L’Allemagne peut-elle sauver l’Europe ?
L’Allemagne vit la fin d’une longue période de primauté en Europe et l’épuisement de sa stabilité politique.
La première, débutée avec Khol et la réunification du pays, se brise actuellement (9 avril 2020) dans la bataille institutionnelle sans précédent, que Mme Merkel, Marc Rutte et Kurtz conduisent au sein de l’Union, pour emprisonner le tournant politique que nous vivons, une pandémie globale et un tsunami économique et social plus grave de la “Grande Dépression” de 1929, dans le cadre des traités communautaires du passé, mettant à risque l’avenir de l’Europe et celui de L’Union.
La fin d’une grande illusion
La deuxième, qui a eu pour piliers, depuis 1949, la Constitution et la démocratie allemandes et pour garant le consensus des opinions, exprimé par les deux grands partis populaires, la CDU et le SPD, se décompose peu à peu, par le rejet des élites, les mouvements souverainistes et populistes et la montée des partis de droite, que l’insécurité grandissante, y compris sanitaire, aggrave partout.
L’Allemagne découvre que, dans une scène désormais planétaire, elle ne peut faire toute seule et qu’elle ne peut se passer des autres, à l’Est, comme à l’Ouest, au Sud, comme au Nord. Elle n’a pas la taille de puissance suffisante.
Du point de vue communautaire, l’Union européenne, qui a été sa couronne de pouvoir et d’influence, se fissure en quatre ensembles continentaux, les pays du Sud (Italie, Espagne, Grèce, Méditerranée et Balkans), le groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, Tchéquie et Slovaquie), les pays nordiques (Pays-Bas, Danemark, Pays Baltes, Suède et Finlande) et à l’ouest, la France médiane, la Belgique et le Land der Mitte. Quatre ensembles, peu intégrés sur les politiques essentielles et aux intérêts propres, sans direction politique déterminante ou aussi influente que le laisserait penser leur poids économique, démographique et géopolitique et, de surcroît, sans une référence stratégique et hégémonique prééminente, remise à la puissance extérieure dominante.
Une inconnue de fond, concernant la fonction de “balancier européen”, a été jouée par la France, pays nucléaire et, avec celle-ci par la Grande Bretagne, se conjuguant, dans les moments de crise existentielle, à la “relation spéciale anglo-américaine”, désormais extérieure et de moins en moins crédible.
La difficile distinction entre hégémonie effective et direction politique du continent, ou, autrement dit, entre la France (fragilisée) et l’Allemagne (portant la charge, contestée, de l’Union et le relais, effectif, avec les pays nordiques), n’est plus le noyau franco-allemand, mais une figure géopolitique “sui generis”, peu comparable à l’Union d’aujourd’hui. Cette morphologie originale, tri ou penta-polaire, aurait à définir une posture commune, eurasienne et mondiale, vis à vis de la la Russie (partenaire ou adversaire).
Une définition de “grande politique”, qui nous reporte en arrière de 70 ans, à la Realpolitik et à la politique de puissance de 1939, dans un contexte où le centre de gravité de la planète est désormais l’Asie-Pacifique.
L’indétermination géopolitique de l’Allemagne est ainsi indissociable de l’inconnue française, stratégiquement ambiguë.
Or la fissuration du cadre européen et le blocage et réversibilité possibles du processus d’intégration engendrent une préoccupation générale et une perte de confiance et d’identité de l’Allemagne et de l’Europe, en ce moment de débat de fond sur les obligations économiques des traités et sur l’appartenance ultime de certains pays à la zone euro et à l’Union européenne.
L’ultimatum de solidarité de l’Italie au bloc nordique sur les euro-bonds s’inscrit dans la perspective d’une désagrégation ultérieure de l’Union.
Cependant, toutes les ruptures viennent du sentiment et du calcul et donc de la légitimité politique.
C’est la légitimité populaire, qui a pu assurer, en Allemagne, le respect de la politique européenne et celle de sa politique étrangère et c’est la rupture de ces équilibres internes qui remettent en cause, aujourd’hui, sa politique européenne et les relations trans-atlantiques ; autrement dit, l’hégémonie du modèle allemand au sein de l’UE et la confiance dans la protection des États-Unis, via l’Otan.
Or, si l’avenir des partis politiques n’est plus assuré en Allemagne, par le “patriotisme constitutionnel” (Habermas) à la loi fondamentale et par le régime démocratique, caractérisé par la séparation des pouvoirs et un système bicaméral (Bundesrat et Bundestag), tout le système de gouvernance est ébranlé.
C’est ce qui s’annonce, suite à la percée aux élections régionales de Thuringe, de l’Alternative für Deutschland, qui a obtenu en septembre 2019 le 22,9 % des suffrages et a fait sauter la digue du “cordon sanitaire” dressé autour d’elle, lors de l’élection du Président du Land, obtenue grâce à un accord entre la CSU et AfD, remis en cause plus tard.
Puisque ni la gauche (SPD ou Die Linke), ni la droite (CDU ou CSU), ne parviennent plus à atteindre ou à dépasser les 50 %, toute “grande coalition” devient impraticable et les solutions de remplacement rendent nécessaires des gouvernements minoritaires et donc aléatoires d’au moins trois partis, tant au niveau fédéral qu’au niveau des Länder.
Dans ce contexte, la poussée électorale des forces souverainistes compromet le jeu des coalitions classiques, paralyse le fonctionnement des parlements régionaux et nationaux et aggrave la crise du leadership politique de Merkel, en Allemagne et en Europe.
Celle-ci demeure, historiquement et politiquement, la principale responsable de la montée des droites, de l’absence d’une politique européenne d’immigration et de l’invasion de l’Europe, menacée par Erdogan.
Son attentisme généralisé et son déni des transformations mondiales, aggravés par son manque de vision, font de Mme Merkel le problème et non la solution de l’Allemagne et de l’Europe.
La montée électorale de l’Alternative für Deutschland (AfD)
La montée électorale de l’AfD, née en avril 2013, fait-elle vaciller le système politique allemand ? Représente-t-elle une bombe sociale ou annonce-t-elle un chaos à venir ? Une des clés du succès de l’AfD a été de présenter l’union constitutionnelle de la RFA et de la RDA comme un échec sur toute la ligne et comme une humiliation des Allemands de l’Est, les Ossis, tenus au rang de citoyens colonisés ou de deuxième classe. Suite à l’amplification de la criminalité, à la non-intégration des immigrés et à l’islamisation croissante de la société, l’AfD a mis l’accent sur la manipulation des classes dirigeantes de la CDU-CSU, ainsi que du SPD, de Die Linke et de la gauche en général, vis-à-vis du menu peuple. Or, la désaffection du peuple n’a été rien d’autre qu’une usure et un affaiblissement de la démocratie parlementaire.
Merkel et l’asservissement des citoyens
En ce sens, comprendre un monde qui se disloque, derrière l’apparente stabilité des coalitions, aurait comporté, chez les élites dirigeantes, le constat que le peuple des Allemands de souche est devenu indifférent à la politique et que la masse des immigrants est en dehors et contre la loi et en dehors et contre la société. Ceci prouve l’impossibilité, dans une société multiculturelle, de gouverner et de vivre autrement que par la violence ou par la force.
Dans une situation où les chefs politiques perdent leur légitimité, les meneurs et intrigants étrangers, et parmi les chefs d’États, le plus outrancier (Erdogan), profitent des conflits internes, en exerçant des chantages par l’envoi massif de nouveaux apatrides, prêts à envahir le continent, sans que l’UE ne réagisse.
L’Union européenne a toujours vu les nations et les frontières comme un héritage du passé et les contraintes à surmonter comme des avancées d’un progressisme planétaire et d’une idéologie diversitaire. Grâce à Mme Merkel, l’Allemagne en est la première victime en Europe, à côté de la France de Macron, empreinte d’idéologie post-coloniale. L’asservissement aux tyrannies globalistes et la corruption des régimes démocratiques viennent de l’homme démocratique lui-même, si l’on interprète correctement Platon, lorsque, imbu de sa propre rhétorique, il ne connaît que les passions de son groupe (CDU,CSU,SPD/ LAREM…). Ce dévoiement entraîne l’asservissement des citoyens à des maîtres aveugles et à des minorités despotiques et l’intrusion progressive de la démagogie dans la démocratie, interdisant ainsi toute révolte intellectuelle et morale.
Les meilleurs analystes de l’Allemagne et de la France s’emploient à étudier aujourd’hui la corruption de l’esprit public, la fin des démocraties et l’émergence possible des régimes tyranniques.
La France et l’Allemagne sont éprises, à des degrés divers, par le même paradoxe, celui d’être serrées par l’étreinte implacable des États souverainistes et des États globalistes, et en termes de gouvernance, entre un populisme césariste (France) et un totalitarisme soft (Allemagne).
De la pensée partitocratique à la pensée géopolitique et néo-nationale
La faible croyance dans la démocratie est due, en effet, à l’égarement des cultures nationales dans le globalisme planétaire, et l’Allemagne vit ainsi à l’heure d’un totalitarisme sans violence et d’une tyrannie sans machiavélisme. Autrement dit dans une forme d’exercice du pouvoir sans adoption “de la force et de la ruse” comme contraintes, qui sont consubstantielles à l’action du Prince.
Ainsi, dans le cadre d’une Europe qui se disloque, la notion qui est associée à l’idée de “nation”, comme retour à une personnalité égarée et aux passions populaires de l’âme collective, est la notion de “révolution néo-conservatrice”, héritière reviviscente d’une histoire ancienne.
Or, en Allemagne, la rénovation de la pensée partitocratique est une rénovation culturelle des classes moyennes, qui veulent un pays ethniquement pur et homogène, confiant en lui- même et en son avenir. Dans ce modèle idéal, les petits aspirent de nouveau à être tenus pour grands et à réaliser ce rêve, au sein d’une Allemagne plus “libre” et finalement souveraine, exactement comme les Français de la “France d’antan”.
La satisfaction morale de cette nouvelle liberté ne repose plus sur l’Europe, mais sur l’idée de “mittellage” ou d’épicentre continental.
Concrètement, la rénovation allemande a besoin d’une vision et d’une ambition, mais elle nécessite surtout une culture, qui représente les avancées et la totalité du passé du “mittellage”.
Irnerio Seminatore
Bruxelles le 9 Avril 2020