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Burqa : la liberté disqualifiée. Une réponse à Catherine Kintzler

Madame,
Il faut vous remercier pour cet article (1) et pour le soutien sans équivoque à la proposition des députés Myard et Gérin que vous y exprimez. Votre autorité pèsera sans aucun doute lors des débats.
Votre texte, pourtant, me heurte, car il se propose explicitement de trouver, pour contrer l’irrecevabilité juridique supposée des bonnes raisons d’interdire burqa et niqab, de mauvaises raisons de substitution qui, à défaut d’appréhender toute la portée philosophique du problème, présentent l’avantage d’aboutir au résultat souhaité. La burqa, selon vous, ne pose réellement problème que par sa multiplication, qui rend indiscernables les femmes qui le portent.
A la lecture des différents articles de votre excellent site, je crois cependant comprendre le sens de votre démarche : tout débat sur la détermination des libertés publiques se doit de se contraindre à la qualification la plus pauvre, c’est-à-dire la plus abstraite et la plus formelle, de ces libertés, car c’est précisément cette réserve, ce refus de définir qualitativement la liberté qui assure à ce concept son extension maximale. L’Etat de Droit, aveugle garant de la jouissance des libertés, autorise tout ce qui n’est pas explicitement interdit. A l’inverse, l’Ordre moral interdit tout ce qui n’est pas explicitement autorisé.
Pourtant, si l’on s’en tient à cette analyse, il me semble que votre texte n’échappe pas à la contradiction : car c’est bien à une détermination substantielle de l’individualité libre comme personne, sujet moral de l’association politique, que vous revenez finalement pour asseoir la nécessité de légiférer contre un vêtement qui, du sujet politique, efface la qualité pour ne laisser subsister qu’une présence fantomatique et quantitative. Réduction de l’individu à son chiffre, unité politique indéterminée, la femme emburqannée réalise de fait la détermination la plus pauvre de la liberté : sa forme pure et vide. Car la liberté comme forme, délestée de toute substance qui la qualifie, est disqualifiée : elle n’existe plus.
La conclusion de votre texte me paraît donc s’appuyer sur un présupposé implicite que vous ne théorisez pas : le sujet politique est toujours plus que la pure forme de sa liberté. La personne, sujet, auteur et finalité du droit, transcende l’unité politique formelle et strictement quantitative qu’est un individu quelconque, impersonnel et indifférencié. Par conséquent, l’Etat de Droit ne peut être compris comme un dispositif aveugle : il est orienté par ses principes constituants, obligé à sa propre morale, transcendé par sa finalité (telos). Le dispositif légal limité à sa seule forme ne suffit absolument pas à garantir un maximum de liberté. Aucun démocrate ne peut donc se permettre de s’abstenir de le qualifier.

La génialité de votre pays fut de promouvoir, au prix du sang, un système de valeurs universaliste et égalitaire. Il s’est agi alors de fonder un modèle de Droit qui garantisse à chaque citoyen un maximum de liberté individuelle, mais sans toutefois mettre en péril la viabilité du modèle lui-même. L’exercice de la liberté individuelle de chacun s’arrête donc nécessairement où commence celle des autres, dans l’intérêt général.
Les Idées qui constituent le substrat moral de l’Etat de Droit républicain ont forgé sa devise : liberté, égalité (en dignité et en droits), fraternité. Elles sont également au fondement de toute l’éthique humaniste moderne et reprises dans l’article 1er de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Ces Idées donnent aux lois leur substance et leur sens, elles donnent aussi la règle du jugement quant à l’exercice des libertés : la maxime particulière de telle action nuit-elle ou non à l’universalité des principes constituants?
Revenons alors à la Burqa. Si elle doit être interdite, c’est parce qu’elle institue un usage de la liberté qui va fondamentalement à l’encontre des buts et principes de l’Etat de Droit républicain. Niant l’égale dignité des femmes et des hommes, ostracisant en de multiples sens, ce vêtement met en péril la viabilité du modèle universaliste et égalitaire que constitue la République. Il est donc interdit de le tolérer.
Il faut peut-être définir plus complètement la notion de tolérance : dans l’Etat de Droit républicain, est toléré tout ce qui n’est pas interdit. Mais tout usage des libertés qui s’oppose à l’ordre républicain est interdit a priori. A cet égard, il est très significatif que la seule référence constitutionnelle à la notion d’ordre public apparaisse dans l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et précisément pour réglementer la manifestation publique des opinions, religieuses ou autres :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». DDHC, art.10.
L’ordre public, au sens strict, est donc avant tout un Ordre moral républicain qui encadre l’usage des libertés individuelles : n’est autorisé que tout ce qui ne nuit pas à autrui et à la Société. La notion est jurisprudentielle, floue et évolutive, mais elle a pour principe la sauvegarde des « fins d’intérêt général ayant valeur constitutionnelle », parmi lesquelles figurent la dignité de la personne humaine et l’égalité des hommes et des femmes.
En un sens plus faible, l’ordre public recouvre « le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique ». L’ouverture de la commission d’information sur la burqa, sollicitée par plus de soixante députés, démontre à elle seule l’intranquillité que provoque, au sein de la population française, la multiplication de ces vêtements chargés d’une forte symbolique discriminatoire. Par ailleurs, une consultation populaire sur ce sujet serait décisive.
Il importe donc peu de savoir si la burqa, le niqab ou même le voile islamique sont ou non des vêtements religieux. Il n’importe pas non plus (d’un point de vue juridique) de savoir s’ils sont portés librement ou pas. La question qu’auront à se poser les députés est seulement : a-t-on quelque raison de penser que ces attributs manifestent, dans la société civile, une conception de l’être humain opposée aux buts et principes universalistes et égalitaires de la République ? Dans l’affirmative, leur interdiction devra être inscrite dans la loi, expression de la volonté générale, quitte à en tolérer par la suite les formes les plus discrètes.
Respectueusement,
Frédéric Belin
(1) http://www.mezetulle.net/article-32952241.html