Dov Lior, le rabbin qui pollue Tsahal

Dov Lior est un rabbin du mouvement religieux national ou sioniste religieux, un courant qualifié généralement d’orthodoxe moderne ou néo-orthodoxe sur le plan religieux. D’ordinaire ce sont plutôt les haredim, les ultra-orthodoxes, ceux qu’on appelle aussi les Hommes en noirs et pour certains les pingouins, qui se font remarquer par des positions religieuses radicales et qui voudraient théologiser l’Etat d’Israël. (Voir nos articles pour exemple).
Mais Dov Lior a décidé de ne pas leur laisser le monopole de l’extrémisme purement religieux.
Jusqu’à présent le rabbin de Hébron et de Kyriat Arba, chef du conseil des rabbins de Judée et Samarie s’étaient fait connaître pour ses positions pour les implantations juives et pour ses propos sur les non-juifs, notamment sur les Arabes. Il avait attiré sur lui la condamnation assez générale. Dov Lior est d’une certaine façon une sorte de caricature exacerbée du juif sioniste religieux des implantations de Judée et Samarie. Il incarne également la friction mouvante, les relations corsées et de plus en plus compliquées entre l’Etat d’Israël et le mouvement sioniste religieux.
Ses derniers propos en sont un nouvel exemple.
Questionné par un étudiant de yeshiva (établissement d’enseignement religieux) sur la possibilité ou non selon la loi juive de commander des femmes soldates, Lior a répondu par la négative. Le Jerusalem Post qui a publié cette information, n’a pas pu avoir de précisions du rabbin sur ces propos, un porte-parole l’a donc fait pour lui en indiquant qu’il s’agissait d’une question halachique (liée à la loi juive) et qu’il a donc donné une réponse halachique, à un étudiant de la yeshiva Nir Heshder à Kyriat Arba.
On est bien renseigné.
Le rabbin a tout de même indiqué à ses étudiants de ne pas prendre à l’intérieur de l’armée des positions qui les mèneraient à commander des femmes.
Ce n’est pas la première fois que Dov Lior met son nez dans les affaires de Tsahal. La dernière fois il avait soutenu des soldats de son courant qui s’étaient retirés lors d’un chant tenu par des femmes au cours d’officier de Tsahal. Dix élèves officiers avaient quitté la salle, quatre d’entre eux ont été définitivement exclus du cours. Questionn” une fois encore, “Trouve une bonne excuse pour quitter la salle avant qu’elles ne chantent” avait indiqué Dov Lior à un soldat. Puis il avait ajouté finalement “mais tu n’as pas à t’expliquer devant qui que ce soit pourquoi tu te lèves soudainement”.
Peu importe les explications détournées du rabbin, qui parle de protection de la “modestie”. Personnellement je ne sais pas trop ce que ça veut dire mais ça me fait un peu penser à ceux qui parlent de “pudeur” de la femme pour mieux justifier leurs vêtements et autres cheveux couverts. Je crois qu’il faut dire que ces propos sont machistes, scandaleux envers les femmes, et contraires à l’égalité entre les sexes. Ils font malheureusement partie d’une perception d’un certain nombre de mouvements orthodoxes.
La place et l’importance de la ligne Dov Lior en Israël est en revanche difficile à percevoir.
Les observateurs extérieurs souvent hostiles et peu nuancés qui ont tendance à mélanger religieux et implantations juives, ou religion et implantations juives, diront que la société israélienne et l’armée surtout, sont de plus en plus noyautées par ce qu’ils appellent généralement “la droite religieuse extrémiste”. Avec une telle expression, il est difficile de comprendre de qui ils parlent exactement, ni quel est le danger précis.
La vérité est plus complexe.
Pour deux raisons principales. La première plus religieuse, la seconde plus politique.
La première nous intéresse ici plus particulièrement.
– Elle consiste en ce qu’au sein même du courant sioniste religieux, Dov Lior est loin de faire l’unanimité. Le rabbin David Bigman, à la tête de la Yeshiva Ma’aleh Gilboa, a exprimé son désaccord avec Dov Lior. Pour Bigman, le problème est plus large que les préoccupations de genre. Selon lui il existe une tendance de la communauté sioniste religieuse à se couper de la société alors même que le public recherche un lien avec la tradition juive. Il faut donc pour Bigman que les “décisions halachiques prennent en considération l’importance de la contribution à la société israélienne, pour que la communauté religieuse participe pleinement à la vie de l’Etat” (Jpost).
Par ailleurs, Hanna Kehat, directrice du groupe féministe et sioniste religieux Kolech a condamné durement les propos de Dov Lior et Lior lui-même, qu’elle accuse de présenter les femmes à ces étudiants uniquement comme des objets sexuels, sans humanité ni personnalité. Sur le plan de la loi juive, elle avait également mentionné que le fait de quitter une salle pour éviter d’entendre le chant de femmes, était un comportement publiquement humiliant pour les femmes et par conséquent beaucoup plus condamnable par la loi juive que le fait d’écouter des femmes chanter.
Dans une ligne proche, l’ancienne maire adjointe de Jérusalem Rachel Azaria, elle aussi sioniste religieuse avait été jusqu’à se faire licencier pour protester férocement contre la séparation des hommes et des femmes dans la rue ultra-orthodoxe Mea Sharim pendant la fête de souccot (voir à ce sujet notre article http://www.mishauzan.com/article-nouvelle-polemique-religieux-laics-pour-nir-barkat-maire-de-jerusalem-87377689.html).
Ces discussions sont intéressantes sur le plan de la loi juive et de son évolution. Elles opposent d’un côté un camp orthodoxe ultraconservateur qui maintient les femmes dans une position de dépendance dans le judaïsme et qui entend l’appliquer au sein de la société, y compris contre l’État d’Israël s’il le faut ; et de l’autre côté un camp appartenant religieusement au courant orthodoxe mais plus libéral quant à la place de la femme dans le judaïsme et qui est prêt à s’adapter à la société séculière.
Reste toutefois que d’un point de vue purement laïc, quelque soit la loi religieuse juive (et tant mieux si elle est libérale), elle n’a pas son mot à dire dans la société israélienne séculière (ou laïque), qui n’a pas à dépendre des dires ou des décisions des rabbins. C’est sans doute un point qui peut poser problème, même avec les orthodoxes les plus libéraux si l’on peut dire.
– Enfin le deuxième point complexe qui régit les relations entre l’État d’Israël et le mouvement sioniste religieux, est qu’on ne peut pas parler simplement de progression du mouvement sioniste religieux au sein de la société et de l’armée. Car en entrant parfois en contradiction l’un avec l’autre, le mouvement sioniste-religieux peut aussi prendre la voie de la scission. On ne pourrait alors plus parler d’intrusion ou de progression du judaïsme orthodoxe moderne au sein de la société israélienne, mais de guerre larvée avec ses courants les plus radicaux. Cette guerre aurait deux fronts différents : l’un politique avec le mouvement des implantations si l’État d’Israël opère un abandon de la Judée et de la Samarie (l’abandon israélien de la bande de Gaza laissée aux islamistes a été une première crise), l’autre religieux, si des rabbins comme Dov Lior s’incrustent dans les institutions de l’Etat.
Ces lignes traversent sans les respecter les clivages droite-gauche ou laïques-religieux, tantôt elles les combinent, tantôt elles les ignorent. C’est là la complexité d’Israël. Or cette dernière a beaucoup de mal à profiter au courant laïc, majoritaire mais divisé et attaqué.

Misha Uzan

En savoir plus sur http://mishauzan.com

Sources : http://mobiletrunk.jpost.com/HomePage/FrontPage/Article
.aspx?id=76244633&cat=1

http://www.mishauzan.com/article-nouvelle-polemique-religieux-laics-pour-nir-barkat-maire-de-jerusalem-87377689.html

 

Jerusalem Post, Israël Hayom, le Le blog-notes de Misha Uzan.




Israël : guéguerre administrative entre laïques et religieux

La confiance que s’accordent le premier ministre israélien Binyamin Netanyahou et son ministre des Affaires étrangères, Avigdor Liberman, s’est brisée une fois de plus la semaine dernière. Israël Beitenou, le parti de Lieberman, entendait en effet faire voter une proposition de loi mettant en place des enquêtes parlementaires sur le financement des ONG israéliennes qui s’en prennent à l’Etat et à l’armée d’Israël. Lieberman entendait ainsi lutter contre la délégitimation de l’Etat d’Israël par des ONG gauchistes au financement douteux. Il comptait aussi sur la discipline de coalition décidée au gouvernement et qui a fonctionné, une semaine plus tôt, pour le vote de la loi anti-boycott. Mais Netanyahou a soudainement changé les règles. Cédant à la pression des médias et des associations gauchistes, désireux de ne pas passer pour les Américains et les Européens pour un ‘’dangereux extrémiste de droite’’ qui s’aligne sur la politique de Lieberman et qui mettrait la diplomatie d’Israël en danger, Netanyahou s’est couché. La proposition n’a pas été votée et Lieberman a rouspété dans son coin, encore une fois. Celui qu’on qualifie à tort et à travers de tous les noms parce qu’il dit trop de choses tout haut, le très laïc Lieberman, sans toutefois quitter la coalition, a promis de prendre sa revanche.

Mais voilà qu’une autre sorte d’enquête devrait les réunir à nouveau. Une qui ne dépend pas du clivage gauche/droite, bien que Netanyahou et Lieberman soient tous les deux qualifiés de droite, mais pas du même parti, mais du clivage laïc/religieux.

Les partis religieux ultra-orthodoxes au gouvernement en effet, Shass et Yaadout Hatorah, ont réclamé que des inspections, similaires à celles menées dans les yeshivots et les kolels (écoles d’études religieuses), soient pratiquées dans les institutions laïques financées par l’Etat.

Le vice-ministre des finances Itzhak Cohen (Shass) a réclamé du ministère des finances des inspections sur les institutions culturelles, telles que les universités ou les écoles supérieures. Le député Yisrael Eichler (Yaadout Hatorah) a envoyé une lettre au ministre de l’éducation Gideon Sa’ar avec la même intention, pour réclamer que soient contrôlés les cartes d’identité des étudiants, les horaires assurés, le nombre de présents dans les universités et dans les bureaux publics financés par l’Etat, pour s’assurer que tous remplissent leurs obligations.

La réplique orthodoxe (sépharades et ashkénazes ensemble contre les laïques) a été déclenchée par un incident dans une Yeshiva de Bnei Brak (une ville ultra-orthodoxe à l’est de Tel Aviv) où deux inspecteurs auraient heurté les coutumes de l’établissement. Ils n’ont bien sûr insulté personne, mais il semblerait qu’ils aient cherché à mener leur enquête pendant le cours du grand rabbin de l’établissement. Un crime de lèse-majesté pour des gens qui placent leur rav avant toute chose, et surtout avant l’Etat séculaire moderne, qu’ils méprisent. Des institutions ultra-orthodoxes ont alors refusé toute inspection dans la semaine. Le mouvement Hiddoush, un mouvement sioniste pour la liberté de religion et l’égalité entre les groupes qui s’en prend assez souvent aux ultra-orthodoxes antisionistes, a par conséquent appelé l’Etat à supprimer le budget de ces institutions. En vain.

Inégalité ? Injustice pratiquée par un Etat séculaire qui enquête sur les institutions religieuses mais pas sur les institutions laïques ? Voilà qui dérouterait les gauchistes européens qui ne comprennent à peu près rien à Israël et qui l’accusent d’être un Etat théocratique tout en soutenant les Etats arabo-musulmans où l’islam est pourtant déclarée religion d’Etat dès l’article 1 ou 2 de la constitution. Mais la vérité est un peu plus complexe.

On pourrait être tenté d’admettre un déséquilibre favorisant les institutions laïques, qui discrètement, se seraient accordées quelques faveurs. Mais ce serait faire fi de l’argumentation sophiste des ultra-orthodoxes.

Le ministère des finances Yuval Steinitz s’est excusé pour cet incident mais un porte-parole a indiqué qu’il n’existait aucune intention de ‘’changer la politique actuelle selon laquelle tous les corps recevant des financements selon la clause 3a de la loi fondamentale budgétaire, aussi bien culturels, éducationnels, artistiques, scientifiques et d’institutions caritatives, étaient sujets à inspection’’. (Source : http://www.jpost.com/JewishWorld/JewishNews/Article.aspx?id=230864).

Le fait est, d’une part, que les institutions et écoles ultra-orthodoxes juives ne sont pas les seules à être inspectées, puisque ce sont toutes les institutions religieuses du pays — juives, musulmanes, chrétiennes, druzes, etc, comme en dispose la clause — qui font l’objet d’enquêtes contrôlant le respect des règles nationales. D’autre part les rêveurs théocrates pêchent une fois de plus en posant une équivalence, une relation d’égal à égal entre deux sortes d’institutions : les laïques et les religieuses. Mais cet ordre de découpage est trompeur et relève d’un ordre différent. Il s’agit d’une part d’institutions étatiques, qui répondent à l’intérêt national, qui priment donc, et d’autre part d’institutions religieuses, qui quel que soit le domaine auquel elles s’attachent — culturel, artistique, éducationnel — ne répondent qu’à l’intérêt particulier d’une communauté particulière, en l’espèce la communauté ultra-orthodoxe. Or on ne peut pas mettre sur le même piédestal des institutions qui garantissent le droit d’un Etat national séculaire, sinon laïque, et des institutions communautaires. N’en déplaise aux gauchistes qui ne voient de théocratie qu’en Israël, preuve est faite que, malgré le poids du religieux que j’ai moi-même souvent dénoncé et que je dénonce chaque fois que nécessaire, Israël est un Etat séculaire (le terme ‘’laïque’’ est plus approprié à la conception française), même imparfait, où la religion juive n’a pas le statut de religion d’Etat. (Sur la notion d’Etat juif, qui fait référence à un ‘’peuple juif’’, lire mon article La notion d’Etat juif, encore et toujours la sémantique).

Pour terminer, ajoutons que nous n’avons pas d’opposition de principe contre l’enquête des administrations publiques ou des universités qui reçoivent des financements de l’Etat, on ne connaît que trop la tendance des administrations publiques à profiter de leur statut, mais à condition de bien faire la différence entre l’ordre des choses. Les ultra-orthodoxes n’ont d’autant plus pas à se plaindre que l’Etat continue de financer des yeshivot qui n’ont pour seul but que l’étude de la torah pour elle-même, sans aucune perspective professionnelle. Le sophisme ultra-orthodoxe aurait voulu nous faire oublier que ces derniers continuent de bénéficier de privilèges scandaleux qui justifient les protestations du camp laïc envers leur mode de vie.

Si seulement Lieberman, Netanyahou, mais aussi Barak, Livni, les travaillistes et Meretz, tous laïcs et tous partisans d’un Etat d’Israël (par opposition aux a-sionistes , antisionistes et post-sionistes), cessaient de se chamailler stupidement sur la base d’un clivage droite/gauche et de conflits territoriaux pour s’allier pleinement et entièrement sur les questions laïques, Israël aurait depuis longtemps résolu le chantage du camp ultra-orthodoxe et fait sa révolution laïque.

Misha Uzan

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Israël : le mouvement des tentes et l’archaïsme ultra-orthodoxe juif

Un mouvement citoyen a démarré depuis deux semaines à Tel Aviv. En quelques jours il a atteint tout le pays. On l’appelle la « révolte » ou le « mouvement des tentes ». Tout a commencé par la colère de quelques citoyens et, c’est devenu une habitude aujourd’hui, par une page facebook.
Pour lutter contre la vie chère et l’inflation terrible des prix de l’immobilier, un groupe de jeunes Israéliens ont appelé leurs concitoyens à installer des tentes sur l’une des plus belles avenues de Tel Aviv, le boulevard Rotschild. Coordonnés, le jeudi 14 juillet (pendant que je regardais le défilé sur TV5), des centaines de protestataires ont planté des tentes avec la ferme intention de ne pas bouger jusqu’à ce que le gouvernement prenne des mesures sérieuses. (Voir à ce sujet mon article sur mon blog-notes).
Le mouvement combine de véritables problèmes — la pénurie de logements, une inflation de 35% en trois ans dans l’immobilier, la hausse insoutenable des prix de produits de première nécessité — et quelques exagérations récupérées ou appuyées par l’extrême gauche israélienne, très présente à Tel Aviv et populaire auprès des jeunes naïfs, des classes aisées et de l’establishment ashkénaze.
En se baladant boulevard Rotschild et aujourd’hui dans tout le pays, on croise aussi bien des types sympathiques, des excités d’extrême gauche, de la bonne bouffe improvisée, un jeune mouvement qui se fait appeler la ‘’gauche nationale’’, et quelques junkies.
Ce serait presque un mouvement citoyen qui n’aurait pas sa place dans les colonnes de Riposte laïque, si les juifs ultra-orthodoxes n’y avaient pas mis leur grain de sel.
Officiellement le parti Yaadout Hatorah (Judaïsme unifié de la torah) — un parti ultra-orthodoxe ashkénaze constitué uniquement d’hommes habillés en caftans noirs, avec chapeaux noirs et papillotes —, par la voix de son député Israel Eichler, a déclaré soutenir le mouvement, mais a décidé de ne pas s’y joindre. Motif invoqué : ‘’Une présence permanente ultra-orthodoxe dans les protestations à Tel Aviv contre les prix immobiliers retourneraient les médias laïques contre le mouvement’’ (Source : Jpost). Les ultra-orthodoxes ont au moins conscience que leur mode de pensée archaïque, leur mode de fonctionnement fondé sur la tradition rabbinique juive (en fait surtout sur les décisions auxquelles ils se rattachent), ou leur politique antisioniste et antidémocratique insupportent les démocrates laïcs, de droite et de gauche.
Malgré ces précautions, certains ultra-orthodoxes ont rejoint les protestations dans les villes ultra-orthodoxes et ont expliqué pourquoi aux médias. L’occasion pour nous d’apprécier l’archaïsme de ce mode de vie ultra-traditionnel, très influent sur la démographie (voir notre article Israël et la laïcité : la menace démographique) et qu’il partage en partie avec les islamistes (même s’il faut reconnaître que ces derniers font plus forts partout dans le monde, et pas uniquement dans les pays d’Islam, ce qui fait déjà beaucoup).
L’exemple de Yehonatan Steinberger, rapporté par le Jerusalem Post (http://www.jpost.com/NationalNews/Article.aspx?id=230097) est parlant. Père de trois enfants à seulement 28 ans, Yehonatan a déménagé de son appartement dans un quartier mixte de Jérusalem, mixte c’est-à-dire comprenant des laïcs et des ultra-orthodoxes, pour s’installer plus près de son rav (son rabbin), dans un quartier où ne vivent que des membres de la communauté. Sans aucun regard critique sur la ghettoïsation volontaire des juifs ultra-orthodoxes en Israël même, ce cher Yehonatan avait peur que la société laïque ait une mauvaise influence sur l’éducation de ses enfants. Un comble lorsqu’on connaît le niveau de délabrement des communautés ultra-orthodoxes en Israël en matière d’éducation. Le prix à payer pour lui, fut une augmentation de son loyer de 2500 shekels (environ 500€) dans l’ancien appartement, à 4500 shekels (environ 900€) dans le nouveau.
On peut comprendre qu’il ait du mal à payer son loyer, mais force est de constater que c’est son mode de vie qui l’a voulu. Si Yehonathan ne veut pas payer cher son loyer, qu’il demande à son rabbin de déménager dans un quartier plus abordable, pas à l’Etat de baisser artificiellement les prix du quartier, ça n’a pas de sens.
De même, Mercredi 20 juillet, le quotidien Israël Hayom annonçait que la révolte des tentes pourrait s’étendre à la petite ville ultra-orthodoxe d’El’ad, à l’est de Tel Aviv. L’un des participants explique que les ultra-orthodoxes ont généralement des familles nombreuses, et qu’ils ne peuvent pas supporter le prix d’appartements de plusieurs pièces.
A nouveau un véritable argument de pacotille mais qui pèse malheureusement sur nos économies. Moi aussi j’adore les enfants, mais nous ne sommes plus au Moyen-âge. On ne fait plus d’enfants pour travailler la terre aujourd’hui, ou parce que sur huit enfants, six vont mourir. Les ultra-orthodoxes constituent des familles nombreuses par considérations religieuses et idéologiques (comme le font aussi les islamistes), sans prendre en compte leur situation financière. C’est totalement irresponsable et l’Etat n’a pas à supporter ces pratiques. Ce ne sont pas aux Français et aux Israéliens laïcs de payer les familles nombreuses religieuses via leurs impôts. L’Etat doit limiter les allocations familiales et les aides à partir d’un certain nombre d’enfants et, dans le cas israélien, le marché immobilier ne peut pas s’adapter au mode de vie ultra-orthodoxe, c’est le contraire qui doit se produire.
Si on n’a pas le sou, on ne multiplie pas les enfants.
C’est peut-être triste, mais faire vivre des enfants dans la misère par convictions religieuses et idéologiques est encore plus cruel.
Misha Uzan
http://mishauzan.com




Israël et la laïcité : la menace démographique

Les Européens désireux de défendre leur culture feraient bien de garder un œil pointé vers Israël. Pas parce que ce qu’y s’y fait est meilleur qu’ailleurs. En matière de laïcité, sans être la théocratie que dénoncent avec outrance les antisionistes qui soutiennent en revanche des pays arabes où la laïcité et la démocratie n’existent pas, Israël aurait plutôt un train de retard (sur la France, pas dans le monde où la laïcité n’est en fait que peu répandue). Mais parce que ce qu’il s’y passe peut préfigurer l’Europe dans les années à venir si cette dernière se laisse faire.
 
Contrairement à la vision la plus répandue, celle de la presse et du politiquement correct, le cœur du conflit israélo-arabe est sémantique[1] et démographique. Ce sont ces facteurs qui sont déterminants sur le long terme. C’est un point que deux groupes hostiles à l’ État d’Israël ont bien compris : les Arabistes palestinistes[2] d’où qu’ils soient, et les groupes juifs ultra-orthodoxes antisionistes.
 
Israël, au milieu des menaces d’attentat, des questions de sécurité, des négociations qui n’aboutissent pas, de la croissance économique ou de la vie qui suit son cours, est en sous-main l’objet d’une bataille démographique entre Arabistes hostiles à l’ État ou otages de l’Arabisme colonialiste, ultra-orthodoxes a-sionistes[3] ou antisionistes, sionistes religieux (les nationaux religieux) et laïcs. Ces quatre groupes sont en outre ceux reconnus par le système scolaire israélien, qui favorise ainsi les oppositions sociales à l’intérieur de l’ État. Dans cette lutte dans le long terme pour ou contre l’ État d’Israël et pour quel type d’ État d’Israël, les laïcs, majoritaires tout le long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, sont menacés dans le futur par la croissance démographique des autres groupes (les uns privilégiant l’islam et l’arabisme musulman, les autres le judaïsme orthodoxe, même si tous ne sont pas anti-démocratiques).
 
 
Dans les faits. Mercredi matin, le 13 juillet (voir mon blog-notes), de violentes protestations ont une nouvelle fois éclaté dans le quartier ultra-orthodoxe de Mea Sharim, lorsque des fonctionnaires de l’ État ont pénétré dans un abattoir de volailles appartenant à Yoelish Krois, les dirigeants officieux du mouvement ultra-orthodoxe Eda Haredit, un petit groupe antisioniste. L’affaire de Krois opère depuis une dizaine d’année sans les licences nécessaires, mais les fonctionnaires, experts et vétérinaires ont toujours été accueillis à coups de violence. La police accompagnait cette fois les agents des autorités fiscales, qui sont intervenus après une longue enquête démontrant des fraudes sur d’importantes sommes. Six policiers ont été blessés sous les coups de jets de pierre, de barres de fers et de cocktail Molotov des manifestants.
La police a été accusé par les sympathisants du mouvement d’intervenir précisément ce jour afin d’éviter une conférence prévue le lendemain visant à appeler à une nouvelle protestation ce samedi sur la rue Hanevi’im, pour empêcher tout véhicule de s’y déplacer. Car ces dernières semaines cette rue a été l’objet de multiples violences suite à la fermeture de la rue Jaffa aux voitures, désormais réservée au futur tramway. La question de la circulation le samedi est récurrente en Israël. Dans certains quartiers de quelques villes dans le pays qui contiennent une forte population ultra-orthodoxe (Jérusalem, Bnei Brak, Modi’in Illit, etc), la circulation est fermée aux véhicules durant la durée du Shabbat, du vendredi soir au samedi soir. Ces décisions découlant de la pression ultra-orthodoxe, sont de notoriété publique. Ce dernier mois des incidents ont éclaté entre les automobilistes qui empruntaient la rue Hanevi’im le samedi pour atteindre le centre ville et les groupes ultra-orthodoxes. La police a été accusée de ne pas faire suffisamment pour faire respecter le droit à la circulation. Dans d’autres quartiers périphériques, qui ne se trouvent pas sur les grandes voies, la bataille est déjà perdue. Les ultra-orthodoxes imposent leur mode de vie.
 
Selon la radio de l’armée, dans le cas de la rue Hanevi’im, le mouvement Eda Haredit entend s’appuyer sur l’affaire ‘Bar Ilan’ il y a une quinzaine d’années, où une décision de la Cour suprême israélienne (pourtant un repère de laïcs purs et durs, un repère de gauchistes également) a autorisé une municipalité à fermer des rues à la circulation si au moins 75% des habitants en manifestaient la volonté. Aussi le mouvement Eda Haredit aurait identifié 42 rues de la capitale qui rempliraient les conditions dans la ville (ce qui signifie que plus de 75% ne prennent pas leur voiture le Shabbat, mais ce qui ne signifie pas qu’ils souhaitent imposer leur volonté aux autres, même si on peut le penser) et en exige la fermeture le Shabbat. La municipalité affirme n’avoir reçu aucune demande de ce type. Pour le porte-parole de la mairie : ‘‘Faire sauter le statu quo dans la ville ne fait pas partie de notre agenda’’ (Source : Jerusalem Post). Ce statu quo, c’est celui qui régie les relations entre les pouvoirs publics et les religions. Fait de compromis incessants, c’est celui qui donne un monopole orthodoxe sur les mariages, les conversions, les décès, et qui empêche de trouver une majorité sur de nombreux sujets. Compte tenu du système d’élection à la proportionnelle en une liste nationale en Israël, les partis religieux orthodoxes a-sionistes et antisionistes jouent au chat et à la souris avec la droite et la gauche laïques, qui ne savent pas s’unir quand il le faut, et bloquent toute décision majeure.
 
 
 
Dans le même temps, Israël tente tant bien que mal de gérer la pression démographique de la population arabiste[4]. Cette semaine le ministre de l’intérieur Eli Ishaï — un orthodoxe sépharade qui n’est pas un pur antisioniste mais dont le sionisme du mouvement demande à être défini (c’est-à-dire en gros le soutien à l’existence d’un Etat juif) —, a demandé au gouvernement de prolonger pour six mois une ordonnance interdisant le regroupement familial entre partenaires israéliens et Arabes originaires de l’autre côté de la ligne verte, sauf si l’homme est âgé de 36 ans ou plus, ou la femme de 26 ans ou plus.
 
Cette ordonnance, très controversée auprès des juges comme de la classe politique, limite significativement la capacité pour un Israélien de vivre avec un époux originaire des régions de Judée, de Samarie, de la bande de Gaza voire d’ailleurs. Le règlement viserait à éviter le regroupement de centaines de familles, particulièrement des Bédouins du Néguev. En 2007, un rapport du Shin Beth, les services de sécurité intérieure, avait montré que 14% des attaques terroristes en Israël étaient effectuées par des individus qui possédaient une carte d’identité israélienne dans le cadre d’un regroupement familial. Les responsables de la sécurité craignent que des organisations terroristes fassent passer leurs membres en Israël en arguant qu’ils sont les légitimes époux de citoyens israéliens. Ishaï souhaiterait faire de l’esprit de cette ordonnance une proposition de loi favorisant ‘’ le long terme et les intérêts de sécurité de l’Etat d’Israël’’. Quant au député Ahmed Tibi (Liste arabe Ta’al), il a déclaré que ‘’la logique qui sous-tend la loi n’est pas la sécurité mais plutôt la démographie’’. Ahmed Tibi, un député arabe israélien antisioniste qui passe son temps à crier au fascisme, à la discrimination et aux manquements à la démocratie tout en jouant sur le tableau de la revendication intérieure des Arabes israéliens et de la revendication extérieure arabiste palestiniste, n’a peut-être pas tort. Israël est bel et bien menacé, à terme, par la démographie. En ne cherchant pas à combattre cette menace en revanche, Ahmed Tibi montre à quel point il est mauvais citoyen : un citoyen qui lutte contre son propre État et qui favorise l’expansion colonialiste de mouvements non démocratiques, réunis par le nationalisme expansionniste arabe et l’islam.
 
Il y a quelques mois, une étude de l’université de Haïfa, évoquait le risque qu’en 2030, Israël connaisse une majorité de juifs religieux. Si cette évolution, en soi contestable et changeable, ne signifie rien à elle seule (puisqu’il y a parmi eux de nombreux démocrates respectueux des valeurs de la laïcité), les seuls capables aujourd’hui de défier la démographie arabiste palestiniste aujourd’hui en Israël, sont les orthodoxes (ultra et sionistes religieux). Et même si le risque théocratique est largement exagéré (voir à ce sujet mon article (Israël et les pays arabes : la même rengaine, 40 ans plus tard), le sujet doit interpeller toute démocratie. Comment lutter contre des traditions religieuses menaçant la démocratie et dont la démographie est la première arme ? Nul ne doute que ces questions ne sont pas assez posées en Europe.
Misha Uzan
http://www.mishauzan.com

  
[1] Sur les questions sémantiques nous renvoyons à notre article académique publié dans le n°7 de la revue Israël et les intellectuels français, de 1967 à 1982. Voir également mon mémoire de fin de second cycle, Misha Uzan, Images d’Israël et compréhension du conflit israélo-arabe par les intellectuels français, 1967-1982, Paris : IEP, 2007
[2] Sur ces termes scientifiques, plus objectifs que ceux utilisés traditionnellement par presque tout le monde, voir l’article cité plus haut
[3] J’explique le terme d’a-sionisme dans l’article cité plus haut, un a-sioniste n’est ni sioniste, ni franchement antisioniste
[4] Par ce terme, il ne s’agit pas de pointer du doigt la population d’origine arabe, qui, même si elle est majoritairement hostile à l’Etat, n’est pas monolithique. Le terme ‘arabiste’ désigne justement ceux qui se rallient au nationalisme expansionniste arabe (qui comprend diverses variantes : palestiniste, nassériste au temps de Nasser, Baassiste, etc). Pour comprendre un peu mieux ces idéologies, on peut se référer à mes articles ou, par exemple, à l’ouvrade Fereydoun Hoveyda, Que veulent les Arabes ?, Paris : Editions Page après Page, 2004




Israël : une coalition, un week-end et le poids du religieux

J’en parlais dans Le blog-notes du 10 juin<, la coalition gouvernementale israélienne au pouvoir est partie vendredi 10 et samedi 11 juin en week-end, dans la ville de Tzfat (Safed), dans le nord d’Israël, merveilleuse ville d’artistes et de religieux, repeuplée notamment au cours du 16e siècle par ceux qu’on appelle traditionnellement les cabalistes. On trouve autour de Tzfat les tombes de nombreux rabbins dont les noms sont familiers à tous les juifs éduqués dans le judaïsme rabbinique, tel Rabbi Shimon Bar Yochaï.
La presse hors d’Israël a pour habitude d’aborder le sujet israélien au regard du conflit israélo-arabe. Elle rend compte également de quelques films, festivals ou reportages de société de temps à autre, mais s’intéresse surtout à Israël et ses voisins arabes. Or c’est notre perspective et notre ambition, sur mon blog-notes (http://mishauzan.over-blog.com et notamment en collaboration avec le site http://un-echo-israel.net, de présenter les autres aspects d’Israël. Car ils sont souvent plus importants qu’on ne croit. Ce week-end de coalition en est un exemple cinglant. Depuis plusieurs jours cet événement apparemment sans grande importance occupe une partie des premières pages des journaux quotidiens nationaux. En outre l’organisation de ce micro-événement illustre mieux les questions de société d’Israël que la tentative d’invasion d’Israël menée par Bashar el Assad le 5 juin à l’occasion de la Nachsa, le premier jour de la guerre des Six Jours (tentative qui a grandement échoué grâce au savoir-faire de Tsahal). Car , si les questions d’armée, de souveraineté et de frontières ont leur importance, les Israéliens au quotidien sont plus souvent confrontés — à leur grand regret dans leur majorité — aux questions sociales et religieuses. Simple exemple : Netanyahou et sa femme, ce samedi après-midi, ne pourront pas se balader sur les hauteurs de Safed. Ils devront rester à l’hôtel. La raison invoquée ne tient pas rigoureusement à la sécurité. Plus exactement, la mise en place de leur sécurisation, nécessaire, pour la promenade d’un premier ministre, provoquerait un non-respect du Shabbat (tel que l’entendent les juifs ultra-orthodoxes). C’est franchement grotesque ! Netanyahou, le premier ministre d’Israël, qui lui-même n’est pas observant, et qui regardera sans doute la télévision dans sa chambre, ou bien travaillera, et donc ne veillera pas au respect du Shabbat, ne pourra pas néanmoins emmener sa femme faire une petite marche un samedi après-midi. Messieurs les rabbins en ont décidé autrement ! Ces mêmes rabbins qui plus est, ont fait tourner la tête des organisateurs pour que la nourriture soit suffisamment cachère à leur goût. Les ministres du Shass (parti politique orthodoxe sépharade) ont exigé une nourriture cachère de la maison Yosef, disposant de l’aval de leur maître spirituel, le rav Ovadia Yosef. La plupart des membres de Yaadout Hatorah — un parti ultra-orthodoxe ashkénaze qui idéologiquement, en théorie, n’est même pas favorable à l’Etat d’Israël en tant que tel — en revanche ne reconnaissent pas la cacherout du Rav Ovadia Yosef, il leur faut la cacherout de leur Rav à eux !
Telles sont trop souvent les préoccupations auxquelles les Israéliens laïcs, majoritaires dans la société comme dans la coalition et dans l’opposition, sont obligés de se soumettre, pour ne pas froisser dit-on, ou pour ne pas faire exploser la coalition !
On est très loin de la Syrie, de Salam Fayad, d’Abou Mazen ou des copains du Hamas. C’est aussi ça Israël.
Misha Uzan
http://mishauzan.com




Tunisie, Egypte : des fausses révolutions aux fausses solutions !

Article à mettre en lien avec notre précédent article : Les fausses « révolutions arabes ».
Ben Ali a chuté. C’est fait aussi, Moubarak a chuté. Il a mis un peu plus de temps, avec un peu plus de dignité, mais il est tombé. On entend plus que ça, on ne parle plus que de ça. Mais on répète inlassablement les mêmes choses, les mêmes suppositions, les mêmes espoirs, les mêmes peurs, les mêmes doutes. On parle au futur, au conditionnel, parsemant son discours de peut-être. Car personne n’a rien compris à ce qui est arrivé et personne ne peut absolument prévoir ce qui adviendra.
Les spécialistes n’ont rien vu venir et les autres non plus.
Deux camps s’affrontent aujourd’hui en matière de pronostics. On pourrait définir deux idéaux-types wébériens, c’est-à-dire deux façons globales et presque caricaturées de voir les choses.
Il y a d’abord les islamo-sensibles, plutôt pessimistes : ce sont ceux qui ont peur des islamistes, ceux qui s’en méfient et en voient beaucoup, pour ne pas dire partout. Pour eux, seuls les islamistes risquent de tirer profit des situations houleuses. Ils sont un peu moins nombreux en Tunisie a priori, mais on sait qu’ils ont une force d’action terrible, et une force idéologique qui s’appuie sur l’islam et ses fondamentaux. En outre, l’islam c’est ce qui a fondé les Arabes en tant que peuple (la question des Arabes chrétiens ne changent pas le problème, inutile de rentrer dans les détails). Si l’Europe avait pour fondement le christianisme, elle piochait également dans une culture gréco-romaine et dans des cultures païennes locales. Mais elle a su aussi à travers les siècles, et bien que les spécialistes ne s’accordent pas sur son origine, créer une contre culture, une culture politique contre religieuse voire antireligieuse, une culture libérale, une culture laïque puis démocratique. Des pays à culture musulmane peuvent-ils faire sortir d’eux-mêmes une telle contestation ? Les islamo-sensibles ne le pensent pas. Tout au plus les pays arabes peuvent-ils bénéficier de l’exemple occidental. Mais pour un islamo-sensible, la situation en Occident et dans les pays musulmans aujourd’hui n’est pas propice à une telle évolution. Les islamistes ont trop fait de bruit, ont récolté trop de respect et pas assez d’opposition, ni dans les pays musulmans, ni parmi les populations musulmanes occidentales. On ne comprend donc pas d’où viennent, et où vont les révoltes en Tunisie et en Egypte ? Si elles ont une inspiration démocratique, elle est trop faible, mal implantée, pas assez définie. A terme les démocrates ne prendront donc pas le pouvoir, ou bien ils tomberont vite, très vite. Un islamo-sensible peut aussi penser à une vaste orchestration islamiste, iranienne ou pas, ou simplement à une poussée islamiste contrôlée, et il faut le reconnaître, bien menée, car discrète. Les prières de rue en Egypte ne leur donnent pas bon espoir, les islamistes qui se sont rasées la barbe donnent du poids à l’argument de la manipulation, la popularité des Frères musulmans le renforce, etc.
Et puis il y a les sur-optimistes, parfois islamophiles, parfois arabophiles, souvent naïfs mais porteurs de bon espoir. Eux non plus ne savent rien de ce qui peut se passer en Tunisie et en Egypte, ni ailleurs dans les pays de colonisation arabo-musulmane, mais pour eux, il ne peut en sortir que du bien. Ce sont ceux qui se sont extasiés devant les événements en Tunisie et en Egypte, mais qui ne les avaient jamais vraiment critiqués avant. Ce sont ceux qui crient déjà à la liberté et à la démocratie dans ces pays, et dans tous les pays arabo-musulmans. Ce sont ceux qui comparent un peu facilement la chute de Ben Ali et de Moubarak à la chute du rideau de fer. Ce sont ceux qui ont tout de suite prétentieusement parlé de l’échec de la théorie du conflit de civilisations. Sans prendre un peu de recul, ces sur-optimistes sont montés vite au créneau. Et tant qu’aucune décision majeure n’est prise en Tunisie et en Egypte, tant que rien de nouveau ne se passe, ils seront convaincus du bien-fondé de leur pensée.
Les islamo-sensibles en attendant, attendront, encore une fois. On ne fera plus que d’attendre.
Le problème est qu’on risque d’attendre longtemps. On sait tout d’abord qu’une révolution peut prendre du temps. Il y a le temps du renversement, et le temps de la reconstruction. Mais quel type de reconstruction ? Je le répète à nouveau, personne n’en sait rien. C’est une avancée vers le vide, un mouvement plutôt, mais vers quoi ?
Les Tunisiens ont fait tomber le régime corrompu de Ben Ali, mais on l’a gentiment poussé vers la porte et il est parti. Et après ? Les Egyptiens ont fait tomber Moubarak, mais ont-ils fait tomber le régime ? On a vu des oppositions contre un homme mais pas de révolution intellectuelle ou de changement structurel majeur. Sans chasser violemment leur ancien chef, les militaires n’ont pas osé le défendre coûte que coûte. Mais ils sont restés en place. Quels ont été les vrais fondements de ces mouvements ? Faire tomber un homme, et c’est tout ? Amener la liberté, la démocratie ? Les islamo-sensibles n’y croient pas, les sur-optimistes si, mais ces notions-là ne tiennent pas à un homme uniquement. Elles tiennent à un ensemble. Les révolutions occidentales ont pu naître de la faim (révolution française) ou d’une volonté d’indépendance (révolution américaine), ce sont des théories crédibles, mais même leurs plus grands partisans (sauf les historiens marxistes qui se sont entêtés dans une application stricte du matérialisme historique) n’oublient pas qu’elles ont pu s’appuyer, avant et après, sur des idées, sur le mouvement des lumières, ainsi que sur des constructions économiques et politiques propres à l’époque.
Mais où sont les lumières islamiques ? On pourra toujours citer quelques intellectuels musulmans considérés comme modérés ou réformateurs, on en trouvera peut-être un peu plus en Tunisie et en Egypte si on les cherche bien, mais on ne voit pas de mouvement d’ensemble comparable aux lumières du XVIIIe siècle ou à la Haskalah juive par exemple. Bien au contraire, c’est en Turquie qu’on a pu voir quelques tentatives de transformation de l’islam en religion plus moderne et éclairée. Mais restés marginaux ils ne font pas bouger le pays, qui au contraire tend vers un retour à la religion classique, chassée avec force par Atatürk.
C’est pour ça qu’on ne comprend rien à ces mouvements. Par défaut on les a appelé « révolutions ». Par défaut aussi les manifestants ont souvent repris ces termes, sans y mettre parfois le même sens (voir à ce propos Bat Ye’Or, L’Europe et le spectre du califat). Tout ce qu’on a vu ce sont des chutes. La suite risque d’entraîner moins de ferveur. Si ni les islamistes ne sont pas en état de prendre le pouvoir (ce qui n’est pas sûr) et si les démocrates ne sont pas en position de créer de toute pièce la première et vraie démocratie dans un pays à dominante arabe (ce qui demande la suppression d’un certain nombre de règles impérialistes et racistes comme on en a parlé dans Les fausses « révolutions arabes »), la situation peut déboucher sur des régimes d’entre-deux. Un pouvoir qui n’est pas réellement démocratique mais qui laisse un peu plus de choix, une dictature molle, une monarchie traditionnelle, un pays qui n’est pas entièrement privé de liberté mais qui l’est en partie. On connaît la répartition des pays comme libres, non libres et semi-libres. L’Egypte et la Tunisie pourront donc passer du statut de pays non libres à celui de pays semi-libres. Après la fausse révolution, la fausse solution. Le Qatar et les Emirats arabes unis sont des pays classés semi-libres par exemple. Ceci ne les empêche pas de pratiquer des formes d’esclavage moderne, et de soutenir des causes et des idéologies très douteuses. Ces fausses solutions ne changeront pas non plus le caractère impérialiste et raciste des pays à dominante arabe, la répression des minorités et leur effacement de la région. Mais personne ne s’en souciera, guère plus qu’ailleurs. Et sait-on jamais, la Tunisie et l’Egypte pourront être choisis éventuellement pour accueillir la coupe du monde de football ou les jeux olympiques d’été. Tout le monde s’en accommodera.
Reste que l’un comme l’autre ne disposent pas de la puissance financière des Emirats ou du Qatar. C’est pourquoi on ne peut pas non plus exclure une addition un peu plus salée.
Misha Uzan
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Les fausses « révolutions arabes »

Hier la Tunisie, aujourd’hui l’Egypte, demain la Jordanie peut-être, dont le roi en prévision d’une éventuelle sérieuse contestation, a changé son gouvernement. Même le dictateur yéménite au pouvoir depuis plus de trente ans a annoncé qu’il ne se représenterait pas aux prochaines élections après quelques manifestations.
Plusieurs remarques coulent de source. Une petite d’abord : on constate l’aveu implicite des dictateurs qui se retirent des élections. Une élection est censée donner au peuple un choix. On peut se présenter si on veut, mais si on est contesté on ne gagnera pas, on peut au moins essayer. Verrait-on Sarkozy annoncer qu’il ne se représente pas à cause des manifestations contre la réforme des retraites ? Qu’il se présente, à nous de l’élire, ou pas. Mais dans ces pays les élections sont ou bien truquées ou bien ne présentent qu’un seul candidat sérieux et le choix est vite fait. Une façade de démocratie où ce mot d’origine grec qui a depuis évolué, est réduit à de simples élections, ce qui est très réducteur, et qui ne trompe personne.
Par ailleurs de deux choses l’une, où bien l’on a totalement mal apprécié la composition des sociétés arabophones du Maghreb et du Machrek, où bien l’on continue à mal le faire. Un beau dilemme.
Tout a commencé en Tunisie. On nous parlait d’une révolte sociale, d’une colère contre la montée du prix du pain, le chômage, les difficultés sociales. Les témoignages de première semaine confortaient cette vision. Puis on nous a expliqué que la Tunisie n’était pas l’Ethiopie, qu’on n’y crevait pas de faim. Certes. Les classes moyennes se mettaient en mouvement, et très vite on a parlé d’une révolte politique, puis d’une révolution. Très vite, trop sans doute. Plus vite qu’on ne l’a cru possible, le pouvoir est tombé, Ben Ali s’est exilé, et la lutte, victorieuse a néanmoins continué. On n’a moins parlé de pain, de chômage, on a plus parlé de liberté, de démocratie. Curieusement. On a surtout entendu un mouvement contre Ben Ali, dictateur certes comme tous les dirigeants des pays arabophones, homme de fer de la Tunisie depuis 1987, implacable laïc arabe, c’est-à-dire opposant féroce aux islamistes et aux signes ostensibles de l’islam. Un homme qui n’avait pas hésité à interdire le voile à l’université et dans d’autres lieux publics, et qui a maintenu la Tunisie dans une laïcité ambiante de type national arabe comme on en a connu dans d’autres pays arabophones depuis une quarantaine d’année. Le tout dans un Etat qui déclare l’islam comme sa religion dès l’article premier de sa constitution, une constante dans ces pays où le poids de l’histoire et de la tradition est fort, très fort, et pesant. On a parlé de la corruption du régime, on a dénoncé la complaisance des Occidentaux — on ne s’en était pourtant pas beaucoup plaint avant, ni dans les milieux dirigeants, ni parmi les anciens défenseurs du Tiers-monde — et on a montré une société tunisienne apparemment peu islamiste. Il faut dire que Ben Ali ne leur laissait pas beaucoup de place. On a vu le retour de certains opposants politiques et de certains démocrates. On ne sait toujours pas ce qu’il en sera mais tout le monde avait l’air fier. Révolution isolée, subite ? Révolutions sociale, politique ? On nous a fait croire ce qu’on voulait nous faire croire, en attendant personne n’en sait rien et tout le monde attend.
On a pensé ensuite au Maroc, assez proche de la Tunisie sur le plan social. On a moins pensé à l’Algérie. C’est donc son grand ennemi footballistique qui a pris les devants : l’Egypte.
Là encore on a reproduit le même schéma. La situation y était propice pour faire tâche d’huile : un grand pays en voie de développement, un pays leader arabe depuis des siècles, une population pauvre, plus qu’en Tunisie, la peur des classes moyennes — encore elles décidément — de connaître le chômage et pour couronner le tout un chef d’Etat vieillissant, malade, au pouvoir depuis trente ans et qui a eu le culot de vouloir transformer la République dictatoriale militaire égyptienne arabe en république monarchique, pour changer. Au passage on remarquera le changement sémantique de la désignation des chefs d’Etat en fonction du temps : un dictateur au pouvoir est un Président, un dictateur qui ne l’est plus est un dictateur. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas sans la sémantique aujourd’hui !
Là encore on a commencé avec l’augmentation des prix des produits de base et les problèmes socio-économiques avant de passer à une vision plus politique. Plus vite encore qu’en Tunisie les protestations se sont concentrées sur la personne du dictateur en place. Mais que s’est-il passé dans l’imaginaire arabe pour qu’en un mois seulement les populations ne supportent plus leur meneur ? Un vent démocratique soufflerait-il sur les pyramides ? Pas sûr.
On a en tout cas plus de mal à le croire qu’en Tunisie. On pense encore aux islamistes : difficile cette fois de dire qu’ils ne sont pas implantés. On sait qu’ils sont là, on les voit ici et là, on voit leurs femmes (ou plutôt ce qu’elles portent), on dit même qu’ils auraient reçu pour consigne de se raser la barbe. On nous parle aussi de l’Iran, de ses tentatives, de sa volonté de renverser les régimes mous et pro-occidentaux du Moyen-Orient. Les choses se compliquent. On nous a répété que les manifestations se voulaient pacifiques, jeunes (encore un mot qui ne veut rien dire et qu’on emploie à tort et à travers). C’était jusqu’à ce qu’elles rencontrent une opposition. La violence cette fois est assez impressionnante. Moubarak a indiqué qu’il ne se représenterait pas aux prochaines élections — encore ces élections —, de toute façon personne ne s’attendait à l’y voir, malade comme il est. Le tout est de savoir s’il laissera sa place à quelqu’un, fils ou proche, si le régime se poursuivra ou si de vraies réformes démocratiques seront opérées.
La première étape ce sont les élections. De vraies élections, contrôlées, sans irrégularités, sans truquage, sans pré-orientation. Si on jette un œil sur les processus démocratiques qu’ont connu les sociétés européennes au dix-neuvième siècle, si on compare les sociétés, même en bénéficiant de l’aide internationale et du modèle occidental, on peut déjà penser que la tradition de liberté et d’indépendance de pensée des citoyens ne se fera pas d’ici à septembre. C’est un premier point.
Mais surtout, la deuxième étape vient après les élections. On peut faire voter des gens, contrôler les urnes, les bulletins, mettre en place des commissions onusiennes, etc. Mais on a vu ce que des élections pouvaient donner dans certains pays arabes. L’Algérie du début des années 90 en est un bon exemple. L’élection n’est que la première étape d’une démocratie. Pour qu’elle se poursuive il faut commencer par élire des démocrates. Si les frères musulmans obtiennent ne serait-ce qu’une majorité relative, la démocratie égyptienne pourrait mourir à peine née. Mohamed El Baradei pourrait n’être qu’une figure acceptable dirigeant une société égyptienne qui ne sortirait pas de sa tendance archaïque, violente, religieuse voire fondamentaliste, et souvent impérialiste et raciste.
Plusieurs éléments nous forcent à être prudents. Pour commencer les affrontements de rue ne sont pas très encourageants. La montée progressive de leaders religieux des Frères musulmans a aussi de quoi faire peur. On dit aujourd’hui que le groupe religieux, même fort, n’est pas prêt à prendre le pouvoir immédiatement s’il le fallait. Mais on a déjà vu des leaders obtenir la protection de l’armée, on a été amené aussi à constater des débordements anti-américains et surtout anti-israéliens, accompagnés du traditionnel brûlé du drapeau d’Israël. Un chef religieux a d’ores et déjà appelé à remettre en cause l’accord de paix avec l’Etat hébreu. Dans tous les cas les relations entre les deux pays deviendraient plus compliquées qu’elles ne le sont déjà. Il ne faut pas non plus oublier les minorités religieuses et ethniques égyptiennes. Si la rue arabe a réussi à faire lever le pied à Moubarak, il n’en fut pas de même pour les Coptes. Leurs protestations contre leurs conditions de vie sont systématiquement réprimées, sans que personne ne s’en soucie. On n’a pas non plus oublié l’attentat du nouvel an. Mais ça ne fait pas trembler l’Egypte arabe. Vestiges de la chrétienté d’Orient, les Coptes sont perçus comme en voie de disparition, comme tous les chrétiens du Dar al Islam. Maintenus dans leurs conditions de dhimmis, trop de Coptes ont depuis trop longtemps accepté leur soumission, leur position inférieure. Comme le décrit bien Bat Ye’Or , la dhimmitude a intégré les mentalités et les dhimmis comme les colonisés se suffisent de quelques faveurs accordées par le Prince. La position d’un célèbre intellectuel copte égyptien comme Boutros Boutros Ghali en est symptomatique .
On a vu et on voit dans les manifestations en Egypte un combat contre un homme, contre un pouvoir qui dure trop longtemps, on entend quelques mots de liberté et de démocratie, mais comme le souligne Bat Ye’Or encore une fois, ces expressions ne revêtent pas le même sens dans les pays arabo-musulmans et dans le monde occidental. On ne sait donc toujours pas à quoi s’attendre. On n’a rien entendu sur la place des femmes, des minorités, ou sur la place de la religion dans l’Etat. Soutiens des Frères musulmans ou pas, on n’a pas pu éviter la prière avant chaque manifestation, essentiellement composée d’hommes. Que les musulmans prient est une chose, qu’ils accompagnent une manifestation politique par une prière générale, en pleine rue, en est une autre. Verrait-on la CGT ou la CFDT précédées leur manifestation d’une prière ? On ne voit pas même les chrétiens-démocrates le faire. Ces questions-là ne sont pas même audibles en Egypte. Religion d’Etat et impérialisme arabe font partie intégrante de l’Egypte. L’article 1 de la Constitution mentionne une « République arabe d’Egypte [… faisant] partie de la Nation Arabe et [oeuvrant] pour réaliser son unité totale ». L’article 2 dispose que « L’Islam est la religion de l’Etat dont la langue officielle est l’arabe [et] les principes de la loi islamique constituent la source principale de législation. » Bien que proportionnellement moins observant en matière de religion, les mêmes remarques valent pour la Tunisie, il suffit pour s’en convaincre de lire le préambule de la constitution et son appel à « Dieu », l’article 1 reconnaissant « l’Islam » comme religion, et l’article 2 intégrant la Tunisie au « Grand Maghreb arabe ».
Beaucoup d’observateurs des « révolutions arabes » (l’expression même pose problème si on y réfléchit sérieusement) ont osé la comparaison avec la chute du mur de fer et la fin du bloc communiste. A mon sens il n’y a rien de plus faux. En 89-90 un bloc est tombé : c’est le communisme qui cessait d’être presque partout, auquel plus personne ne croyait. Dans ces « révolutions arabes » on ne voit de chute d’aucun bloc. Ni l’islamisme ni l’arabisme ne sont condamnés en tant qu’idéologies politiques néfastes, fondamentalistes, impérialistes voire colonisatrices. Aucun bloc ne chute : ni Arabe, ni islamique (en tant qu’idéologies). Seuls un ou deux dictateurs tombent, mais on ne sait pas vraiment pour quoi. L’Egypte, l’Irak, l’Algérie et d’autres ont connu leurs renversements de régime, leurs putschs, leur « révolutions » dans les années 50, 60, etc. On n’y a pas vu l’once d’une démocratie.
On peut attendre de voir ce qui se passera en Egypte et en Tunisie, mais aucun bloc n’est tombé et aucun ne tombera tant que les fondements qui l’établissent ne seront pas même abordés, encore moins contestés.
Misha Uzan
(L’auteur est diplômé de Sciences Po Paris. Il habite aujourd’hui à Tel Aviv et se penche entre autres sur les questions de religion et de société, retrouvez tous ses articles sur son blog : http://mishauzan.over-blog.com).




Les terroristes ne font peur à personne !

Les terroristes ne font peur à personne, et c’est bien là le problème. L’attentat pitoyable de Stockholm en est un dernier exemple. Attentat à la voiture piégée il faisait plus penser à un règlement de compte mafieux comme en a connu Netanya ou à un assassinat ciblé. Attentat manqué, seul le terroriste est mort et personne ne s’en plaindra. Certes la police suédoise est en alerte, comme le fut la police allemande avant elle lorsqu’un projet terroriste menaçait le Reichstag ; comme le fut la Grande Bretagne, le Danemark, l’Italie, l’Espagne ou comme l’est toujours la France, menacée à plusieurs reprises par les fous d’Allah. Mais les armées nationales, la police et les services intérieurs nationaux en Europe gèrent plutôt bien les choses, il faut le reconnaître. S’il y a bien une chose qui fonctionne efficacement, ce sont les services de renseignement. Malgré les nombreuses tentatives contre la tour Eiffel, le Reichstag, la cathédrale de Strasbourg ou autres lieux en Europe, sans compter les cas avortés avant même d’en entendre parler, aucun terroriste n’a atteint sa cible (pour le moment, en France du moins mais dans d’autres pays visés aussi). Et c’est tant mieux.
Pour autant cette relative efficacité des services de renseignement, de l’armée et de la police en Europe en matière de terrorisme, a un effet pervers. Dont la responsabilité n’incombe évidemment pas aux services de sécurité. Cet effet émane d’un processus complexe de formation de l’opinion par nos élites depuis plusieurs décennies. Cette conséquence est simple : personne n’a peur. Les occasions n’ont pas manqué pour le constater : à chaque alerte à la bombe, le cas est pris au sérieux par les services de protections de la population, pas par les protégés eux-mêmes. On ne croit pas à la bombe, on pense que c’est un autre canular ou un simple cas de vol qui a mal tourné — et c’est souvent le cas ! — et au fond, on n’a pas si peur des terroristes. Sauf à connaître une vague d’attentats sanglants comme en ont connu l’Algérie, l’Inde ou Israël il y a quelques années, Ben Laden et ses acolytes sont perçus comme une bande d’extrémistes ultra-minoritaires dotés de peu de moyens face à nos appareils étatiques et qui n’ont de véritable influence que sur quelques régions périphériques du monde : l’Afghanistan, le Pakistan, voire l’Irak.
Cet esprit pourtant, s’il persiste, aura des conséquences extrêmement néfastes pour l’avenir de l’Europe. C’est vrai Ben Laden ne fera pas s’écouler nos sociétés. Les tours du World Trade Center sont tombées en 2001, mais l’Amérique s’est relevée, et plus forte que jamais elle est partie en guerre en Afghanistan et en Irak. Et ce ne sont pas les attentats qui ont provoqué la crise financière internationale. Mais c’est vrai les attentats gâchent des vies, font des morts et des blessés et coûtent des millions en reconstruction, en expertise, en reconversions et autres traitement psychologiques. C’est vrai encore, les attentats peuvent coûter plus cher s’ils parviennent à toucher l’économie d’un pays, le tourisme notamment. Mais tous les spécialistes du terrorisme sont formels : on ne renverse pas un régime par de simples actes de terrorisme. Encore moins lorsqu’il s’agit d’Etats modernes où les pouvoirs sont abstraits, divisés, structurés et répartis sur l’ensemble du territoire.
Qu’on se rassure, aucun renversement majeur ne s’opérera dans nos démocraties sous les coups du terrorisme. Pas plus que sous les coups de l’extrême droite, dont on continue à agiter l’épuvantail. On peut légitimement craindre des attentats, on peut craindre — et c’est une question autrement brûlante — des bombes sales qui causeraient beaucoup plus de dégâts et feraient beaucoup plus de victimes, on peut aussi craindre la prise du pouvoir par des islamistes dans certains pays. Mais ces questions-là sont prises au sérieux par nos gouvernants et elles ne constituent pas la menace principale. Pas en Europe en tout cas.
Mais derrière la guerre du terrorisme islamique s’en cache une autre, latente, plus discrète, plus longue et plus diffuse aussi, mais beaucoup plus dangereuse. C’est celle menée par les groupes politico-religieux qui ne sont pas terroristes, mais qui n’en pensent pas moins. Ceux qui font progresser les conceptions d’un islam rétrograde partout où ils le peuvent. Ceux qui parcourent les rues comme d’honnêtes citoyens mais dont les conceptions sur la citoyenneté sont opposées à celles de la modernité, de la République et de la démocratie. « Pour faire une démocratie, il faut des démocrates », lorsqu’il y en aura de moins en moins, la démocratie elle aussi cédera la place. Or ces ennemis de la liberté qui profitent de ses faiblesses sont aidés par tous les idiots utiles qui ne font rien pour lutter contre eux. On sait tous que tous les musulmans ne sont pas des islamistes, encore moins des terroristes, mais ils sont trop peu à s’y opposer énergiquement, sans ambigüité.
Elles sont d’ailleurs rares les manifestations de mouvements musulmans qui condamnent l’islamisme, même en Europe. On sait que les milieux d’extrême gauche et même d’ultra gauche ne partagent pas la même vision que les islamistes, ils n’ont que des ennemis communs, mais pourtant leurs alliances et parfois leurs propos légitiment et donnent l’opportunité à certains ultraconservateurs musulmans de se faire passer pour progressistes. On sait que nombre de nos élites politiques, et plus nombreuses qu’on ne le croit, ne voient pas d’un bon œil la progression de l’islam en Europe en terme de nombre de musulmans identitaires et revendiqués comme tels, en terme de revendications communautaires, en terme de pression par les Etats dits musulmans ; et pourtant face à la pression démographique et électorale, face aux difficultés juridiques aussi qui sont intrinsèques à un Etat démocratique respectueux des droits de l’homme et qui obligent un travail plus précis, plus complexe, plus difficile à mener, sans détermination suffisante beaucoup ne font rien, ou presque.
Cette guerre en vérité, menée au quotidien par les ennemis de la liberté, du monde libre, de l’Occident, de l’Europe, a jailli à la conscience du monde suite aux actions spectaculaires des plus extrêmes de ses militants : les terroristes islamistes. Sans les attentats du 11 septembre il est vrai, sans ceux de Madrid, de Londres ou de Bali, le débat sur les conséquences de l’islam politique dans le monde serait resté mineur. Un débat entre spécialistes, la préoccupation de ceux touchés directement par la guerre civile en Algérie, le conflit israélo-arabe, ou pakistano-indien, le souci des victimes des mosquées de rue. La question serait restée un cri presque sourd, inaudible à la majorité des classes moyennes aisées, emmitouflées dans le confort des grandes villes françaises, britanniques, allemandes, italiennes ou autres. Le communautarisme de certaines banlieues françaises par exemple, n’aurait été qu’un vague problème, presque aussi lointain et inconnu des bourgeois des villes, que l’Afghanistan l’est à peu près de tous.
Notons aussi que, malgré les tentatives d’attentats à peu près partout, et sous un prétexte toujours nouveau et toujours plus grotesque (des caricatures, une loi sur la laïcité, une loi contre les grillages urbains), les Espagnols se sont soumis au diktat islamiste en changeant de gouvernement et en se retirant d’Irak sous la pression terroriste. Au fond la méconnaissance de la machine islamiste qui mène en fin de processus et pour les plus inutiles au terrorisme, a laissé pensé à certains qu’ils suffiraient d’accepter les conditions à court terme des terroristes, pour acheter sa tranquillité. C’est pour cette même fausse tranquillité que les mêmes veulent sacrifier Israël. Sans aucune considération envers la vraie menace, antioccidentale et antimoderne, qui pèse sur l’Europe .
Les terroristes ne font pas peur en effet. Mais ils ne sont que la partie la plus visible et la plus claire de l’iceberg. Le petit attentat raté de Stockholm l’a montré, les terroristes ne gâcheront pas vraiment les fêtes de fin d’année en Europe ; mais il faudra continuer à défendre les principes de la démocratie et de la modernité, les principes qui ont construit l’Europe, si l’on veut que ces fêtes de fin d’année aient toujours lieu dans le futur.
Misha Uzan
http://mishauzan.over-blog.com
Pour quelques ouvrages sur le terrorisme aujourd’hui, voir ci-dessous :
 Gérard Chaliand, Arnaud Blin, Histoire du terrorisme : De l’Antiquité à Al Qaida, Paris : Fayard, 2006
 Bruno Tessarech, Amaury Guibert, Maëlle Joulin, Terrorismes, vers un nouveau désordre mondial?, Paris : Mango document, 2001
 Romain Gubert, Le terrorisme international. La guerre des temps modernes, Paris : Les essentiels, Milan, 2005
 Gilbert Achar, Le choc des barbaries : terrorisme et désordre mondial, Bruxelles : Complexe, 2002