
L’affaire des mini-Bots italiens (« Buoni Ordinari del Tesoro ») est à analyser avec soin, tant sur le plan de l’ingénierie politico-monétaire que sur le plan de l’évolution politique de l’Italie et de l’Union européenne ; elle montre la complexité de la réalité, bien loin des solutions simplistes souvent invoquées ; de cela découle un article un peu long.
Passons sur le coté rocambolesque de l’adoption par la Chambre des députés italienne de la motion les concernant, qui a vu des européistes forcenés voter « pour » sans avoir compris un article permettant au gouvernement « populiste » d’aller à l’encontre de l’esprit des traités européens !
Sans entrer dans les détails de la théorie des monnaies et de l’épargne, qui est fort complexe, voyons un peu de quoi il s’agit : les bons du trésor sont des reconnaissances de dettes qu’un État signe à des apporteurs financiers et qui comprend habituellement une date de remboursement et le paiement d’un intérêt ; c’est un moyen de capturer de l’épargne et de disposer de financements. Sous la forme à moyen et long termes, ils peuvent être souscrits par tout organisme financier, national ou étranger. Comme toutes les collectes de fonds par l’État, ils sont directement comptabilisés en dette publique.
Ces titres sont négociables et, selon la solvabilité, réelle ou politique, d’un État, l’intérêt servi peut varier d’une façon importante. Ainsi le dernier taux pour la France (3/6/2019) était de 0,19 % alors qu’en 2011 les taux de la Grèce culminèrent à 29 % ! Mais ces chiffres doivent être modulés selon les durées d’emprunt, ainsi sur les titres à moins de huit ans la France et l’Allemagne ont des taux de référence négatifs (!) mais à 15 ans la France est à 0,618 alors que l’Allemagne est à 0,034 ; rappelons que ces deux pays utilisent la même monnaie, tout comme l’Italie dont le taux est à 2,849 soit presque 5 fois plus que l’Allemagne ; l’effet destructeur de l’euro est patent. À noter que les États-Unis ont un taux de référence de 2,305, mais ont la chance de disposer du dollar.
Bien que, contrairement à la France, l’Italie ait un budget primaire excédentaire, il devient déficitaire du fait de la charge de la dette ; en d’autres termes, l’Italie est plus vertueuse que la France dans la gestion courante de son État, mais sa dette 1/3 plus haute que celle de la France et, surtout les taux d’emprunt, font que ce pays s’enfonce. Les efforts d’orthodoxie libérale ont conduit à de nombreuses coupes budgétaires et entraîné une récession, mais les milieux financiers en relation avec l’Union européenne cherchent à imposer une cure encore plus drastique ; il s’agit de faire payer aux Italiens le poids d’une monnaie inadaptée à leur économie.
Le gouvernement italien, fondé sur un accord de programme de relance économique et de justice sociale, ne peut aller plus loin dans une politique de rigueur sans perdre le soutien populaire ; c’est justement le pari de la Commission européenne qui cherche la chute de l’attelage La Lega, Movimento Cinque Stelle.
La publica administrazione a 50 milliards d’euro de dette envers ses fournisseurs, elle ne pourrait les payer qu’en empruntant cet argent donc en augmentant encore le déficit et la dette, cela correspond quand même à 2,15 %. En ne les payant pas, elle met en péril des entreprises et doit leur accorder des délais de paiement de l’impôt et de la TVA, ce qui ne suffit pas toujours ; de plus, de nombreux projets publics sont en panne, ralentissant encore l’économie. L’asphyxie à la grecque est au bout de cette mécanique infernale. C’est là que nous retrouvons les Bots.
L’idée est simple et a d’ailleurs déjà été utilisée ; l’État italien émet des bons du Trésor non en recevant de l’argent « existant » (et donc soustrait temporairement à la masse monétaire en circulation) mais en échange d’un bien ou travail consommé par lui-même ; il a donc réglé ses factures. Puis les entreprises utilisent ces bons pour payer leurs impôts et taxes, du coup elles récupèrent de la trésorerie en euros sonnants et trébuchants ; les salariés ne perdent pas leur emploi, les investissements peuvent être financés, l’économie se porte mieux … jusque là, la commission de Bruxelles pourrait fermer les yeux, mais on conçoit que des entreprises pourraient recevoir plus de bons que ce qu’elles peuvent acquitter avec, et donc qu’elles seraient obligées de les conserver quelques années, ce qui bien sûr ruine le processus. Les économistes « populistes » ont trouvé la parade : ces entreprises excédentaires en bons peuvent s’en servir pour payer leurs fournisseurs ou sous-traitants, lesquels les utiliseront pour payer leurs propres dus à l’État italien.
Tant que le montant des Bots n’excède par les 50 milliards d’impayés publics, le système fonctionne comme une compensation entre dettes et créances de l’État, mais nous avons perdu de vue une conséquence de ce déblocage, c’est que, si le Trésor a bien récupéré ses titres et n’a donc pas augmenté la dette nationale, le budget, lui, a un manque à gagner de 50 milliards d’impôts et taxes ! Ces sommes payées par des bons émis et récupérés ne peuvent êtres équilibrées que par l’emprunt, ou le déficit, lequel est sous contrôle de l’UE. À part la normalisation comptable et une petite relance, ou serait l’intérêt ?
Le résultat des élections européennes en Italie est sans appel : La Lega 34,3 % M5S 17,1 %, la coalition au pouvoir reste majoritaire ; reporté sur des législatives, cela conforte Salvini qui a le choix de ses alliés ; soit il continue avec Di Maio, soit il redonne vie à une alliance droite/centre-droite qui est celle qui gouverne de nombreuses villes. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’offensive de la Commission qui vient d’ouvrir une procédure contre l’Italie pour dépassement de déficit, avec à la clef 3,5 milliards d’amende (c’est comme les découverts bancaires : « puisque vous n’avez pas d’argent on vous en prend pour augmenter votre dette … »). Le message est clair, il est temps de rentrer dans le rang et vous en avez l’opportunité politique. L’ambigu Premier ministre G. Conte a lui aussi montré quelques signes d’énervement en début de semaine, mettant en demeure Salvini de clarifier ses intentions.
C’est là que l’entourage du Capitano a relancé l’idée des mini-Bots, suivi par des déclarations conciliantes de M5S sur la « Flat Tax » et l’autonomie locale (programme de La Lega). L’alliance populiste résiste, au moins jusqu’aux décisions de l’UE qui pourraient intervenir dès la mi-juin, ou celle des autorités financières au début de juillet, après l’installation de la nouvelle commission qui pourrait être tentée par un coup d’éclat, surtout si l’Allemand Weber est élu. Avec le temps qu’il faut pour préparer des élections législatives, le gouvernement devrait tenir jusqu’au début de l’automne. Mais les comptes, eux, résisteront-ils ?
Vendredi 31 mai, l’Italie a dû subir un taux à 5 ans de 1,75 %, soit au-dessus de celui de la Grèce (1,69 %). À Rome, les médias pro-UE tentent de créer une panique comme avant la formation du gouvernement Lega/M5S, certains en appellent à Berlusconi, dont le parti a enrayé sa chute, oubliant que le Cavaliere avait envisagé le recours aux Bots et que c’est l’une des raisons du coup d’État européen contre lui en 2011.
Une autre affaire agite l’Italie, celle des appels d’offres, avec d’un coté M5S et son aile gauchiste moralo-rigide et de l’autre Salvini qui veut libérer les donneurs d’ordre et les entreprises – au risque de dérapages concussionnaires – pour relancer les marchés publics, notamment dans les grands travaux. La Lega semble l’emporter, avec le soutien des Italiens qui perçoivent cela comme une façon de combattre l’administration tatillonne et de faire repartir l’économie.
Ouvrages qu’il faudra financer… revoilà nos Bots !
Le désir est grand de faire grossir la relance, et justement le programme Lega/M5S prévoit diverses injections favorables à la consommation (revenu citoyen – une sorte de RSA -, augmentation des petites retraites) et un simplissime prélèvement unique pour les impôts sur le revenu (aujourd’hui complexes et quasiment affermés au privé). Autant dire que les 50 milliards manquants au budget ne vont pas souffrir de la solitude !
La suite, qui s’imagine aisément, remplit de rage et de terreur les milieux financiers et leurs laquais bruxellois : augmenter le montant des bons émis pour satisfaire les besoins de financements publics ! Encore faut-il pouvoir les diffuser, dans un premier temps en étendant leur usage au paiement des charges sociales[1][1] et du prélèvement à la source.
À ce stade-là, l’Eurogroupe montrera ses dents aiguisées, les taux d’emprunt en euros deviendront confiscatoires, car même si les bons sont ajoutés à la dette, ils auront échappé au système financier mondialisé : insupportable pour lui !
Plus les taux monteront, plus le recours à l’émission de bons sera justifié ; la violence prévisible de la réaction de l’UE dominée par les Allemands accrochés au veau d’or de l’euro-mark entraînera pour Salvini l’obligation de résister. On ne peut même exclure, dans le cadre d’une dissolution de la Chambre, un réflexe nationaliste touchant un large spectre des partis politiques, libérant ainsi les freins à l’émission des Bots.
Leur montant total imposerait alors une diffusion chez les particuliers, par exemple en paiement partiel des salaires, puis il pourrait dès le milieu de l’été dépasser les possibilités de récupération à court terme par le Trésor public.
Il est temps de parler de deux particularités de ces bons du Trésor liés à l’idée d’origine, c’est-à-dire celle d’un moyen de compensation dette/créances : ils n’ont pas de date de remboursement et ne sont pas générateurs d’intérêts. En revanche, surtout dans le cas d’une extension de leur usage, ils devront avoir une réalité physique ; ceci explique le « mini » accolé à Bot.
Si des salaires sont partiellement payés en Bots, le Trésor italien aura l’obligation pratique d’imprimer des valeurs variées permettant l’acquittement de faibles sommes. Ces mini-Bots, libellés en euros mais rédigés en italien avec des éléments graphiques nationaux et les armes de la République italienne, deviendront un titre de paiement dans lequel les Italiens se reconnaîtront.
Une ambiguïté du traité de l’UE aura été exploitée par le gouvernement italien. En effet, si l’euro est la seule monnaie dont l’usage est obligatoire dans la zone euro, il se trouve que cela n’exclut pas formellement l’usage d’un moyen d’échange non obligatoire !
Engagée dans cette voie, l’Italie n’aura pas d’autre choix que d’émettre pour ses besoins intérieurs un nombre de bons suffisants pour financer sa relance et absorber son déficit, sans recourir à l’emprunt en euros hors de portée.
Ces mini-Bots, que les Italiens pourront toucher, lire, s’approprier, seront de facto un moyen d’échange dépassant les entreprises ; ils auront une vie propre, seront l’objet d’accumulation et de prêts, jusqu’au moment où ils seront appréciés à une autre valeur que leur inscription faciale… Ils ressembleront alors fichtrement à une monnaie !
Cependant cette verrue monétaire, accrochée à l’euro sans faire partie du système financier, hors du cercle libéral-orthodoxe, affaiblira l’euro, autant d’un point de vue symbolique que financier, les pays riches et excédentaires n’accepteront pas de financer ainsi partiellement l’Italie et l’éjecteront de l’euro.
Les conséquences de cette exclusion pourraient entraîner ce pays, fondateur de la Communauté économique européenne, hors de l’Union européenne ; le séisme serait tellement puissant que l’on comprend l’hésitation de Salvini.
Gérard Couvert
1][1] en Italie la gestion est publique