Patrick Kessel, président d'honneur du Comité Laïcité République

Riposte Laïque : Peux-tu nous présenter le Comité Laïcité République, et expliquer à nos lecteurs sa spécificité dans le paysage parfois complexe du monde laïque ?
Patrick Kessel :
Le Comité Laïcité République a été créé au moment de la première « affaire du voile ». Face à la confusion qui s’installait déjà dans de nombreuses têtes et à l’absence de réaction forte et claire des organisations laïques et progressistes, certains intellectuels dénoncèrent « un Munich des consciences ». Avec eux, Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler, Elisabeth de Fontenay et avec nombre de compagnons de route de notre engagement laïque : Henri Caillavet, Jean-Pierre Changeux, Gisèle Halimi, Albert Memmi, Claude Nicolet, Jean-Claude Pecker et de nombreux autres, soutenus à l’origine par le Grand Orient de France, nous avons créé cette association nouvelle. L’objectif : se mobiliser pour défendre et promouvoir la laïcité, intervenir partout dans le débat d’idées, sans s’immiscer dans les débats électoraux. La déclaration de principe fait clairement référence à une citoyenneté républicaine fondée sur les valeurs universalistes issues des Lumières et sur une laïcité qui n’a pas besoin de qualificatif.

Le Comité Laïcité République s’est ainsi développé par la création de nombreux comités en province organisant des débats, de nombreux colloques nationaux, le développement d’un site internet venu compléter la «Lettre du CLR » et en s’impliquant dans les grandes batailles d’idées. Ce fut le cas lorsque nous avons plaidé en faveur du projet de loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école devant la commission Stasi. Ce fut le cas lorsque nous avons contribué à faire connaître le rapport Obin, un moment censuré parce qu’il donnait une photographie dramatique mais réelle de la situation dans certaines écoles publiques, situation provoquée par la montée des communautarismes. Ce fut encore le cas lorsque nous avons soutenu les journalistes danois, français, égyptiens qui ont publié des caricatures religieuses mais aussi celles et ceux, telle Chadortt Djavan, auteur iranienne en exil à qui nous avons décerné le prix de la Laïcité, dont la vie est menacée simplement parce qu’ils osent prétendre vivre et penser libres.
Le Comité Laïcité République qui regrette l’absence d’une véritable structure de rassemblement tel l’ancien CNAL sur des bases claires essaie de favoriser chaque fois que cela est possible un front commun des forces laïques. Cela n’est pas toujours évident au vu des particularismes de chaque association. Cela s’avère impossible sur des sujets tel le communautarisme, certaines associations ayant par exemple pris parti pour le port du voile dans les écoles ! En revanche lorsque une majorité d’associations s’engagent dans le même sens, le pouvoir politique en tient compte, ainsi que ce fut le cas l’an dernier face aux velléités de « toilettage » et de « modernisation » de la loi de 1905.
Riposte Laïque : Le samedi 24 janvier, le CLR remettra, le prix de la laïcité. Pourquoi cette initiative, pour la quatrième année, et sur quels critères avez-vous attribué les trois premiers prix ?
Patrick Kessel :
Pour la quatrième fois, le Comité Laïcité République va remettre le 24 janvier prochain à la Mairie de Paris le prix de la laïcité. Ce prix a été créé pour soutenir une personne ou une association ayant écrit ou agi en faveur de la laïcité. Il s’agit de faire connaître la laïcité, ses enjeux, l’éthique qu’elle porte.
Les jurys précédents, toujours présidés par une personne indépendante du CLR , ont ainsi honoré Fadela Amara et le mouvement « Ni putes ni soumises » et son combat dans les banlieues en faveur des femmes musulmanes, Caroline Fourest, journaliste à Charlie Hebdo, Nasser Khader, député danois d’origine syrienne traqué pour avoir osé défendre Charlie Hebdo dans l’affaire des caricatures, Maurizio Turco, député radical italien pour son action au Parlement européen contre les pressions du Vatican sur les libertés fondamentales, Chahdortt Djavan, écrivaine iranienne, le café parisien « la mer à boire » objet de menaces concrètes pour avoir organisé une exposition de caricatures de toutes les religions.
Le jury est composé de personnalités scientifiques, intellectuelles et politiques. Des républicains des deux rives ont participé activement tels, par exemple, Christian Bataille, député du Nord qui avait présidé le jury pour la troisième édition, André Bellon, ancien député, Michel Hannoun, ancien député, Corinne Lepage, ancien ministre.
Riposte Laïque : Dans « L’école face à l’obscurantisme religieux », livre qui complétait le rapport Obin, tu dénonçais le montée du communautarisme au sein de l’institution scolaire, et dans toute la société. Aujourd’hui, comment définirais-tu les grands traits de cette communautarisation de notre pays, et penses-tu que le religieux en soit l’élément moteur ?
Patrick Kessel :
La République laisse à chaque citoyen la liberté de choisir sa vie, d’adopter ou de rejeter des us et coutumes souvent transmis par la naissance, des rites, une culture, une langue, une tradition , une foi qui participent de ce qu’il est convenu d’appeler une communauté. C’est bien la moindre des choses et on comprend parfaitement que face à la dureté sociale de la vie, on puisse avoir besoin de se retrouver dans un groupe où l’on se sent des affinités, des complicités, une écoute privilégiée, une solidarité, une famille élargie en quelque sorte. En l’état, de telles communautés ne posent aucun problème. On y entre, on en sort libre. Ces communautés sont affectives. Elles ne revendiquent rien, ni pour elles ni pour leurs membres.
Là où les choses se gâtent, c’est lorsque de telles associations au nom d’une spécificité ethnique, religieuse, culturelle, sexuelle commencent par revendiquer des dérogations à la loi commune avant d’exiger des droits spécifiques. Il ne s’agit plus de partager des complicités, une langue, des fêtes ou des manifestations culturelles mais d’imposer des règles de vie, des lois qui peuvent être en totale contradiction avec les valeurs républicaines. Ainsi, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, au nom de la démocratie réduite pour l’occasion à un droit à n’importe quelle différence, certains porte-paroles communautaristes en viennent-ils à contester les principes républicains, en premier lieu l’égalité de droits entre hommes et femmes et l’émancipation de ces dernières.
Ainsi le communautarisme constitue-t-il un véritable danger pour une République dont le projet est bien de garantir à chacune et chacun des siens la liberté de conscience et l’égalité des droits. Le rapport Obin a montré combien la situation était devenue dramatique dans nombre de collèges publics. Les auteurs, des inspecteurs de l’Education Nationale, révélaient le climat de tension, de violence qui s’était installé dans les établissements. La pression s’exerçait physiquement sur des enseignants mais aussi sur les contenus de l’enseignement, qu’il s’agisse de littérature, d’histoire ou de biologie. Le rapport montrait la mise en place d’ une discrimination à l’égard des petites filles et des formes ségrégatives en fonction des communautés supposées d’appartenance. Ce constat ne concernait pas que l’école mais désormais les quartiers. L’hôpital public illustre également cette dérive où certains refusent un médecin au prétexte que son patronyme renvoie à certaines origines supposées….
Face à un tel bilan dramatique, il faut se garder des solutions-miracle, des « yaka ». Les causes sont multiples et la dimension sociale évidente. Pour autant, cette dernière ne saurait légitimer de telles dérives. La classe ouvrière allemande dans les années trente avait de bonnes raisons de se révolter. Pas de porter démocratiquement Hitler au pouvoir ! Toutes proportions gardées certaines contestations sociales des banlieues sont explicables et pourraient même susciter une large sympathie. Pour autant, celles et ceux qui les soutiennent en croyant y trouver les héritiers de la classe ouvrière se tromperaient lourdement s’ils développaient une stratégie politico-religieuse de haine à l’égard de la République sociale et laïque. Ce n’est pas moins de République qu’il faut mais davantage et mieux, plus de liberté, plus d’égalité, plus de solidarité et aussi davantage de laïcité.
Riposte Laïque : Le rapport Obin montrait que c’était essentiellement l’offensive communautariste de l’islam dans l’école qui posait problème. Pourtant, dire cela, dans les milieux laïques (Riposte Laïque en sait quelque chose) n’est pas toujours bien vu. Partages-tu le diagnostic du rapport Obin, et comment expliques-tu ce malaise de certaines organisations, qui préfèrent continuer à taper sur le Vatican, en fermant les yeux sur l’offensive islamiste ?
Patrick Kessel :
La question de la dénonciation de l’islamisme est indéniablement une question sensible dans les organisations de gauche, notamment dans les organisations qui défendent la laïcité. J’y vois principalement deux raisons.
La première, que je viens d’évoquer par référence à la classe ouvrière allemande des années trente, relève d’une approche messianique du mouvement social. Celui-ci aurait toujours raison de se manifester quelles que soient les formes historiques qu’il prend. L’histoire devrait conduire à beaucoup plus de prudence. Le mouvement social a pu prendre les formes du fascisme dans certains pays. Il pourrait s’habiller demain de formes politico-intégristes. Avis aux apprentis-sorciers.
L’autre raison tient à la culpabilité à l’égard de pays où la France a autrefois imposé par la force et la violence une politique coloniale. Les actes commis à cette époque sont condamnables aujourd’hui comme hier. Pour autant ils ne sauraient justifier qu’on ferme les yeux sur des régimes politiques totalitaires, au prétexte qu’ils ont été constitués sous les fronts baptismaux de la décolonisation ! Encore moins qu’on confère aux mouvements intégristes une quelconque légitimité à se présenter comme les hérauts du mouvement de la revanche contre un Occident éternellement coupable !
Cette bataille est décisive pour l’avenir en France mais aussi en Europe, en Afrique et aux Etats-Unis. Communautarismes et cléricalismes ont plusieurs visages. Les laïques devraient tous les dénoncer et reprendre le chantier d’une République universelle parfaitement utopiste aujourd’hui mais dont nos enfants auront bien besoin pour sauver la nature, assurer un juste développement de l’économie et une véritable émancipation à l’humanité.
Riposte Laïque : On sent de plus en plus, chez le Président de la République, une conception de la laïcité qui se confond avec l’égalité des religions, et une volonté de réintroduire les religions dans la vie politique. Une partie de la gauche a préparé, par le concept de laïcité ouverte, la laïcité positive de Nicolas Sarkozy. Crois-tu, sur la laïcité, à la pertinence du clivage gauche-droite, ou bien penses-tu qu’il faut travailler à l’alliance de tous les laïques et les Républicains, de droite comme de gauche, qui se reconnaissent dans la séparation du religieux et du politique ?
Patrick Kessel :
Ce n’est pas la pertinence du clivage gauche-droite qui a disparu. Ce sont les références historiques et sociales. Ainsi que je viens de le dire, il y a nécessité pour les progressistes d’imaginer et de préparer l’instauration d’institutions internationales qui garantissent à chaque femme et à chaque homme la réalité de la liberté et de l’égalité. Dans cette perspective, la laïcité est centrale car en France comme dans le cadre de la préparation de Durban 2, elle seule garantit l’universalité des droits de l’homme et du citoyen. Mais le péril est grand de voir les ennemis de ces droits aboutir à la réécriture de la Déclaration de 1948 au profit de Droits de l’homme « communautarisés » qui s’exerceront prioritairement au détriment des femmes ! Le différentialisme : voilà l’ennemi, peut-on dire en paraphrasant Gambetta !
Dans cette perspective il convient de défendre une laïcité ferme qui n’a pas besoin de qualificatif. Hier certains à gauche la voulaient « ouverte ». Aujourd’hui le Président de la République l’a souhaitée « positive ». La laïcité n’a pas besoin de qualificatif qui en général vise non à la renforcer mais à la vider de sa substance.
L’histoire des 25 dernières années montre que sur la question de la laïcité le clivage gauche-droite n’a pas été totalement opérant, chaque grande famille étant en son sein divisée. La loi sur les signes religieux à l’école a été initiée par le Président Chirac tandis que le renvoi au Conseil d’Etat de la première affaire du voile est le fait d’un Premier ministre de gauche ! Il y eut heureusement des femmes et des hommes à gauche pour défendre la laïcité. Pour autant la gauche gagnerait indéniablement à offrir au débat politique une dimension philosophique et pourquoi pas idéologique et la laïcité devrait y avoir une place centrale.
En attendant, je veux profiter de cette interview pour rendre un hommage appuyé à Madame Simone Veil qui vient de sauver l’héritage philosophique des Lumières inscrit dans le préambule de notre Constitution. Le Président lui avait demandé de formuler des propositions afin de la réviser et permettre la mise en place des mesures en faveur « de la diversité » et tout particulièrement de la discrimination positive. Elle a dit non à ce qui était suggéré. Il fallait oser, elle l’a fait. La presse a mis l’édredon sur ce choix courageux qui n’était pas politiquement correct!
Riposte Laïque : Tu as été Grand Maître du Grand Orient de France (GODF). Penses-tu que les francs-maçons, avec toute leur diversité, prennent la mesure de la gravité de l’attaque anti-laïque qui se déroule, actuellement, dans notre pays ? Quelles propositions d’actions verrais-tu, concrètement, pour mobiliser les laïques ?
Patrick Kessel :
Il n’appartient pas à un ancien Grand Maître de commenter l’action de ses successeurs. En revanche, je veux saluer l’initiative à laquelle j’ai pris part qui, l’an dernier, a vu la quasi-totalité des anciens Grands Maîtres du Grand Orient se rassembler pour aller en délégation dire au Président de la République qu’il ne fallait pas toucher à la loi de 1905.
A ce jour nous pouvons penser que nous avons été entendus même si nous devons être vigilants sur les modifications qui peuvent intervenir selon d’autres procédures. Mais sur le fond c’est une étape importante qui témoigne en effet du rôle que peut jouer le Grand Orient en contribuant à rassembler des associations laïques dont les oppositions deux à deux affaiblissent trop souvent le combat commun que nous devons mener. Cet engagement doit se poursuivre. Il doit se décliner concrètement sur des sujets divers mais qui concernent tous la laïcité : la recherche scientifique, le créationnisme que certains voudraient imposer dans l’enseignement au même titre que la science, les institutions européennes et les Nations Unies où la préparation de Durban 2 témoigne déjà de la montée en puissance des ennemis de la liberté de conscience, de l’égalité des droits, de l’universalisme, en un mot des Lumières.
Rassembler autour de la laïcité c’est contribuer, même modestement, à ce que notre génération permette à l’humanité de poursuivre sa marche en avant vers l’émancipation.
Propos recueillis par Pierre Cassen
http://www.laicite-republique.org/spip.php?article936

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