosa à la main, je scandais les slogans lancés par l’un des mouvements féministes les plus combatifs et les plus puissants de la planète.
Et je me souviendrai toujours de l’assassinat de Benedetto Petrone, un très jeune ouvrier handicapé, tué par des fascistes qui étaient allés « casser du rouge » dans le siège de la jeunesse comuniste. Ils étaient armés de couteaux, bâtons et tourne-vis. Tous les jeunes comunistes avaient réussi à se sauver, sauf Benedetto. Je me souviendrai toujours de la manifestation organisée le lendemain par les lycéens anti-fascistes. Nous avons défilé tout près du siège du MSI (Movimento Sociale Italiano), le parti néo-fasciste de Giorgio Almirante, qui s’appelle maintenant Alleanza Nazionale, proche de Silvio Berlusconi.
Mon 68 à moi je devais le faire tous les jours à la maison. Je devais me battre contre une mère très catholique (qui mettait des bondieuseries dans chaque pièce de la maison), très arriérée et très autoritaire, qui estimait qu’une jeune fille devait aller au lycée et éventuellement à l’université pour trouver un emploi décent qui lui serait utile pour vivre dignement plus tard au cas où son époux décéderait un jour. Par contre une jeune fille bien rangée devait aussitôt rentrer à la maison en sortant du lycée et ne devait surtout pas participer aux manifestations, non seulement parce que c’était dangereux, mais aussi et surtout parce que ce n’était pas convenable. Chaque fois que ma mère apprenait que j’étais allée à une manifestation, elle me disait que j’étais la honte de la famille, que j’étais une débauchée, que si jamais je recommençais, elle ne m’enverrait plus au lycée.
J’en voulais à mon père d’acquiescer au lieu de me défendre, lui qui était communiste convaincu. Mais il estimait qu’un homme devait travailler, gagner son salaire, le remettre à sa femme et laisser celle-ci s’occuper du budget, du foyer et de l’éducation des enfants. Il ne fallait surtout pas contredire l’épouse. L’homme se devait d’être solidaire avec sa femme car la moindre faille serait nuisible à l’éducation des enfants.
Pourtant je savais que dans son for intérieur mon père approuvait mes élans et mes idées. J’aurais presque souhaité qu’il soit macho et qu’il dise à ma mère : « Femme, ici c’est moi qui commande ! Laisse ma fille faire de la politique si elle le souhaite ! Laisse-la adhérer au Parti si elle en a envie ! »
Je n’étais pas très combative. J’avais vraiment peur que ma mère ne mette à exécution sa menace. Pour moi le lycée était mon hâvre de paix. J’adorais les cours de littérature et de philosophie. En Italie on étudiait l’histoire de la philosophie pendant trois ans. J’ai eu pendant les trois ans le même professeur, une femme qui avait rencontré Sartre à Paris. Je dévorais les livres, qui m’ont aidée à réfléchir, à comprendre le monde, à consolider mes idées, à répondre aux multiples questions que je me posais ou tout simplement à me tenir compagnie dans les très longues heures ou journées de solitude imposées par une éducation très stricte. Je lisais « Le Manifeste du Parti Communiste », les œuvres de Simone de Beauvoir, Albert Camus, Cesare Pavese, Oriana Fallaci, Pier Paolo Pasolini, etc.
Je lisais tous les organes du Parti Communiste et de la Jeunesse Communiste : l’Unità, Paese Sera, Rinascita, Giorni, Città Futura. Le professeur de littérature que j’ai aussi eue pendant trois ans nous a montré plein de films de Pasolini, nous a ouvert les yeux sur le rôle de l’intellectuel, de l’homme de Lettres et de culture dans la société ; elle a développé en nous l’esprit critique. J’adorais les cours d’Histoire et de Latin, qui m’aidait à comprendre le sens des mots, à jongler avec la grammaire et la syntaxe.
J’adorais aussi les cours d’anglais, même si je n’ai jamais eu droit à une seule compréhension orale de toute ma scolarité. Les cassettes, les disques n’existaient pas dans mon collège et dans mon lycée. En 2nde, en 1ère et en Terminale on étudiait l’histoire de la littérature britannique et américaine et on traduisait des extraits d’œuvres de grands auteurs comme Chaucer, Shakespeare et Williams. Malheureusement dans les séries générales à l’époque on étudiait une seule langue étrangère. Cela ne m’empêchait pas de traduire les chansons du groupe chilien Inti- Illimani, qui avait fui le régime de Pinochet et vivait en Italie. J’ai encore leur 33 tours intitulé « Hacia la libertad ». Cela ne m’a pas empêchée non plus de tomber follement amoureuse d’un français à l’âge de dix-huit ans.
En 1980 j’ai quitté ma famille et mon pays. J’y retourne tous les ans.
En me promenant dans les rues de ma ville natale, en parlant avec les gens, en les observant, je mesure le changement qui s’est opéré dans les mentalités et les comportements.
Dans les années 70 les lycéens avaient toujours un quotidien, un hebdomadaire ou un mensuel sous le bras. Les jeunes que je croise maintenant ont un MP3 dans les oreilles. Un jour une gamine d’environ 14 ans écoutait sur son portable sa « musique » à tout volume dans un autobus. Au bout de quelques minutes je lui ai demandé de baisser le son par respect pour les autres passagers. Elle l’a baissé pendant deux secondes puis elle l’a remonté. Aucun autre adulte n’est intervenu.
Dans les années 70 les jeunes regardaient à la télévision les sketches de Roberto Benigni, qui était à l’époque très caustique, et les pièces de Dario Fo, bouffeur de curés qui s’en prenait tout le temps à l’Eglise. Au cinéma ils allaient voir les films de Pasolini, Antonioni, Visconti, Scola, Taviani, Olmi, Bergman,Costa-Gavras. Aujourd’hui la télévision italienne est une avalanche de pourriture. A part les feuilletons importés d’Amérique Latine, les films série Z venus des USA et les tonnes de publicité, il y a toutes les variantes de « Big Brother » et « Star Academy », et les émissions qui durent des années, sorte de lieux de rencontre entre jeunes hommes et jeunes femmes, qui se mettent ensemble et puis se quittent, étalant devant tout le monde leurs griefs avec force poncifs sur le rôle de la femme et les rapports amoureux, qui datent d’une époque bien antérieure à 1968.
La télévision italienne me fait vomir, l’élection de Silvio Berlusconi m’écoeure, la proposition d’un moratoire sur l’avortement m’inquiète.
Où est passé le grand mouvement féministe italien ?
Où est passé le grand mouvement ouvrier italien ?
Les consciences pourront-elles un jour sortir de la léthargie et de l’abrutissement dans lesquels elles ont été plongées par les médias, les beaux parleurs et la société de consommation ?
Rosa Valentini