Réponse amicale à un texte surprenant de Mohamed Sifaoui

Dans un texte où on sent pointer beaucoup d’amertume et de déception, Mohamed Sifaoui reproche à « Riposte Laïque », sa complaisance vis-à-vis des propos d’Ayaan Hirsi Ali, qu’il ressent comme une offense à tous les musulmans. Sans doute blessé, il en vient à douter de la sincérité de notre engagement, et s’interroge si, derrière notre critique radicale de l’islam, nous ne voudrions pas « bouffer du musulman » (1).
Cité plusieurs fois dans cet article, je souhaite, dans cette réponse, rassurer mon ami Mohamed Sifaoui, en évoquant avec lui les circonstances de notre rencontre, et les actions – trop rares – que nous avons pu mener ensemble.
Nous nous sommes rencontrés, pour la première fois, à Lyon, le 9 décembre 2006, grâce à Michèle Vianès, présidente de l’association « Regards de Femmes ». Elle avait appelé à une manifestation devant la libraire Tahwid de Lyon, qui accueillait le tristement célèbre Hani Ramadan dans ses locaux.
Ensuite, nous devions regagner à pied la mairie du VIe arrondissement, où Michèle avait organisé une réunion publique dans laquelle Mohamed et moi serions à la tribune, en compagnie notamment de la célèbre psychiatre égyptienne Nawal El Saadaoui (2). Mais je me souviens surtout de ce kilomètre à pied que nous avons parcouru, tous les deux, dans les rues de Lyon, en discutant librement, et en nous découvrant. J’ai vu, à cette occasion, ce qu’était la vie de Mohamed Sifaoui depuis quatre années, depuis que les islamistes l’avaient condamné à mort. Il était précédé d’un policier en civil, tandis qu’un autre fermait la marche. Dès qu’un inconnu arrivait en face, le policier se mettait immédiatement entre Mohamed et le passant. J’ai imaginé le quotidien qu’une telle vie impliquait, et la solidité qu’il fallait, dans une telle situation, pour tenir le coup et continuer le combat.
Ensuite, Mohamed avait largement contribué à la qualité d’un débat qui avait captivé toute la salle, où étaient présents les futurs rédacteurs de “Riposte Laïque” Pascal Hilout, ainsi que Mireille Popelin et Robert Albarèdes, qui figuraient parmi les intervenants, eux aussi. Je n’ai pas oublié l’ovation qui accompagna, ce jour là, la sortie de Nawal El Saadaoui.
J’ai ensuite rencontré Mohamed Sifaoui à l’occasion des journées internationales laïques de Montreuil, les 9 et 10 février 2007, dont j’étais un des organisateurs. Durant ces deux journées, il sut faire des interventions qui marquèrent les esprits, notamment quand il expliqua, en Algérie, l’attentat dont furent victimes ses collègues de travail journalistes, auquel il échappa miraculeusement, et la stratégie mise en place par les islamistes, dans les années 1990. Le fait qu’il se proclame musulman ne posa aucun problème au public.
J’ai eu l’occasion, quelques mois après, de manger avec lui et quelques amis, dans un restaurant parisien. Là encore, toujours la présence permanente de deux policiers, assis à une table voisine, qui surveillaient toute entrée nouvelle dans le restaurant. Nous venions de lancer « Riposte Laïque », et il me fit part, en fin de repas, de son désaccord avec un premier article de notre ami Pascal Hilout, qu’il avait vécu comme une critique personnelle (Pascal commentait une émission télévisée où Mohamed était passé la veille). Je lui expliquais notre conception du journal, notre soif de débats, notre attachement intangible à la libre parole de nos rédacteurs, et notre refus du « politiquement correct », sur la religion ou toute autre sujet. Je lui proposais, pour illustrer le propos, une interview, qu’il eut la gentillesse d’accepter, et de réaliser sur le champ, malgré un emploi du temps très chargé (3).
J’ai encore croisé le chemin de Mohamed, le 11 septembre 2007, à l’invitation d’Huguette Chomsky Magnis, présidente du MPCT (Mouvement pour la Paix, contre le Terrorisme), où nous partagions la même tribune, en la bonne compagnie de Michèle Vianès, Dominique Sopo, président de SOS Racisme, et Josiane Sberro, de Primo Europe. La salle apprécia les propos de chacun, mais là encore, Mohamed sut faire des interventions dont personne ne reprocha la longueur, tant elles prenaient la salle aux tripes, et savaient dégager de l’émotion, et bien sûr, du contenu.
Lors d’une de nos discussions, la question de la religion fut abordée. Je ne lui révélais jamais si j’étais croyant, agnostique ou athée. Je lui expliquais mon pragmatisme. Je lui narrais quelques combats locaux contre l’extrême droite catholique, dans les années 1990, où on se moquait de savoir si celui qui luttait contre les commandos anti-IVG était croyant, ou athée. L’essentiel était qu’il soit là. Concernant l’intégrisme islamiste, je lui dis, dans le même esprit, que l’essentiel était de tenir la corde par les deux bouts. Que des croyants, comme lui, au nom de leur foi, condamnent les pratiques des extrémistes ne posait aucun problème, au contraire. Mais à condition que d’autres angles d’attaque, tels ceux d’Ayaan Hirsi Ali, de Pascal Hilout, mais aussi de ceux qui se réclament de l’athéisme, puissent s’exprimer, et combattre le fait religieux, en France, où le droit au blasphème n’est pas interdit, et dans d’autres pays, où il est à conquérir.
Caroline Fourest, dans un article du « Monde », a fait un parallèle entre les persécutions subies par les opposants, dans les pays communistes, et dans les pays musulmans. (4) La comparaison est intéressante. Certaines victimes du goulag combattaient idélogiquement le communisme, et ne considéraient pas que le stalinisme en était une perversion, mais une conséquence inévitable. D’autres, comme les trotskistes, considéraient que la stalinisme n’était qu’une trahison bureaucratique d’un communisme qui continuait à constituer leur idéal.
Pour le débat islam-islamisme, on pourrait faire le même parallèle. La virulence de Mohamed Sifaoui vis-à-vis d’Ayaan Hirsi, teintée même de mépris – il parle de ses niaiseries – est surprenante, de la part d’un militant qui n’a jamais montré qu’il avait une conception sacrée de la religion.
L’essentiel n’est-il pas que Mohamed et Ayaan partagent beaucoup de choses : leur refus du totalitarisme islamiste, leur combat contre les théocraties musulmanes dictatoriales et sexistes, une vie condamnée à se dérouler sous protection policière, un attachement à la laïcité française, bien que ce pays ne soit pas leur pays d’origine, aux Lumières, à l’égalité hommes-femmes, à la République et aux valeurs progressistes de notre pays qui en font des citoyens que la France est fière d’avoir accueilli.
Cette France s’est construite aussi grâce aux libres-penseurs, qui ont su, par ce que Ségolène Royal appellerait « leurs propos excessifs et déplacés », démystifier le sacré de la religion catholique. Pourquoi ce qui a été fait pour la religion catholique ne devrait-il pas s’appliquer à la religion musulmane, et en quoi cela serait-il manquer de respect aux musulmans que de leur permettre de faire face à la libre critique, même radicale, même provocatrice, de leur religion ?
Je suis convaincu que mon « ami » Mohamed Sifaoui (je lui rends les guillemets qu’il a mis dans son texte, sur ce propos, avant mon nom), homme libre imprégné de l’esprit des Lumières, saura, après la rédaction de ce texte qui nous a désagréablement surpris, en convenir. L’homme que j’ai cotoyé n’aurait pu que partager ce texte de Chahdortt Djavann, “Ayaan, ma soeur”, paru dans Le Figaro. (5)
Il sait, au fond de lui-même, que pour mener le combat contre l’intégrisme islamiste, « Riposte Laïque » et Ayaan Hirsi Ali, entre autres, seront à ses côtés, et que toute division contre le fascisme a toujours été fatale au camp progressiste.
Pierre Cassen
(1) http://www.mohamed-sifaoui.com/article-16659161.html
(2) http://www.laic.fr/cr_respublica.htm
(3) http://www.ripostelaique.com/Mohamed-Sifaoui-journaliste.html
(4) http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/02/14/les-dissidents-de-l-islamisme-par-caroline-fourest_1011375_3232.html
(5) http://www.lefigaro.fr/debats/2008/02/16/01005-20080216ARTFIG00599-ayaan-hirsi-ali-ma-sur.php

image_pdfimage_print