A lire : Esclaves chrétiens, maître musulmans, de Robert C. Davis

ESCLAVES CHRÉTIENS, MAÎTRES MUSULMANS

Robert C. DAVIS : Esclaves chrétiens, maîtres musulmans – L’esclavage blanc en Méditerranée, 1500-1800 – (éditions Jacqueline Chambon; 336 pages). Edition de poche: Actes Sud, collection Babel).

Même par de grands historiens comme Fernand Braudel (“La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II”), la traite des esclaves blancs européens sur le pourtour méditerranéen a été sous-estimée pour des raisons idéologiques que l’on devine sans peine, à savoir une omerta d’ordre politique, religieux, diplomatique. De même, des récits romancés tel celui de l’écrivain espagnol Miguel de Cervantès (1547-1616), lequel a subi le joug de l’esclavage barbaresque durant neuf années, n’ont pas peu contribué à reléguer dans le domaine confortable de la légende un phénomène qui relève pourtant d’une réalité historique ayant laissé des traces très profondes.

Dans sa tentative louable de décanter ledit phénomène de ses perceptions biaisées et minorées, le livre de Robert C. Davis est donc plus que bienvenu. Et les recherches sur ce sujet longtemps resté tabou ne cessent de croître, surtout en France, en Italie et aux Etats-Unis. D’entrée de jeu, au vu de l’ubiquiteux fait islamique qui ne cesse d’alimenter notre vocabulaire en mots nouveaux ou réactualisés, précisons que l’on appelle Barbaresques les contrées d’Afrique du nord jadis appelées Barbarie quand elles furent sous domination ottomane.

Sous l’expression “razzias barbaresques”, on entend les incursions des corsaires  et pirates opérant dans le bassin méditerranéen après les conquêtes musulmanes effectuées jusque sur les terres de la péninsule ibérique.   Après 1492 et la Reconquista, ces incursions ne cessèrent point, mais au contraire ne firent que se multiplier. En chassant les Maures de l’Andalousie, Ferdinand II le Catholique et  Isabelle de Castille avaient procuré au royaume renaissant un ennemi implacable qui allait trouver une nouvelle patrie toute proche au Maroc, à Alger, et finalement tout le long des côtes d’Afrique du Nord, les fameuses côtes dites barbaresques. Fortes de cet apport de sang neuf, les sociétés islamiques en pleine expansion dans ces contrées entreprirent très promptement de régler leurs différends avec  la chrétienté. Elles construisirent des galères, attaquèrent les navires marchands européens, razzièrent les populations côtières et capturèrent hommes et femmes pour les réduire en esclavage.

Les historiens estiment qu’entre 1530 et 1780, jusqu’à 1 250 000 Européens blancs et chrétiens se virent asservis par les musulmans de la côte barbaresque. Ces chrétiens constituaient une partie du butin accaparé lors des razzias menées le long des côtes espagnoles, françaises et surtout italiennes, transformant la Méditerranée en “Mer de la peur”.   Dès à présent, nous pouvons remarquer une différence de taille entre la traite  transatlantique à finalité avant tout mercantile et celle pratiquée par les régences barbaresques d’Alger, de Tunis et de Tripoli, ces trois villes constituant le noyau dur de la Barbarie. Ceux qui recherchaient des esclaves pour en faire la traite étaient certes aiguillonnés par l’appât du gain: la force de travail que constituaient les esclaves, ainsi que les rançons escomptées lorsque leurs proches, l’Eglise catholique ou l’Etat dont ils étaient les ressortissants voulaient les racheter.

Mais le trafic des esclaves chrétiens était aussi nettement mû par une dimension religieuse et une idée de revanche, en réparation des “torts” de 1492 et contre les croisades meurtrières des siècles antérieurs. Les corsaires barbaresques se revendiquaient d’ailleurs comme “corsaires de la foi”, et l’on parlait à l’époque de “Djihad maritime”. Ce terme est tombé en désuétude au XIX° siècle. C’est ce conflit multiforme entre islam et chrétienté qui sous-tend et nourrit l’esclavagisme de type barbaresque. Soumettre le chrétien à l’esclavage, c’était l’humilier et marquer la supériorité de l’islam. D’ailleurs, le rituel marquant le passage à l’état d’esclave voulait que le captif soit dénudé et battu avec des cordes à noeuds.

Arrivés à Alger, Tunis ou Tripoli, les captifs étaient triés sur le batistan ou marché aux esclaves. Les plus chanceux allaient être orientés vers les orangeraies ou le service domestique. Mais la plupart d’entre eux étaient astreints à des travaux épuisants sur les galères ou dans les mines, ou encore dans le transport de pierres et le bâtiment. Les plus malchanceux travaillaient dans des bagnes publics, soumis à des conditions épouvantables. Sur les galères, en raison de la “détestation du christianisme”, les galériens étaient parfois marqués d’une croix sur la plante des pieds. Le marquage, ou flétrissure, n’était pas l’apanage des galères barbaresques; il se pratiquait aussi sur les galères européennes et renvoyait  à l’offense dont on était coupable. Ce qui est significatif dans le cas présent, c’est que le simple fait d’être chrétien constituait en soi une offense.

Quant aux filles d’Eve prises dans les rets de l’esclavage, on ne sera pas étonné d’apprendre qu’elles “sont réduites en esclavage, lorsqu’elles sont jolies et vierges, et sont la plupart du temps violées par les Turcs; les femmes plus mûres et les vieilles restent dans la demeure et sont au service des maîtresses”. Les femmes étaient moins nombreuses que les hommes sur les listes de rachats, en partie parce que la plupart avaient fini comme esclaves concubines puis s’étaient converties à l’islam afin de pouvoir rester auprès de leurs enfants, eux-mêmes élevés dans la religion de leur maître.

Davis consacre un chapitre entier à l’Italie, pays qui a le plus souffert des menées barbaresques. Cernés de tous côtés par des mers hostiles, et l’ouest de la Sicile n’étant qu’à deux cents kilomètres de Tunis, les travailleurs des fermes situées même à quinze, voire trente kilomètres des côtes, n’étaient pas en sécurité, qu’ils fussent moissonneurs, ouvriers dans les vignobles et les oliveraies, ou pêcheurs obligés d’aller en mer pour rapporter le poisson. Les monastères proches du littoral constituaient également des proies faciles pour les corsaires, lesquels recherchaient les moines pour en tirer des rançons et les convers pour les utiliser comme main d’oeuvre servile en Barbarie. Même les tours de guet étaient attaquées.

Mais, à bien y regarder, l’Italie ne fut pas uniquement  victime de sa géographie; cela serait trop simple. A l’époque dont nous parlons, elle était constituée d’une mosaïque de petits Etats et de fiefs qu’il était difficile de fédérer en vue d’une stratégie défensive de grande ampleur. En contraste, même au début du seizième siècle, la France n’était plus uniquement un ensemble disparate de régions, mais possédait un Etat centralisé, fort et fédérateur. Ceci explique peut-être, en partie du moins, pourquoi c’est la France qui, en 1830, a confronté le bey d’Alger pour “mettre fin à l’esclavage blanc et au système qui l’avait toléré”. Selon Davis, à cette époque “l’Italie et l’Espagne n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes” et ne possédaient aucunement la force et les moyens de se lancer dans une offensive d’envergure.

Pour la touche finale, rappelons que si les Esquimaux possèdent 30 mots pour nommer la neige ou la glace, il en existe 22 en arabe pour définir l’esclave, dont plusieurs qui signifient à la fois esclave et Noir. A méditer!

Charles Adam

 

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