C’était le 7 novembre 2010. Il faisait nuit et froid. Les rues étaient désertes et les avenues sans fin. Simon, qui marchait seul, depuis plus d’une heure, après sa sortie de l’opéra, avait sous ses yeux la réalité d’une ville endormie. Les rares passants étaient murés dans leur silence. Simon ne les regardait point : il se dirigeait le plus rapidement possible vers la station de tramway qui devait le conduire à un rond-point. Là, sa sœur aînée viendrait le chercher.
Rassuré par ce rendez-vous fraternel, Simon revivait le spectacle auquel il venait d’assister. Il était fier d’avoir dans son sac de cuir noir une robe d’apparat qu’il avait lui-même confectionnée du haut de ses dix-sept ans, et qui était semblable à celles qu’arboraient les cantatrices sur la scène. A cet instant précis, il eût connu l’accord parfait avec le monde, s’il n’y avait eu cette solitude physique qui l’entourait de plus en plus…
Arrivé enfin au rond-point convenu, Simon se retrouva, sans transition aucune, sous de puissants réverbères. Outre le fait qu’il était toujours seul, on ne voyait que lui, son manteau, son sac, et l’herbe qui, entre les rails du tramway, faisait comme un parc entouré de goudron.
Mais il ne resta pas longtemps seul : jaillissant de l’invisible, quatre jeunes gens vinrent lui tenir compagnie. Ils devaient avoir entre seize et vingt ans. Chacun portait un jogging et des baskets. Le plus grand avait sur la tête une casquette posée de travers, comme cela se fait aujourd’hui. A l’évidence, ils étaient en pleine forme ! La conversation s’engagea tout de go :
– «Tu deales ?» – demanda à Simon celui qui portait la casquette et qui, vraisemblablement, était le chef du groupe.
– «Non».
– «Tu fumes ?».
– «Non plus !».
– «Pourquoi t’es là, alors ?».
– «J’attends ma sœur».
– «Elle est comment ta sœur ?» – se risqua l’un d’eux.
– «On s’en fout de sa sœur ! – s’emporta le chef. On est là pour vendre la came, et après on se tire».
– «Ça ne m’intéresse pas !» – rétorqua Simon.
– «Mais qui es-tu, toi ? On te propose de la drogue parce que ça gagne bien, et toi tu nous parles comme ça ?».
– «Excusez-moi, mais je ne vous ai rien demandé à tous les quatre : je ne vous connais même pas ! Alors, laissez-moi tranquille !».
Et Simon de s’éloigner pour appeler sa sœur en urgence. Et le groupe de le suivre, plus inquisiteur que jamais !
– «Qu’est-ce que tu fais avec ce portable ? T’appelles les keufs ?».
– «J’appelle ma sœur».
– «Ah ouais, t’appelles ta sœur ? T’appelles les flics, ouais ! On les connaît, nous, les types comme toi ! C’est pas des frères : c’est des Français ! Les Français, ils appellent toujours les flics !».
Simon essaie malgré tout de joindre sa sœur, puis se ravise, tente de remettre son portable dans la poche de son manteau, repousse ceux qui le poussent, se débat comme un diable, mais ne peut pas grand-chose contre la pression des quatre jeunes qui, finalement, lui dérobent son bien.
– «Rendez-moi mon portable !» – hurle-t-il !
– «Quel portable ?» – renchérit le chef : «T’as perdu ton portable ? Eh, vous avez entendu, il a perdu son portable ! Il faut l’aider à trouver son portable, les mecs !».
– «Mais fichez-moi la paix, à la fin ! Je vous ai rien fait, merde !».
– «Non, mais il nous insulte maintenant ! Ça va mal finir pour toi, mec… Mais attends : qu’est-ce que t’as là, autour du cou ? Une chaîne en or ? T’es plein aux as, toi. Je le savais : y a qu’à te regarder pour savoir !».
Simon serre les poings, se cramponne à son sac, gesticule pour échapper à ses prédateurs. En vain ! Le col de sa chemise est arraché, le haut de son pull déchiré… et la chaîne portant la croix chrétienne finit par connaître le même sort que le portable !
Simon court désormais sur la pelouse. Il sait qu’après la chaîne ce sera son sac qui, outre la précieuse robe, contient des documents personnels et quelques euros ; puis ce sera son manteau, sa montre, et peut-être sa vie ! Or, comment courir avec des chaussures à semelles lisses et à talons, un pardessus imposant, un sac volumineux à la main, et la fatigue d’une longue marche ? Et surtout courir vers quoi, puisqu’il n’y a pas une habitation à la ronde ? Et vers qui, puisqu’il n’y a personne ?
Les réverbères ont beau éclairer magistralement la scène, ils n’empêchent rien ! De toute façon, il ne se passe rien ! Et puis, s’il se passe quelque chose, autrement dit s’il arrive quelque chose à Simon, c’est tant pis pour lui : à dix-sept ans, on n’a pas idée d’être dehors à une heure du matin, et a fortiori seul, quelles que soient au demeurant les raisons de cette solitude, même si les copains qui s’étaient engagés à vous raccompagner vous ont fait faux bond !
Pendant ce temps, non loin de là, un automobiliste en termine avec un parcours d’une centaine de kilomètres. C’est un sexagénaire qui rentre chez lui, après un concert de musique classique. Il roule sans se presser, tout absorbé qu’il est par la beauté des œuvres pianistiques qu’il vient d’écouter, et qui le charment encore, à l’instar de Simon revivant, il y a juste deux heures, les fastes de l’opéra. L’univers psychologique de notre conducteur le situe donc à des milliers d’années-lumière du sauve-qui-peut de Simon, à telle enseigne qu’en passant tout à fait par hasard sur le fameux rond-point, il n’aperçoit que des jeunes qui chahutent, et songe aussitôt aux bêtises que l’on peut faire à cet âge, sans prendre conscience que quatre adolescents sont en train d’en martyriser un cinquième, et que ce cinquième n’est autre que son propre fils !
Pourtant – et de façon inexplicable – il reste accroché à cette scène, et peu à peu le doute l’envahit. «C’est bizarre ! – pense-t-il : ce garçon, de dos, qui s’agite dans tous les sens, ressemble à Simon».
Le père de Simon ralentit donc, mais le rond-point n’offre aucun endroit pour s’arrêter. «De toute façon, ce n’est pas grave» – conclut-il, tout en ne quittant pas des yeux le rétroviseur intérieur de son véhicule : «Ça ne peut pas être Simon. Il sait qu’il ne doit pas rentrer après minuit, et puis, le tramway qu’il a coutume de prendre n’est pas celui de cette ligne».
S’étant rassuré de la sorte, le père s’éloigne, lentement, certes, mais s’éloigne quand même… lorsqu’il aperçoit un renfoncement de la chaussée. Sans savoir pourquoi, il s’y glisse, sort de sa voiture et crie de toutes ses forces : «Simon !».
Ragaillardi par la voix de son père, Simon se dégage in extremis des mains qui le brutalisent, accourt vers le break salvateur et s’y engouffre tout essoufflé, le visage rougi et luisant de sueur, les cheveux et les vêtements en bataille : «Papa, je viens de me faire racketter par quatre maghrébins ! Ils m’ont piqué mon portable et ma chaîne, ont abîmé ma chemise et mon pull. Regarde !… Faut pas rester là, papa ! Faut aller à la maison, vite : j’en peux plus !».
Mais le père ne l’entend pas ainsi : bondissant hors de son véhicule, il se précipite sur la pelouse pour affronter les agresseurs, et découvre à son tour la solitude physique d’un rond-point où il ne s’est décidément rien passé !
Plus personne ! Il n’y avait plus personne, pas même un automobiliste qui aurait eu l’idée de s’aventurer par là ! Il n’y avait rien que le rien… et c’est toujours comme ça !
Le lendemain, le père de Simon porte plainte au commissariat de son secteur, et confie à l’officier de police son regret de n’avoir pu mettre la main sur les agresseurs – qu’il se serait empressé de frapper sans la moindre hésitation. Et l’officier de lui répondre :
«Dites-vous bien, monsieur, que vous avez eu beaucoup de chance en ne retrouvant personne, car si vous aviez frappé les agresseurs de votre fils, c’est vous qui auriez eu tort, et vous auriez eu tort deux fois : d’abord devant la loi, et ensuite dans les faits. Devant la loi, car nul n’est autorisé à faire justice soi-même ; et dans les faits, car, en un éclair, vous auriez été face à une meute de jeunes prévenus par portable. Peut-être même que vous y auriez laissé la vie, comme cela s’est déjà produit, et comme cela se reproduira ! Ce qui est arrivé à votre garçon arrive, hélas, tous les jours, et même plusieurs fois par jour (sic), dans toutes les villes de France. Et encore, vous vous en êtes bien tirés, vous et votre fils. Je vous le répète : vous avez eu, tous les deux, beaucoup de chance !».
Voilà ce que l’on peut vivre – et entendre – dans la France ordinaire ! Certes, Simon a eu une chance inouïe, mais combien n’ont pas eu cette chance ? Et combien ne l’auront jamais ?
France, au nom de tous les tiens, il faut que tu changes !
Maurice Vidal