Antisémitisme et russophobie, 80 ans après

Poutine-et-l-oursQuelqu’un a parlé d’Ukraine. La jeune femme charmante assise en face de moi a immédiatement dit, et avec beaucoup d’assurance : « Le seul problème, c’est qu’on n’arrive pas à punir Poutine ». Je lui ai alors demandé de quoi il faudrait le punir et elle m’a répondu sans hésiter : « Oh, tu vois bien ce que je veux dire ». Elle n’a pas jugé nécessaire d’ajouter un seul autre mot. Pour elle, comme pour beaucoup d’autres, le problème majeur en Ukraine est de punir Poutine pour l’empêcher de nuire, c’est le discours que l’on entend et lit tous les jours depuis bientôt six mois.

« On ne juge pas une politique en regardant comment elle commence, mais comment elle se termine », les mots sont d’Henry Kissinger. Et il a ajouté récemment à propos de l’Ukraine : « Harceler la Russie n’est pas un objectif, c’est plutôt la preuve de l’absence d’objectif ». De fait, le pilonnage assourdissant de propagande auquel se livrent les USA contre la Russie de Poutine sans discontinuer depuis près de quinze ans aboutit aujourd’hui à une russophobie omniprésente et bien-pensante. Apprécier Poutine suffit à vous rendre infréquentable alors que le détester vous classe dans les gens raisonnés et bien informés. Les journalistes et les hommes politiques tiennent des discours foncièrement russophobes avec la gravité mal feinte de personnages médiocres qui aimeraient entrer dans l’Histoire en trouvant quelque chose d’important à dire. L’effet se répercute sur le public qui le renvoie après l’avoir amplifié à son tour. Comme un micro placé trop près des haut-parleurs, le phénomène ne cesse d’enfler. La russophobie n’est pas une conspiration, c’est un phénomène de masse incontrôlable. Ainsi on a pu voir le clip déshonorant de l’UDI-MODEM assimilant Poutine à Hitler. Ses dirigeants savent-ils que la Russie a payé un tribut de vingt-cinq millions de morts au nazisme en faisant preuve d’un héroïsme exemplaire ? Se rendent-ils compte de l’insulte ignominieuse et douloureuse qui est faite au peuple Russe qui a souffert plus qu’aucun autre ?

Devant de telles campagnes de haine et d’ignorance, on ne peut que s’interroger sur les informations données par les médias sur la crise ukrainienne. Quels journalistes ont rappelé que, dans les dix années précédant le début de Maidan, il y a eu en Ukraine cinq élections nationales validées par l’OSCE comme justes et régulières ? Que ces élections, législatives ou présidentielles, ont provoqué trois alternances et une cohabitation qui se sont déroulées sans incident ? Que les partis qui faisaient des scores significatifs étaient nombreux, comme le parti des régions, le parti de Timochenko, celui de Ioutchenko, le parti communiste, le parti centriste de Klitchko et le parti nationaliste ? Que les dernières élections avaient eu lieu un an seulement avant Maidan et n’avaient donné lieu à aucune contestation ? Quels journalistes ont admis que tous ces éléments indiquent objectivement que la démocratie en Ukraine ne connaissait pas de dysfonctionnement depuis la révolution orange et vivait en paix ? Quels journalistes ont rappelé que les hommes volant le pouvoir par la violence et par la trahison des accords du 21 février étaient très minoritaires (Yatseniouk : 7% aux présidentielles de 2010 et Svoboda : 12% aux législatives de 2012) ? Quels journalistes se sont émus de la lâcheté et du silence des trois ministres de l’UE signataires des accords du 21 février qui se sont enfuis alors qu’ils les avaient signés pour se porter garants de leur réalisation ? On ne sait plus très bien si les discours des journalistes ont démultiplié la haine antirusse, ou si c’est la russophobie qui les a amplifiés. Car le bon peuple de France n’écoutera que le discours d’Obama répété en boucle : tout cela est la faute des Russes et il faut les sanctionner.

Si les populations du sud et de l’est de l’Ukraine ont immédiatement et massivement rejeté le pouvoir illégal de Kiev en se rebellant contre ces gens violents et haineux, ce n’est pas par la faute de fantasmagoriques agents russes, mais pour la simple raison que ce pouvoir n’avait aucune légitimité autre que sa reconnaissance par les USA et l’UE au lendemain d’assassinats en masse, et alors qu’un président élu était encore en exercice. Depuis, dans certaines régions, le parti majoritaire et le parti communiste ont été interdits. La grande revendication de Maidan était la fin de la corruption et c’est un oligarque qui a été porté au pouvoir lors d’élections sans campagne se déroulant dans un climat de guerre civile. A en croire le discours américain intégralement relayé par nos médias, la démocratie serait enfin arrivée en Ukraine le 25 mai dernier, grâce à eux et malgré Poutine. Sans connaître le climat de défiance antirusse terrorisant les opinions, il est rigoureusement impossible de comprendre que ce discours puisse être tenu, relayé… et cru. Je défie quiconque de raconter les faits à une personne sensée et de lui faire acclamer l’Amérique et vilipender la Russie. « Sont-ils tous devenus fous ? » se demande Jacques Attali, alors que le cœur, la raison et l’Histoire devrait naturellement nous pousser à des liens forts avec la Russie, et à une perception amicale et fraternelle du peuple Russe. Mais l‘Amérique d’Obama veille et travaille à ce que cela ne se produise pas.

Il n’y a pas lieu de revenir sur l’activisme ostentatoire des USA qui ont utilisé Maidan pour renverser un président élu et provoquer un début de guerre civile, ni sur la bêtise des fonctionnaires incultes et prétentieux de l’UE qui s’imaginaient victorieux en croyant attirer Ianoukovitch de leur côté : celui-ci ne négociait avec eux que pour faire monter les enchères face à la Russie. Il faut vraiment refuser de s’informer pour ne pas savoir que l’Ukraine n’a aucun avenir économique en tournant le dos à la Russie. D’ailleurs, en Ukraine, qui souhaite une impossible intégration à l’UE ? Des hommes politiques vendant des illusions et aspirant à leur promotion, quelques banquiers sans scrupules, des intellectuels férus d’Europe et les jeunes populations déshéritées de l’ouest rêvant d’un visa Schengen. Si le pays est à peu près coupé en deux, c’est plus sur une ligne de fracture pro et anti Russe que sur un penchant européen ou non. La prétendue « aspiration européenne » de l’Ukraine est un mensonge de notre pouvoir politique sans autre but que sa propre satisfaction, tout fier qu’il est de pouvoir encore exhiber des nations que l’UE ferait rêver. Il s’auto-satisfait ainsi dans l’idée que passer de l’influence de la Russie à celle de l’UE, ce serait marcher de l’ombre vers la lumière. Flatteries, orgueil, mensonges et illusions.

Les USA ont créé une puissante russophobie en Europe dont personne ne peut dire aujourd’hui à quoi elle mènera, pas plus que l’on ne pouvait percevoir où mènerait l’antisémitisme d’avant-guerre. Sous les traits du sympathique visage d’Obama, c’est bien une haine sourde et aveugle au bon sens qui a déjà permis de détruire ouvertement une démocratie de quarante-cinq millions d’habitants, de laminer son économie et de démarrer une guerre civile. Une armée bombarde sa population civile et l’OSCE l’encourage à aller plus vite, le tout avec l’approbation des spectateurs. Car il suffit que la Russie demande l’arrêt des combats pour que le bon peuple ferme les yeux sur l’horreur actuelle dans le Donbass en pensant secrètement « Cette rébellion est forcément un coup des Russes. Après tout, c’est normal d’éliminer des terroristes ». Et après ? L’OTAN, dont la raison exigerait pourtant qu’elle soit dissoute sans délai pour le plus grand bien du monde, l’OTAN s’agite à l’odeur du sang, bombe le torse, accentue sa présence et augmente ses budgets, les hommes politiques font ouvertement preuve de la plus grande méfiance d’un ton pénétré et les journalistes justifient tout cela en expliquant sans honte la théorie imbécile et absurde d’une légendaire volonté expansionniste de la Russie. Irresponsables, tous ces gens-là ne font rien d’autre que ce que faisaient les scientifiques dans les années trente quand ils expliquaient que le juif est mauvais : ils préparent les populations à accepter le pire, peut-être même à s’en réjouir. L’Histoire ne présente jamais deux fois le même visage mais les hommes font souvent deux fois les mêmes erreurs. Lorsque j’ai fait part du parallèle entre ces deux haines collectives menant potentiellement à l’horreur avec enthousiasme et conviction, un ami m’a répondu : « Oui mais ce que l’on disait pour les juifs était faux, alors que pour les Russes, c’est vrai ».

Michel Segal




Le courage de Poutine et la couardise des dirigeants occidentaux

On dit parfois que les gens se révèlent dans les épreuves difficiles. Il semble que ce principe se vérifie concernant l’ensemble des dirigeants des grandes puissances au travers de la crise en Ukraine. Le résultat est peu encourageant du côté occidental mais en revanche troublant du côté de la Russie. Regardez bien cette séquence, il s’agit d’un très court extrait (20 secondes) de la conférence de presse de Vladimir Poutine du 4 mars.

https://www.facebook.com/photo.php?v=537064639743799

A peu de choses près, Vladimir Poutine dit à la journaliste: “Ecoutez-moi attentivement, il faut que vous compreniez une chose. Si cette décision a été prise, c’est uniquement pour défendre le peuple ukrainien. (…) Qu’ils essayent de tirer sur des femmes et des enfants, ils nous trouveront. Ils ne nous trouveront pas en face d’eux, mais derrière“.

Ce qui est intéressant dans cette vidéo est que l’on mesure parfaitement la différence de traitement de la crise d’un camp à l’autre, et que cette différence est édifiante. Le ton de Vladimir Poutine, son émotion, sa foi pourrait-on dire est palpable. Il parle de défendre les siens, pas de défendre un principe. Il y a le temps des négociations, des discussions sur le droit international, des réflexions sur les intérêts de chacun mais à cet instant, on est bien au-delà des contingences et de la comptabilité. L’argument n’est plus juridique ou politique, il est moral. Et c’est une morale plus proche de la nature que de l’intellect. C’est toute la grandeur d’un vrai chef d’état qui apparait soudain lorsque celui-ci est capable de vérité dans des circonstances exceptionnelles, lorsque soudain il parle de l’essentiel: des hommes. Président d’une des plus puissantes nations, ses lèvres tremblent un peu, il est visiblement submergé par quelque chose d’ordre physique, terriblement réel et qui guide son action. On peut penser que c’est une feinte, que tout cela est mis en scène (ce qui est peut-être vrai, peu importe), mais le discours, son allure, son émotion, le regard de l’orateur, tout cela porte sur la grandeur, sur le sentiment d’un honneur, sur le sens d’une fraternité, sur le courage d’un homme d’action.

Ce courage se ressent même dans la disposition des lieux qui n’est pas anodine et qui révèle une volonté de vérité. Poutine n’est pas derrière un bureau ou un pupitre sur une estrade entouré de proches ou de gardes du corps, à une dizaine de mètres des journalistes comme les hommes politiques le sont habituellement pour se protéger d’une proximité qui les empêcherait de dissimuler leurs mensonges ou leur théâtre. Il est seul, collé aux journalistes, sans notes, à la même hauteur qu’eux. Il n’a pas la posture de celui qui vient dérouler des déclarations convenues devant des journalistes blasés et ronflants, il n’est pas là pour communiquer, il est là pour leur parler. Il peut presque les toucher. A cet égard, le gros plan de la journaliste à qui il répond est troublant. Elle écoute réellement parce qu’il lui parle réellement. On est à l’opposé de ce à quoi on est habitué du côté occidental, à l’opposé des grand-messes, du formalisme, de la mesure, de la temporisation, de ces paroles qui ne sont que des paroles dans l’autre camp, de ces paroles qui ne sont jamais animées, c’est-à-dire qui n’ont pas d’âme, parce qu’elles sont prononcées par des technocrates qui n’ont ni foi, ni idéal, ni courage, ni valeurs morales, ni convictions. Ceux-là font des mises en scène médiocres qui sentent le fard et la perruque enfarinée. Dans un camp on agit, dans l’autre on communique.

Une autre chose assez troublante est son usage du “nous” : ils “nous” trouveront, “Nous” serons derrière eux. Ce nous est beaucoup plus fort que “la Russie“, ou “les Russes“, ou “nos soldats“, car il fait référence à une communauté unie dans laquelle on ne distingue plus les militaires des civils ou des politiques, où l’on a l’impression que chacun, y compris Poutine lui-même, pourrait prendre les armes pour protéger les siens. Là encore, il y a quelque chose de fraternel et le signe d’une très forte unité du peuple sur des valeurs communes.

Au contraire, les dirigeants de l’autre camp utilisent souvent le “je” ou bien “Les Etats-Unis“, ” l‘Union Européenne“, “l’ONU“, etc. Et quand ils emploient le “nous“, ils font toujours référence à leurs partenaires, mais jamais à une communauté d’hommes. Le “nous” des dirigeants occidentaux n’est jamais un “nous” fraternel, ce n’est qu’un raccourci pour désigner ses alliés politiques. Même leurs mots les plus simples sont privés d’âme.

Enfin, ce qui ajoute à cette courte séquence une dimension spectaculaire, c’est la détermination exprimée en avertissement sous la  forme d’une image saisissante. L’image est saisissante car Poutine, contrairement aux dirigeants adverses, est parfaitement capable de rendre compte de la réalité d’une bataille et des soldats en quelques mots. Il sait de quoi il parle. L’image choisie est impressionnante car elle donne toute la mesure de sa force guerrière et de son efficacité qui va immédiatement à l’essentiel: “ils ne nous trouveront pas en face d’eux, mais derrière“.

Michel Segal




Le film "Océans" : un grand vide qui dure 1 h 40

Les films « tous publics » à succès, a fortiori lorsque dotés de budgets importants, sont parfois assez révélateurs sur l’état de nos sociétés. Et lorsqu’ils sont orientés vers un jeune public, ils peuvent même se montrer très éclairants sur nos principes éducatifs. Dans OCEANS, il n’est pas directement question d’éducation, mais du symptôme d’un mal qui ronge notre monde et le fait doucement sombrer vers le néant. Ce symptôme s’exhibe ici sans retenue, et même avec fierté ; il est étrange, sournois, parfois charmeur, souvent flatteur et témoigne parfaitement de ce mal qui nous submerge : le désintérêt pour la connaissance d’autre chose que de soi-même.
Pendant une heure et quarante minutes, le film nous montre des images de la vie sous-marine sans nous en dire un seul mot, sans vouloir rien nous en apprendre. De quel animal il s’agit, de quel rivage, de quelle migration, de quel crustacé, de quel oiseau, de quel poisson, de quelle profondeur, de quelle mer, de quelle latitude, de quel rite étrange, de quelle créature étonnante, de quelle bataille entre qui et qui, de quelle course, de quel jeu, de quelle nourriture, de quelle vie et de quelle menace de mort, de tout cela on ne saura rien. Absolument, définitivement et strictement rien. Cette volonté morbide de ne rien nommer est cauchemardesque et hautement inquiétante. Ce refus du langage peut aussi se dire refus de la compréhension du monde, refus même de son appréhension, voire déni de son existence. Son spectacle n’est plus qu’un divertissement destiné à exciter un peu des sens émoussés et paresseux.
Le regard n’est plus tourné vers l’autre mais vers soi-même, on n’est venu chercher que ses propres sensations, on ne se soucie pas de savoir si les deux animaux à l’image se frottent ou se heurtent, s’ils sont en train de s’aimer ou de se battre. A l’écoute exclusive de soi, on attend d’être surpris, on ne guette plus que le simple et misérable effet qui ne pourra nous faire dire qu’un pathétique « Oooooh ». Lentement on renonce au langage et à son articulation. Pendant toute la projection, on est renvoyé à soi-même, focalisé sur ses seules sensations. Ce film, censé nous ouvrir sur un monde inconnu, nous plonge en réalité dans une pitoyable introspection, à l’affût d’un moindre frémissement intérieur et inarticulé sur lequel nous pourrons alors nous épancher et nous répandre en gémissements comme le font si bien les sinistres participants à ces émissions de télévision injustement appelées téléréalité, et qui puent la mort.
Mon petit garçon de cinq ans a réagi comme tous les autres enfants. Son réflexe naturel a été de me demander dès les premières minutes : « C’est quoi ce poisson ? Et qu’est-ce qu’il fait, là ? Et puis qu’est-ce qu’il est en train de manger ? Et c’est où ? Et pourquoi il fait toujours comme ça ? ». Son premier réflexe, naturel j’insiste, était celui de n’importe quel enfant ou adulte normalement constitué : son réflexe naturel, humain, était de vouloir nommer, savoir, connaître et comprendre. Pour une raison obscure, les auteurs ont jugé que ce n’était pas la bonne approche et qu’il était plus enrichissant d’être à l’écoute de ses émotions, sans comprendre qu’une émotion est justement toujours le fruit d’une connaissance. Finalement, comme moi, mon petit bonhomme a dû se résigner à regarder des images comme un animal sans langage, c’est-à-dire bêtement.

Plus tard, pendant le film, alors qu’il avait cessé de poser toutes ces questions auxquelles je ne pouvais pas répondre, il a eu une réaction étonnante. En se redressant soudain sur son siège, bien décidé à mettre fin à un doute qui devait le gêner, il m’a dit, assez fort et d’un ton un peu excédé : « Alors bon, ce poisson-là, est-ce qu’il existe vraiment ? ». Comme l’ont fait à coup sûr tous les jeunes enfants en voyant le film, il a fini par se poser la question de l’existence de ce qui n’est pas nommé, de ce qui n’a pas de nom. C’est cette question, celle du lien entre réalité et langage que les auteurs auraient été bien inspirés de se poser. « Mais enfin, a-t-il dû penser, puisqu’il n’y a aucun mot pour parler de tout ça, ça ne doit pas être vrai. »
Les auteurs, paraît-il, ne voulaient pas un film didactique. Sans doute, dans leur esprit, apprendre quelque chose n’est pas seulement rébarbatif, c’est aussi appauvrissant, puisque cela éloigne de soi. Alors, pour distraire le spectateur gras, inerte, satisfait et s’exprimant par onomatopées (spectateur auquel nous sommes donc supposés ressembler, et, dans le cas contraire, en lequel le film tente de nous transformer), Perrin et Cluzaud se lancent dans une surenchère de plans alternant performance technique et effets de surprise. On n’y trouvera aucune cohérence, aucun fil, aucun sens, aucune orchestration, aucune construction, aucun récit. On retrouve là un des grands principes éducatifs qui ont ravagé notre école : privilégier l’approche globale d’un tout jugé confus et insécable en s’en remettant à ses impressions. La sensation de l’individu s’est hissée debout sur le dos de la réalité d’un monde dominé qui ne sera bientôt même plus perceptible. Personne ne sait de quoi l’on parle, et d’ailleurs, on n’en parle pas. Dieu merci, nous avons, mon fils et moi, trouvé le film interminable et ennuyeux au possible, ce qui, avec le recul, est plutôt rassurant.
Je ne parlerai pas du commentaire minimaliste mal écrit, pauvre et ronflant sur l’homme, la nature, sa destinée etc. qui illustre parfois des scènes où Jacques Perrin et son fils déambulent, l’air sombre, sans échanger un seul mot. Si la motivation des auteurs était de nous alerter sur les risques qui pèsent sur l’environnement, alors c’est une idée incompréhensible que de ne pas vouloir expliquer et convaincre. Et je ne leur ferai pas l’injure d’imaginer que leur motivation ait été de faire une « œuvre d’art purement émotive ». En tout cas, ce film est bien dans l’air du temps : il colle à la grande mouvance des idées qui sont en train de faire de nous une peuplade de schizophrènes.
Michel Segal
On voudrait ici et là saisir le pourquoi de tel comportement ou le comment de telle espèce. Mais les auteurs ont pris le parti de ne pas verser dans le propos documentaire et didactique.Ouest France (Une des rarissimes critiques qui ose soulever la question.)
Le commentaire, sobre, réduit à presque rien, ignore le discours didactique et le cours d’histoire naturelle. Le maître mot y est l’émotion.
Le Monde (Admiratif et con comme d’habitude devant tout ce qui est nouveau)




Pierre et les loups

Dimanche après-midi. J’emmène mon petit garçon de cinq ans au cinéma pour voir Pierre et le loup. Le film dure moins de quarante minutes et il y a d’abord un autre court-métrage d’animation : Le loup blanc. En deux mots, une mère décapite à la hache un charmant petit lapin devant ses enfants qui trouvent cela très amusant. Ceux-ci se lient d’amitié avec un loup à qui ils offrent la tête du lapin. Malheureusement, le père capture le loup (avec un filet à papillons) et, à la hache encore une fois, la mère le décapite. L’un des enfants, furieux contre ses parents, s’écrie à leur sujet : “Je vais les tuer !” Voilà pour l’ambiance.
Maintenant, Pierre et le loup :
Cela se passe dans la Russie d’aujourd’hui telle qu’on se plait à la représenter, donc misérable, brutale et crasseuse, dans un univers glacial de neige boueuse où règne la loi du plus fort. Pierre est triste, pauvre, sale, il a froid et faim, il est vêtu comme un sans-abri, il est enfermé par son grand-père, méchant et sans doute alcoolique, dans une cour glacée de trois mètres carrés ressemblant à une décharge. Ils vivent tous les deux dans une sorte de bout de bidonville. Se rendant à la ville, Pierre est agressé par deux chasseurs méchants, à peine plus âgés que lui, habillés de kaki, et qui ressemblent à de jeunes miliciens analphabètes et teigneux. Ils entraînent Pierre dans une ruelle sombre et puante pour le frapper puis le jeter dans une poubelle où gisent de vieux détritus.
Mais Pierre n’est pas seulement triste, il est aussi visiblement profondément malheureux. Sur ses gardes, il est renfrogné et affiche généralement un regard sinistre, parfois haineux. Ses deux amis sont des animaux estropiés : un oiseau qui ne sait pas voler et un canard qui a des airs d’attardé. Ayant subtilisé des clés à son grand-père endormi (en plein jour), Pierre ouvre la porte arrière de la cour et découvre un petit étang gelé. On s’apercevra rapidement qu’il s’agit de la sortie des égouts. Se déroulent alors les quelques scènes qui feront la bande-annonce du film comme celle de Pierre qui semble goûter à une liberté qu’il ne connaissait pas (peut-être âgé d’une douzaine d’années, il n’était jamais sorti de ce côté et il danse sur la glace visiblement pour la première fois), celles de l’arrivée du loup et des poursuites d’animaux. Plus tard, le grand-père se réveille (sans doute dort-il toute la journée dans une chambre où règne d’ailleurs un grand désordre) mais se révèle incapable de gérer la situation. Pierre est à nouveau enfermé mais s’échappe et capture le loup avec une corde.
Surviennent les deux chasseurs, toujours aussi agressifs, armés cette fois de fusils à lunette ressemblant fort à du vieux matériel de guerre volé. Ils visent le loup qui s’agite au bout de sa corde mais le ratent, ce qui n’est pas étonnant puisqu’ils marchent en titubant. Sans doute sont-ils ivres. Ils repartent. Le grand-père prend sa Lada toute pourrie et, dans la nuit noire, emmène l’animal prisonnier à la ville, tout aussi pourrie et très peu éclairée. Tout y est sombre et misérable, comme frappé par le malheur et la mort. Il y a peu de passants, tous éteints ou dangereux. Le grand-père cherche à savoir qui lui achètera le loup au meilleur prix, du zoo ou de la boucherie. Les chasseurs, plus hargneux que jamais, amènent encore leurs gueules juvéniles de salauds de pauvres et tentent cette fois de descendre l’animal à bout portant alors qu’il est enfermé dans sa cage. Pierre les en empêche, puis, après avoir jeté des regards de dégoût pour l’ensemble de ses contemporains, libère le loup et part avec lui dans la montagne. Voilà pour le film.
Maintenant, pour ceux qui n’ont pas en mémoire le conte musical de Prokofiev, je signale que, dans l’œuvre originale, Pierre est un petit garçon joyeux élevé par un grand-père affectueux avec qui il vit dans une petite maison. Pierre a un rêve : chasser le loup. Mais son grand-père le met en garde contre le danger et lui interdit d’aller dans la forêt. Dans le conte, les compagnons de Pierre sont vifs : l’oiseau vole avec virtuosité et le canard est très habile. Quant aux chasseurs, ils représentent l’autorité. Pierre a conscience de devoir s’en remettre à eux et de pouvoir le faire en toute confiance. En effet, s’il a piégé seul le loup grâce à sa ruse et sa volonté, leur intervention est indispensable pour dénouer la situation et lui donner une fin heureuse. Ce sont eux qui le porteront triomphalement en pleine lumière dans un village animé, dans une atmosphère de fête. Pierre est fier, il est heureux de défiler, de vivre, d’exister parmi les siens.
Le parti pris du film est donc de casser, un à un, tous les éléments symboliques du conte original pour les défaire de leur portée éducative et, je ne crains pas le mot, morale. Ainsi, de la joie de vivre de Pierre alors qu’il est vraisemblablement orphelin, de l’affection sécurisante de son grand-père qui le gronde par amour, de la témérité de Pierre face à la puissance du loup, de cette puissance du mal symbolisée par l’animal dangereux qu’il faudra bien combattre, de l’ambition de Pierre qui veut devenir un homme (il va chercher le loup sur son propre terrain : il part au combat), de sa ruse et de sa détermination pour le vaincre, de son harmonie avec une nature représentée par deux animaux drôles mais vifs et malins, de la force et du respect inspirés par les chasseurs dont les cors résonnent sobrement et qui ont, eux seuls, le pouvoir de décider de ce qu’il adviendra du prisonnier, de la fierté et du bonheur de Pierre d’être aimé et reconnu par sa communauté, de tout cela, il ne reste rien. Ou plutôt, il ne reste que du malheur, du mépris, de la haine, de l’injustice, de la suspicion, de la violence et de la misère. Le film choisit de détruire le mythe, de cracher sur le beau, de noyer la légende dans une fosse d’égouts et de détourner tous les symboles pour leur faire dire le faux et le laid.
“Créativité … modernité … réalisme … le film s’affranchit du conte” dit avec admiration et enthousiasme l’incontournable Télérama en constatant que, avec l’absence d’un commentaire, l’aspect initiateur à l’écoute des instruments d’orchestre (écrit par Prokofiev lui-même) a tout simplement été supprimé. Les critiques sont d’ailleurs quasiment unanimes pour saluer une “œuvre époustouflante” en place d’un massacre. Ils jugent également intéressante l’idée pourtant totalement débile de rendre un conte réaliste, ou, pour dire les choses plus précisément, de transposer un conte dans le réalisme virtuel d’une société misérable, violente et injuste, et dans laquelle personne n’aime personne. Quelle bonne idée pour les enfants. L’offense, le sacrilège, la destruction de l’ancien, l’asservissement du texte d’auteur à la prétention ridicule de metteurs en scène médiocres, l’insouciant badigeonnage de chefs-d’œuvre avec n’importe quoi pour montrer sa liberté et sa modernité, tout cela représente les procédés d’une certaine création contemporaine applaudie par la critique éclairée.
Je ne suis pas un intégriste de la propriété intellectuelle et je ne m’attarderai pas sur la trahison d’une œuvre qui a été volontairement dénaturée, notamment par la suppression pure et simple du côté didactique de l’écoute musicale. En revanche, je voudrais soulever deux points autrement plus importants qui valent la peine de s’indigner ou de désespérer, selon son tempérament.
Le premier nous force au triste constat que ce ne sont pas aujourd’hui nos enfants qui sont en perte de repères, mais nous-mêmes : nous ne leur en donnons plus. Dans le conte, l’autorité est représentée par des hommes d’âge mûr, sages, respectables, et en lesquels on peut avoir toute confiance, quand bien même ils se montrent parfois un peu lents. Dans le film, ce sont deux voyous agressifs dont il faut se méfier. Dans le conte, Pierre est aimé et heureux dans une famille qui se réduit à un vieil homme dont on peut supposer qu’il l’élève bien dans une petite maison bien tenue. Le face à face des deux personnages est chargé de sens : l’un ne peut plus chasser le loup et l’autre ne le peut pas encore. On y voit la volonté de l’enfant de grandir, impatient qu’il est de devenir un homme à son tour, de devenir celui que le vieillard a dû être, et de se montrer capable d’assumer la responsabilité du foyer. Dans le film, outre que leur habitat est une cabane de bric et de broc sale et désordonnée, Pierre est seul : il n’y a aucun échange, aucune affection, aucun partage entre les deux personnages. Dans le conte, Pierre est mû par une ambition, il rêve d’affronter le loup et part à sa rencontre. Dans le film, Pierre est triste et se trouve par hasard face au danger. Dans le conte, Pierre est heureux parmi les siens. Dans le film, Pierre leur préfère la compagnie du loup qui, à lui seul, vaut mieux que tout le village. Et ce n’est d’ailleurs pas étonnant car, dans notre Empire du Bien, le mal a aussi ses bons côtés. Ceci permet d’ailleurs aux auteurs de se livrer avec auto-complaisance à une esthétisation morbide du glauque sous l’œil admiratif de critiques avertis qui applaudissent à tout rompre en vous invitant à expliquer à vos enfants que le laid, c’est beau.
Ce sont bien tous ces repères dont les enfants ont besoin, tous les éléments formateurs et stabilisateurs pour l’esprit et la vie sociale qui ont été supprimés du conte pour les remplacer par une incitation à la méfiance et un rejet de sa propre communauté. Dans le conte, Pierre est un héros, dans le film, il est une victime. Alors qu’un enfant est naturellement disposé à aimer le monde et à rêver la place qu’il y prendra, ce film l’invite à le fuir.
Le second point est au moins aussi inquiétant et nous ramène à des pratiques que je croyais révolues en France depuis longtemps déjà : celles de la propagande officielle raciste ou xénophobe. Celui dont il faut se méfier cette fois, ce n’est plus le Juif mais le Russe. Car la société affreuse, sale et méchante, décrite ici est explicitement la Russie, filmée avec ignominie. Quoi de mieux alors que l’utilisation d’un conte russe détourné pour en exprimer son mépris ? Et quelle meilleure cible pour ce discours que les enfants ? La plaquette sur le film vante les longs repérages faits par l’équipe en Russie. Sans doute ont-ils beaucoup photographié les sorties d’égouts dans les étangs, les petits caïds qui s’habillent de kaki, les villes mal éclairées la nuit et les baraquements de pauvres. C’est bien connu, non seulement les Russes sont sales, misérables et violents, mais de plus ils n’ont aucun sens de la famille, ni de la justice, ni de l’autorité légale, ni du courage, ni de la solidarité. Quant à leur pouvoir, il est naturellement exercé par deux voyous. Mais tout cela n’a visiblement pas gêné les critiques et les moralisateurs patentés qui, me semble-t-il, sont exactement ceux qui s’indignent bruyamment de Tintin au Congo, lequel, comparé à cet odieux Pierre et le loup, ressemblerait plutôt à un éloge flatteur. Mais il est vrai que, lorsque la xénophobie n’est pas dirigée contre les Noirs et les Arabes, et accessoirement contre les Juifs, elle n’intéresse plus personne. C’est un pur racisme bon teint, celui-là autorisé par nos bien-pensants habituels, par nos évêques du savoir-penser, par ceux-là même qui intentent à tout va des procès en sorcellerie pour suspicion de racisme. C’est la bénédiction de tous ceux-là qui rend cette propagande officielle. Et elle a été, à la lecture du générique, financée par l’état britannique qui entretient, comme chacun sait, des relations épouvantables avec la Russie.
Ce n’est évidemment pas un hasard s’il s’agit d’une coproduction britannico-polonaise. Cette propagande se fait non pas contre le pouvoir russe mais contre les Russes eux-mêmes en massacrant une de leurs œuvres. Et nous devrions tous applaudir comme des simples d’esprit, sous le prétexte que la réalisation technique est excellente ? C’est pourtant exactement comme si le ministère de la culture iranien finançait un film d’animation du Petit Prince où Saint-Exupéry apparaîtrait en pédophile, et qu’il faille crier au chef-d’œuvre et y emmener ses enfants parce que l’œuvre a été “modernisée”. Mais maintenant que cette partie a commencé, il va falloir s’y attendre.
Des dizaines (des centaines ?) de milliers d’élèves de primaire, aux frais des collectivités, vont vraisemblablement aller voir ce film dans le cadre d’une sortie scolaire. Alors, si vous connaissez un professeur des écoles, si même vous n’en connaissez qu’un seul, demandez-lui s’il sait vraiment ce qu’il emmène voir ses élèves.
En tout cas, cela aura été la première fois que j’ai honte de notre monde devant mon petit bonhomme de cinq ans. A la fin, il m’a simplement dit en fronçant un petit peu le nez : “C’était un peu pas très bien”.
Michel Segal, professeur de mathématiques et auteur de “Autopsie de l’école républicaine” (2008).