M. Peillon, et si on contrait la toute-puissance des enfants à l’école ?
Lettre ouverte à Messieurs Manuel Valls et Vincent Peillon
Monsieur le Ministre,
Il suffit d’ouvrir son journal pour comprendre que tous les morts n’ont pas la même valeur. Certaines tragédies donnent lieu à des feuilletons à rallonge. Mais, quand une jeune femme qui n’avait rien demandé est fauchée par un chauffard, on a tout juste droit à une brève et on passe à autre chose. Est-ce que, dans notre société prétendument civilisée, les victimes innocentes de la violence routière sont à ranger dans la case « pertes et profits » ? Les assassinats automobiles font-ils partie des aléas normaux, banals de la vie ? En bref, ne nous reste-t-il plus qu’à prier de passer entre les gouttes ?
Ma femme et moi avons fait quatre enfants, aujourd’hui âgés de 22 à 27 ans. Rien de très original, je vous le concède. En revanche, ce qui est déjà un peu moins ordinaire, c’est que nous nous en sommes occupés. Nous avons fait le maximum pour les élever en conscience. Aujourd’hui, ils sont bien dans leur peau et rendent service à la société française. A mon avis – très subjectif, je vous le concède –, ce sont de belles personnes.
Entendons-nous, je ne prétends pas nous donner en exemples, j’indique juste que, pendant vingt-sept ans, ma femme et moi avons consacré à nos enfants beaucoup de temps, d’énergie et d’amour. Si l’un de mes enfants mourait d’une leucémie à l’âge de 25 ans, je serais anéanti mais je me dirais que cela fait partie de l’inévitable loterie de la vie. Si l’un de mes enfants mourait de sa passion d’alpiniste à l’autre bout du monde, je serais détruit mais je me dirais qu’il a assumé des risques. En revanche, si l’un de mes enfants était écrasé au hasard par un abruti mal élevé et essentiellement mu par sa moelle épinière, je ne le supporterais pas. Dans les deux premiers cas, je serais infiniment triste. Dans le troisième, je serais infiniment triste et infiniment en colère. A quoi bon donner le maximum pendant tant d’années pour que cela se termine prématurément par un massacre aveugle et une douleur vertigineuse ?
Je suis sûr que vous comprenez. La grande question est de savoir que faire. Comme je ne suis pas angélique, je ne crois pas que les barbares de la route puissent modifier leur comportement. Pour moi, c’est trop tard. Dans leur cas, seule une répression accrue les empêchera de nuire. Une double répression : préventive, avec plus de contrôles en amont, et punitive, quand malheureusement le mal est déjà fait.
On ne peut pas non plus attendre des assassins qu’ils restent sur le lieu de leur méfait pour demander pardon et assurer les premiers soins. Tout le monde s’étonne de cette lâcheté mais la fuite est logique, elle n’est que la coda d’une lâcheté de bien plus grande ampleur. La première lâcheté consiste à prendre le volant après avoir bu ou fumé un joint. La deuxième lâcheté consiste à céder à son petit plaisir grisant en pensant, bien sûr, qu’on conduit mieux que les autres. Une troisième lâcheté consiste à évoquer le racket de l’Etat quand on n’a plus de points sur son permis.
Je suis un fervent défenseur de la prévention. Or celle-ci doit commencer le plus tôt possible. De nombreux psychologues expliquent que tout se joue avant 6 ans. Que faire, donc, pour que les enfants de moins de 6 ans ne deviennent pas un jour des irresponsables qui prendront leur voiture pour le prolongement symbolique de leur pénis et transformeront des outils délicats et dangereux en jouets mortels ? L’idéal serait qu’ils ne soient plus élevés dans cette culture de la toute-puissance qui fait tant de ravages. Malheureusement, ne sont pas légion les parents qui ont la conscience et le courage de frustrer légitimement leurs enfants (entre 18 mois et 3 ans) afin qu’ils intègrent les limites. Beaucoup de pères ne sont même plus là pour remplir cette fonction. Comme le dit Stromae, on sait comment faire des bébés mais on ne sait pas comment faire des papas. Non contents de ne pas contrer la toute-puissance naturelle de leur enfant, certains parents vont même jusqu’à la renforcer. « Vas-y, mon fils, tu es le centre de l’univers, sers-toi, fais ce qu’il te plaît, tu as tous les droits. »
Reste l’école. A l’école de la République française, on gave les enfants de règles, de chiffres et de dates. Certes, il est capital de leur apprendre à lire, écrire et compter. Mais n’y a-t-il pas des richesses encore plus importantes à acquérir ? Ce n’est pas un hasard si l’Education Nationale ne s’appelle pas l’Instruction Nationale. Il y est bien question d’éduquer les enfants, pas uniquement de les instruire.
Et si nous apprenions aux enfants qui fréquentent nos écoles primaires (maternelle + élémentaire) à dire bonjour, à dire merci ? Encore mieux, à demander pardon ? Cela paraît banal et pourtant… Combien d’humains, parvenus à l’âge adulte, sont capables d’exprimer de la gratitude ou de présenter des excuses ? Rien que répondre à un courrier semble insurmontable pour beaucoup de nos congénères. Puisque ces notions ne sont pas enseignées dans de nombreuses familles, qu’on le fasse à l’école.
Dans le même ordre d’idée, et si nous contrions la toute-puissance des enfants dans l’école de la République ? Et si nous apprenions à tous les enfants que le monde n’est pas et ne sera pas à leurs pieds, qu’il existe des limites, des règles, des cadres qui sont faits pour le bien de tous, y compris, parfois, des transgresseurs ?
Vous me direz que tout cela est déjà accompli dans nos écoles. C’est en partie exact. Un ancien commissaire de police m’a confié un jour que les instituteurs de maternelle et les éducateurs de jeunes enfants font un travail d’apaisement social inestimable. Sans eux, de nombreux foyers, dans tous les milieux socio-culturels, seraient de fertiles pépinières à délinquants. Cent fois par jour, dans les maternelles, les adultes empêchent les enfants de régler leurs comptes en faisant ce que leur ont suggéré leurs propres parents, c’est-à-dire en frappant. « S’il te parle mal ou s’il te bouscule, c’est bien simple, tu le tapes ».
Je propose que l’école de la République aille beaucoup plus loin dans son rôle d’éducateur social. Qu’elle bourre un peu moins le crâne de nos enfants et qu’elle leur apprenne le civisme. Mais pas par des mots, des affichettes ou des cours magistraux d’instruction civique. Quand on donne une leçon de morale à quelqu’un, il apprend plus à faire la morale aux autres qu’à se l’appliquer à lui-même.
Il faut inculquer les valeurs du vivre ensemble en utilisant les deux seules fonctions efficaces pour les apprentissages : le ludique et l’émotionnel. En d’autres termes, les jeux de rôle. En mettant les enfants en situation fictive, en créant chez eux une identification (soit comme acteur, soit comme spectateur), on peut leur apprendre à repérer, nommer et maîtriser leurs émotions, à gérer leur frustration, à envoyer aux autres des messages-je (qui traduisent un ressenti personnel : « Je me sens abandonné ») plutôt que des messages-tu (qui accusent : « Tu m’abandonnes »), à gérer les conflits intelligemment, à apprendre que vivre en société implique des droits mais aussi des devoirs, à comprendre dans leur chair (et non dans leur tête) qu’aucune liberté n’est infinie, que la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres.
En marge de l’école destinée aux enfants, une deuxième grande piste est la formation destinée aux parents. Les écoles pour parents existent déjà mais 1- elles sont trop peu nombreuses, 2- elles ne sont pas fréquentées par ceux-là mêmes qui en ont le plus besoin, 3- elles interviennent trop tard dans la vie des parents. Elever un enfant est l’une des activités humaines les plus difficiles qui soit et, curieusement, l’une des rares à ne faire l’objet d’aucun apprentissage. Enfin… ce n’est pas tout à fait vrai. En réalité, nous avons tous suivi un apprentissage (inconscient) au métier de parent mais il s’agit de notre propre éducation, qui est rarement une réussite.
Trop de gens font des enfants sans se poser de questions, mus par leur seul instinct biologique. Trop de parents s’imaginent qu’un enfant contribuera à ressouder leur couple ou réparera leurs propres traumatismes infantiles. Il faut leur dire une bonne fois pour toutes que cela ne marche pas et que faire un enfant implique des responsabilités. « N’ayez pas d’enfant si vous ne pouvez lui garantir dix-huit ans de parentage » est la première règle énoncée par le transactionnaliste Claude Steiner sur l’éducation des enfants. Les pouvoirs publics doivent en faire dix fois plus pour assister les jeunes parents. En créant plus de soutiens, en repérant mieux les enfants en difficulté (dès la crèche et la maternelle), en sollicitant les parents à la dérive, en lançant de vastes campagnes de sensibilisation dans les médias. Et, surtout, en donnant des cours de parentage en classe de Seconde. A l’école élémentaire, on apprend bien aux enfants à se brosser les dents. Parfois, on leur propose des campagnes de sensibilisation aux abus sexuels. Dans les collèges, des gendarmes font des initiations sur la sécurité. Dans ces conditions, pourquoi des psychologues n’interviendraient-ils pas dans les lycées pour inspirer les futurs parents ?
On n’atteindra jamais le risque zéro. Mais ce serait tout à l’honneur de notre société « civilisée » de faire le maximum pour empêcher qu’un enfant mal élevé réduise à néant, en quelques secondes, le long investissement de milliers de pères et de mères. L’école (primaire + secondaire) est le lieu idéal pour ce noble chantier. Et tant pis si nos enfants en savent un peu moins sur les compléments d’objet indirects ou le Mont Gerbier de Jonc.
Je vous signale en passant que contrer la toute-puissance naturelle des enfants en bas âge permettrait d’éviter une foule d’autres nuisances une fois qu’ils sont parvenus à l’âge adulte. Car le sentiment de toute-puissance fait des dégâts considérables dans tous les domaines.
En attendant que notre société s’attaque sérieusement aux racines des incivilités les plus dramatiques, je continue à espérer que ma famille passe miraculeusement entre les gouttes et vous adresse, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
Yves Lavandier