Ernest Lavisse (1842-1922) a ou aurait été l’inventeur de ce « roman national » qui a ou aurait nourri l’enseignement dans les écoles primaires, les collèges, les lycées et jusqu’à l’université. Historien officiel de la IIIe République commençante qui l’a couvert d’honneurs, lui a prodigué la richesse et a fait de lui un des hommes les plus influents de la Belle Epoque, il a occupé une chaire à la Sorbonne, a été élu à Académie française, a dirigé l’Ecole Normale Supérieure, a animé des collections chez des éditeurs scolaires. Jamais historien n’a eu une carrière plus brillante. Comparés à ce géant, Braudel, Duby, Furet, Nora sont des nains. C’est lui qui a réconcilié la République et l’histoire de France et a fait de la République l’aboutissement téléologique de l’Histoire – ce qui n’est pas rien.
Après 1922, ce Deus ex machina de l’histoire erre dans le Royaume des Ombres, car, depuis longtemps, le « roman national », qu’il a ou aurait forgé, a disparu des programmes d’histoire de l’école primaire et de l’enseignement secondaire, même de l’Université… Il faut être né entre 1890 et 1920 pour avoir reçu les rudiments de ce « roman national » ou de ce prétendu roman supposé national. A l’opposé, tous ceux qui ont été élèves après 1945 savent que le « roman » scolaire dont ils ont été gavés n’est pas le « roman national », mais le roman de la République, une épopée, plus qu’un « roman », avec ses heures glorieuses et surtout de funèbres silences sur les massacres de septembre 1792, sur le populicide de l’Ouest de la France, sur les massacres au canon de centaines de manifestants en 1795, sur le régime terroriste de la Convention, sur le vandalisme, sur les guerres contre les peuples de l’Europe (et même au-delà), sur les répressions par l’armée des manifestations de juin 1848, sur les 20.000 ou 30.000 morts d’avril et mai 1871, massacres qui ont affermi la République, sur les manifestations ouvrières réprimées par la « troupe », sur les conquêtes en Afrique, à Madagascar et en Indochine, sur la boucherie de 1914, sur les 19 morts du 6 février 1934, sur le suicide de la République le 17 juin 1940 et la hâte avec laquelle les républicains se sont précipités à Vichy, sur les guerres coloniales, etc. De cette épopée est absente la moindre esquisse de repentance ou de remords.
La conception de l’histoire que Lavisse a imposée est détestable sans doute, non pas à cause du « roman national », mais du « positivisme » et du « moralisme » : des faits certes et surtout des causes et des conséquences, et beaucoup de morale que l’on tire à grands seaux du puits sans fond du passé. Le positivisme consiste à poser que tout a une cause ou des causes, même si le fait retenu est à peine établi ou n’a rien d’un fait. L’histoire devient une chaîne ininterrompue de causalités qui, à force de se répéter, se transforment en tissu d’absurdités. Sur ce point fondamental, c’est l’omerta chez les historiens qui préfèrent fustiger le roman national disparu ou qui n’a peut-être jamais existé, sinon dans les fantasmes des pédagogues et autres sciencieux de l’éducation.
En effet, dans les nouveaux programmes d’enseignement d’histoire, c’est la sociologie qui occupe toute la place. Le nouveau programme de la classe de 5e (ceux de 4e et de 3e aussi) est réparti en trois thèmes : « 1. La Méditerranée, un monde d’échanges, VIIe-VIIIe siècles » ; « 2. Société, église et pouvoir politique dans l’Occident chrétien, IXe-XVe siècles » ; « 3. XVe-XVIIe siècles : nouveaux mondes, nouvelles idées ». Autrement dit, le programme est thématique. D’ailleurs, les mots le plus souvent employés sont « sociétés », évidemment, et toujours au pluriel, et « cultures », jamais au singulier évidemment. Quand le nom « société » est au singulier, il est suivi du mot magique « en mutation » (« La France des années 1960-70 », thème de la classe de 3e). Le programme est achronique, donc antihistorique, mais tout confit en supposées « sciences » de la prétendue « société », c’est-à-dire qu’il est destiné à diffuser l’idéologie sociologique ou socialo-humanitaire. Ce n’est plus un roman ; c’est une fable sociologique, toute en jargon et langue de bois. Chaque thème est décliné en questions : l’une obligatoire, l’autre ou les autres en option. Dans le thème 1, « L’Islam (avec un I majuscule, et non un i minuscule, comme il conviendrait, puisqu’il s’agit de religion) : début, expansion (il n’est pas écrit « conquêtes militaires »), sociétés et cultures » est obligatoire, l’empire byzantin, héritier de l’Antiquité grecque, et l’empire carolingien, dont l’Union Européenne est la continuatrice, étant en option.
Il en va de même du programme des classes de 4e (XVIIe-XIXe siècles). Les « Sociétés et cultures au temps des Lumières » sont en option (les Lumières ne sont qu’un « temps » : autrement dit, elles n’ont qu’un temps, clos évidemment). Est obligatoire « Un monde dominé par l’Europe : empires coloniaux, échanges commerciaux et traites négrières ». Cet exemple illustre le rejet de la chronologie. Une « traite », faut-il le rappeler, est un commerce. Or, le commerce des esclaves n’est que la conséquence d’un phénomène premier. Où est l’étude de l’esclavage ? Nulle part, bien qu’il ait été et soit encore endémique en Afrique et dans les pays d’islam. Des marchands portugais, anglais, français, espagnols, hollandais ont acheté des esclaves sur les côtes de l’Afrique et les ont vendus ailleurs, souvent au-delà des mers. Ces marchands ne sont pas l’Europe, encore moins un des différents pays qui composaient alors l’Europe, et pourtant c’est au débit de l’Europe, seul continent où l’esclavage ait été aboli, et des pays qui la composent qu’est mis ce commerce.
Pourtant si des tribus arabes, des souverains musulmans, des ethnies africaines ne s’étaient pas emparés de millions d’hommes, de femmes, d’enfants (noirs ou blancs) pour les réduire à l’esclavage, la « traite » n’aurait pas existé. Encore n’a-t-elle duré que trois siècles, alors que l’esclavage dure depuis des millénaires. Chronologiquement, il est premier. Il est aussi la cause de tout. Or, seule une des conséquences de ce fait massif est au programme. Soit encore le thème 1 de la classe de 3e : « La Seconde Guerre mondiale : génocide des Juifs et des Tziganes ; déportations et univers concentrationnaires ». La seconde guerre mondiale a duré six longues années ; elle a causé environ 70 millions de morts ; des villes ont été détruites ; y ont participé plus de cent pays, souverains ou non. Or, cet événement majeur, qui a façonné la seconde moitié du XXe siècle, est ramené au génocide des juifs et des tziganes. Chacun se rappelle la saillie de Le Pen, qui n’est pas un historien, sur le « point de détail ». Tout se passe comme si le programme d’histoire devait démentir cette saillie en y opposant une contre-saillie, du type : « la seconde guerre mondiale est un point de détail de la Shoah ». La saillie était stupide. Elle n’a fait que discréditer celui qui a cru faire un mot d’esprit. La contre-saillie est encore plus stupide. La première était le fait d’un individu ; la seconde est assumée par la « République ». La fable sociologique qui sous-tend ces programmes se mue en grosse blague.
La morale, chez Lavisse, suintait dans toutes les pages, la pire des morales, la morale moralisatrice, assénée comme des évidences. Dans le manuel d’histoire de France, destiné aux élèves du cours élémentaires, il est écrit, p. 3, du « Livre premier : les Gaulois, les Romains et les Francs », et en italiques : « Vous ne voudriez pas être des ignorants comme ces petits-là (les enfants des Gaulois). Il vaut mieux être venu au monde en ce temps-ci qu’au temps des Gaulois ». Qu’en savent les auteurs de ce manuel ? Rien, évidemment. Ils font l’éloge de la colonisation romaine, laquelle, on le sait aujourd’hui, s’est faite en massacrant des centaines de milliers de Gaulois « de souche ». Ces pédagogues ne font pas de l’histoire, mais assènent des croyances ou des valeurs. Leur prétendu « roman » est un manuel de formatage des esprits. Tout est de la même eau. Mais les pédagogues qui exercent le pouvoir aujourd’hui à l’Education Nationale ne procèdent pas différemment. Certes, la moraline a changé de consistance : c’est le vivre-ensemble, le brassage des différences, l’arabe partout, la promotion, comme à l’hypermarché, de toutes les cultures du monde, sauf celle de la France millénaire, etc. Lavisse est plus vivant que jamais.
Revenons aux choses sérieuses.
Il est un homme politique qui non seulement a cru à la force du roman national, mais a fondé aussi son action publique, de 1940 à 1969, sur ce même roman. C’est De Gaulle. Né en 1890, il a été formé au cours de ses études par le grand « roman national ». Ses Mémoires de Guerre commencent ainsi : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France ». Voilà qui résume son action publique : il a dit non à la demande d’armistice, non au déshonneur, non à la collaboration, non à l’intégration de la France à l’hinterland des Etats-Unis d’Amérique, non à la colonisation. Ce roman national, devenu une réalité de l’histoire, a une autre hauteur, morale, historique, éthique, factuelle, que la repentance infligée à tous les élèves à cause des « heures sombres de notre histoire ». Mais au « roman national » de De Gaulle, les inspecteurs généraux, les fabricants de programmes, les chercheurs de boucs émissaires, les « sciencieux » de l’éducation semblent préférer l’abaissement, le pétainisme, l’islam ou le communisme.
Le nom roman, appliqué à l’histoire, soulève de nombreux problèmes, dont celui de la réalité du fait évoqué ci-dessus. Il est un dernier problème, qu’il convient d’aborder ici. La dénomination « roman national » est sinon méprisante, du moins condescendante. Elle atteste le peu de crédit qu’y accordent les fabricants de programmes et autres historiens bien en cour, en dépit de tout ce que ce « roman » a suscité : le 18 juin 1940, la France Libre, la Libération, la France victorieuse, la fin de la colonisation… Dans les années 1970, François Furet, historien en cour alors, reconnaissait qu’il n’avait que mépris pour la littérature. C’est le point de vue d’un homme qui ne jure que documents, archives, grimoires, manuscrits, mercuriales, quantités, société, etc. Le mépris voué à ce genre littéraire moderne qu’est le roman est au cœur de la question qui nous occupe. Soit les romans écrits au cours des quatre derniers siècles, dont Gargantua et Pantagruel, Don Quichotte, La Princesse de Clèves, Pamela, les romans de Dickens, de Balzac, de Flaubert, de Zola, de Céline, de Houellebecq, etc. Tous ces romans dévoilent le monde réel, révèlent les passions humaines, racontent et expliquent l’histoire qui se fait, et cela avec plus de force, plus de vérité, plus de justesse que les énormes pensums écrits en langue de béton armé. Ce que dévoile le mépris voué au « roman national », c’est le discrédit de l’invention littéraire et, en conséquence, le mépris pour la liberté de l’esprit et le refus de toute latitude laissée aux hommes de se forger un destin.
Le bouc émissaire n’est pas seulement l’animal que, dans les temps archaïques, les hommes sacrifiaient pour purger leurs péchés, fautes ou crimes. Ce peut être un ou des êtres humains (les juifs ont joué cette sinistre fonction à satiété et la jouent encore en France dans ces « quartiers » où certaine population, qu’il ne faut pas nommer de peur qu’elle ne se sente « stigmatisée », ne leur fait pas de quartier). C’est encore une ou des notions, un ou des concepts, une ou des idées, tels que, énumérés au hasard, la finance, les riches, ceux qui, par leur talent ou leur travail, gagnent plus d’un million d’euros par an, une loi ou un ensemble de lois, etc. Il n’est rien en France qui ne puisse pas être transformé en bouc émissaire. C’est à la fois réjouissant, puisque l’absence de discrimination régit la recherche de boucs émissaires, et désespérant, parce qu’un pays dont les « citoyens » passent leur temps à traquer des boucs émissaires, dans l’espoir insensé qu’un bon sacrifice changera leur vie « maintenant », est un pays qui agonise. Le bouc émissaire n’est pas propre aux temps obscurantistes de l’humanité, ni aux heures sombres de notre histoire et les experts en désignation de boucs émissaires ne sont pas nécessairement des bas du front, des mâchoires épaisses, des sans-dents, des crânes rasés ou des QI de 80. L’affaire du « roman national », ce bouc émissaire des profs d’histoire, des sociologues, des pédagogues, des didacticiens et, évidemment, des politiciens prouve que l’on peut être bardé de peaux d’âne et ne vivre que pour casser du bouc émissaire.
Etienne Dolet