Ben Jelloun ! Tahar ta gueule à la récré !

Mon pauvre Benjy, c’est vraiment  pas possible d’être aussi faux-cul, j’te jure ! Tu cherches des poux dans la tête  à ce pauvre Millet qui ne fait finalement que son métier d’écrivain, et tu ne prends même pas la peine de savoir si tu es suffisamment propre sur toi pour jouer les Père la Vertu à longueur d’antenne comme tu le fais depuis quelques semaines. Parce qu’enfin, tu te souviens quand même de l’histoire de Fatna, non ? Ne va pas me dire que c’est loin, que tu as oublié, que de l’eau a coulé sous les ponts, et tout. Si ? Bon alors, que je te rafraîchisse un peu la mémoire…

C’est Libération http://www.liberation.fr/societe/0101349056-droit-de-reponse qui a soulevé le lièvre, dans un article de Stephan Smith de septembre 2000. Je le cite : « Fatna S., [est] née à Rabat il y a 34 ans. A la fin des vacances dans leur pays natal, l’année dernière [soit au mois de septembre 1999], Tahar Ben Jelloun et son épouse, Aïcha, décident de l’emmener à Paris. Fatna ayant déjà travaillé en France, chez un diplomate marocain qui ne lui a pas rendu son passeport en la congédiant, il faut obtenir de nouveaux papiers et, aussi, un visa. L’écrivain s’en charge. Au consulat de France à Tanger, il obtient un visa de complaisance pour un séjour de trois mois. «J’ai expliqué le cas, et on me l’a accordé», dit-il. C’est succinct. Car il n’y avait rien à expliquer, le passeport de Fatna portant l’inscription «bonne» en guise de profession. Et l’auteur, en 1997, d’une tribune dans le Monde, titrée Ma mère ne viendra pas en France, a suffisamment dénoncé les conditions souvent humiliantes de l’obtention d’un droit d’entrée sur le sol français pour ne pas être conscient du passe-droit qui lui a été octroyé à sa demande. »

Pour une grande conscience universelle, auteur en 1998 d’un livre à succès inscrit, s’il vous plaît, au programme des collèges, Le Racisme expliqué à ma fille, l’histoire débute plutôt mal, non ? Surtout que tu as apparemment choisi ta victime : La famille de Fatna est pauvre, «des misérables qui vivent dans un trou». La mère vient de mourir d’une crise cardiaque et le père boit. A la fille, tu octroies une carte téléphonique par semaine pour qu’elle puisse donner de ses nouvelles au pays, et un peu d’argent de poche. Mais aussi, tu envoies, grand prince, 2.000 dirhams par mois à sa famille au Maroc. L’équivalent de 1.350 francs, un peu plus de 200 euros : un pactole pour ces pauvres bougres, une aumône pour toi. «Dans mon esprit, ce n’était pas un salaire, mais une aide», protestes-tu. Ben voyons. Lors des réceptions que vous organisez, Madame et toi, dans votre demeure de Charenton (y a bon pour le Tout Paris intellectuel de fréquenter les Ben Jelloun, ça classe), tu constates quand même que la fille cuisine « très bien ». Et puis elle s’occupe aussi de vos quatre rejetons, dont un trisomique de 8 ans et demi. Pas facile, j’imagine. Pour une simple « bonne », ça fait pas mal de cordes à son arc. Allez, on continue.

Au bout de quelques mois, tes liens avec la jeune Fatna tournent au vinaigre. Selon tes dires, Fatna s’occuperait mal de tes enfants, et les battrait même. Tête à claque comme leur père ? Va savoir… Tu décides, avec Madame, de prendre une « femme de ménage » (dans les mêmes conditions ?) ainsi qu’une « fille au pair ». Très bien, les filles au pair : ça coûte pas trop cher, ça va.  Fatna restera quand même sous votre toit encore plusieurs mois. Tu diras ne pas savoir à quoi elle occupait son temps, mais une « habituée de la maison, qui requiert l’anonymat » (je cite Stephan Smith), affirme quant à elle qu’«elle a travaillé, comme avant». Quelques jours auparavant, tu accordais une interview à L’express dans laquelle tu pourfendais les lois Pasqua : «Songez à tous ces gens dont le statut était régulier et qui se sont retrouvés d’un coup dans une situation illégale, sans papiers.». C’est beau, mon Benjy, la bonne conscience. Allez, on continue.

Finalement, ce n’est pas toi qui « congédie » Fatna, c’est elle qui s’en va. Mais son passeport est resté dans un tiroir de ton domicile. Au fait, qu’est-ce qu’il y faisait ? Pourquoi n’en disposait-elle pas librement ? Une coutume locale, décidément… Sur l’intervention d’une voisine, (« ex-amie de Mme  Ben Jelloun », je cite Stephan Smith), Fatna est alors prise en charge par le Comité contre l’esclavage moderne. Fatna est ce que Flaubert aurait appelé « un cœur simple ». Je cite toujours Libé : « Fatna restera tout aussi étrangère à sa nouvelle situation. Elle ne dénonce rien de précis, ne se dit pas victime, sinon par la bouche de cette femme, amie de la voisine, qui lui sert aussi d’interprète. «Elle n’était qu’un pantin manipulé», résume Philippe Boudin, le directeur du comité. «Elle a refusé toute collaboration.» Qui plus est, il lui arrive de mentir, par exemple au sujet des soins médicaux dont elle aurait été privée ».

Bref, pas un cas simple, Fatna, c’est sûr. Ça me rappelle un peu Nafissatou Diallo vs DSK… Pas toi ? Une petite boniche versus un gros poisson. La petite boniche, elle ne sait pas trop comment s’y prendre. Elle affirme, se rétracte, change de version, modifie ses déclarations. Tu sais comment il est le peuple : il cause pas aussi bien que les intellectuels. Question de maîtrise des codes, comme dirait l’autre. Quand elle est partie de chez toi, Fatna a même rédigé un billet, écrit dans un arabe dialectal très hésitant : « Au revoir et merci beaucoup, beaucoup ». Ce qu’il peut être con, le peuple, quand il s’y met. Et il lui arrive aussi de s’énerver, à Fatna. Surtout, j’imagine, quand Madame et toi l’accusez d’être partie en volant « beaucoup de choses », mais sans jamais préciser lesquelles.  Les membres du Comité qui se sont occupés d’elle sont formels : ils ont passé ses bagages au peigne fin sans rien trouver de valeur. Allez, on continue.

Le Comité conclut qu’elle n’a pas été «esclave»,  mais en revanche qu’elle a bien été spoliée de ses droits en tant qu’employée de maison. «Nous n’allions pas nous acharner, ou médiatiser l’affaire, parce que l’employeur était une personnalité connue», explique le directeur du Comité (sympa, le Boudin : un pote à toi ?). Le 26 mai 2000, l’avocat du même Comité propose un «accord amiable», le versement d’une indemnité. J’imagine ta frayeur quand tu t’entends d’abord réclamer 250.000 francs. Mais qu’on se rassure, mi-août, Madame et toi rencontrez Fatna et son père au Maroc et l’affaire se règle pour 16.000 dirhams, soit 10.000 modestes francs, 1.500 euros. Ouf ! Plus de peur que de mal. Quand tu leur as sorti, cash, cette somme de ta poche, j’imagine qu’ils ont crié à la bonne affaire, non ? Jamais ils n’avaient dû voir autant d’argent tenu en une seule main. Fatna signe un papier « pour solde de tout compte ». «Elle a écrit ce mot de remerciement sous aucune contrainte», diras-tu plus tard, la main sur le cœur et la larme à l’œil. C’est beau, l’altruisme, mon Benjy.

On résume ? Allez, on résume. Après l’article de Libé, tu avais usé d’un droit de réponse, dans lequel tu pourfendais « l’évidente partialité dans la présentation des choses ­ jusque dans la “mise en scène” de ce long article », témoignant selon toi d’une « évidente volonté de nuire ». Ce à quoi le journaliste a répondu par un exposé particulièrement court, concis et percutant des faits : « Les voici, donc, les faits: Tahar Ben Jelloun n’a pas «envisagé» d’employer Fatna S., qu’il a fait venir en France grâce à un visa touristique de complaisance. La «bonne» est restée neuf mois sous son toit, pendant lesquels 1 350 francs par mois ont été versés à sa famille au Maroc. Fatna S. n’a pas été renvoyée, mais a fui le domicile de l’écrivain. Qu’elle ne relevât pas du Comité contre l’esclavage moderne a été clairement dit dans «Libération». Tahar Ben Jelloun doit-il être fier d’avoir fait venir, d’avoir employé illégalement et sous-payé une immigrée? »

C’est clair ? Oui, c’est clair. C’est tout ? Non, ce n’est pas tout. Parce que, maintenant, il faut parler de Tahar Ben Jelloun opposant en peau de lapin au régime d’Hassan II. Je te rappelle que tu es l’écrivain francophone le plus traduit au monde, prix Goncourt 87, auteur d’une soixantaine de romans, essais, œuvres de poésie, docteur honoris causa de je ne sais combien d’universités, lauréat d’un nombre impressionnant de prix internationaux, Grand Officier de la Légion d’honneur, Commandeur de l’Ordre national du Mérite, etc. Et même, va savoir pourquoi, candidat aux élections européennes, en Italie, sur la liste du Mouvement des démocrates de Romano Prodi, à l’époque président de la Commission européenne… N’en jetez plus. Alors tu cherches comment il est Dieu possible qu’on t’en veuille, à toi, grand homme, pour une vulgaire histoire de boniche qui a mal tourné (l’histoire, pas la boniche). Un peu comme Jean-François Kahn qui s’est étonné des malheurs qui pleuvaient sur ce pauvre Strauss-Kahn pour un simple « troussage de domestique ». On change de registre, note bien. Mais tout de même. Tu cherches, et naturellement tu trouves : c’est le Château, comme dirait Kafka. En l’occurrence, le palais royal. J’explique rapidement.

Quand paraît l’article de Libé, en septembre 2000 donc, tu es en train d’écrire un livre sur le bagne de Tazmamart http://fr.wikipedia.org/wiki/Cette_aveuglante_absence_de_lumi%C3%A8re  dans lequel le roi Hassan II (père de l’actuel souverain Mohammed VI, monté sur le trône en juillet 99), a laissé tranquillement pourrir un certain nombre d’ennemis du régime. «C’est  évident que mon roman n’allait pas plaire au moment où le Maroc se refait une image. Tout aussi évidemment, même si je n’en avais pas la preuve, j’ai fait le rapprochement avec l’histoire de Fatna», expliques-tu. Et d’impliquer l’un des survivants de Tazmamart ainsi que son demi-frère, à l’époque vice-consul du Maroc à Paris, à qui tu as renvoyé le passeport de Fatna (pour qu’on ne t’accuse pas de séquestration) et qui a assisté à la transaction finale avec « la bonne ». C’est filandreux à souhait. Or, en juillet 2000, à Tanger, tu rencontres le porte-parole de Mohammed VI lequel, comme tu l’as reconnu, ne te demande pas de ne pas publier ton livre, mais simplement d’en reporter la parution : l’accession au trône du nouveau roi est en effet fraîche et il serait préférable de laisser du temps au temps avant de remuer de sinistres souvenirs du règne précédent. Ce que tu as d’ailleurs gentiment  fait puisque le roman n’est paru qu’un an plus tard. Tu as également reconnu que le plus proche collaborateur du roi t’a à la même époque passé un coup de fil, non pour te menacer mais pour t’encourager : «On est même prêt à vous aider à publier votre livre au Maroc»… Où sont donc ces ennemis implacables qui auraient monté de toutes pièces l’affaire Fatna ? «Ils veulent carrément que j’arrête d’écrire, de publier, d’exister» as-tu gémi. Rien que ça. Paranoïa ? Ou déni de la réalité ? Je comprends que ça t’emmerde, cette affaire Fatna. Un Père la morale pris la main dans le sac, c’est vrai que ça la fout mal. Stephan Smith ironise même sur un éventuel prochain bouquin que tu pourrais commettre, si tu en as le temps : « L’esclavage expliqué à ma bonne ». Les gens sont méchants, j’te jure…

Incriminer le Château est d’autant plus injuste de ta part que, tranquillement installé à Paris, tu as toujours été le bienvenu au Maroc sous Hassan II et tu continues à l’être sous Mohammed VI. Dans ton roman Au pays, publié en 2009, tu utilises ton personnage pour dire tout le bien que tu penses de l’actuel monarque. C’est ton droit, bien sûr (et je pense que politiquement tu as raison : avec l’islam, on sait ce qu’on a, en l’occurrence un régime fort, et on sait aussi ce qu’on aurait si on n’avait pas ce qu’on a, à savoir les barbus, et là, c’est une tout autre paire de babouches…), mais alors que tu as écrit un bouquin très opportuniste sur Tazmamart, Hassan II dûment trépassé naturellement, pas une seule allusion de ta part à l’actuel centre de détention secret de Témara. C’est politiquement correct, ça ? Dans ton livre L’Etincelle. Révolte dans les pays arabes (2011), tu règles des comptes imaginaires avec Hassan II,  disparu 12 ans plus tôt, un Hassan II avec lequel tu as en fait entretenu les meilleures relations du monde. Ces comptes fantasmés, tu les règles sans risque aucun puisque tu sers de faire-valoir au nouveau régime qui s’appuie sur toi pour dire : « Voyez comme le Maroc a changé ». Finalement, une conception pour le moins ambivalente de tes chers « droits de l’homme », ce qui ne t’empêche pas de donner des leçons de bonne conduite au monde entier, jusqu’à adresser en septembre 2010 une lettre comminatoire au Président de la République française, l’invitant « à plus de discernement dans [ses] propos » et lui rappelant « [sa] position de chef de l’état et l’usage [qu’il se doit] d’en faire vis-à-vis des valeurs de la République et de sa constitution ». En toute modestie, bien sûr… Tu n’as jamais remonté les bretelles comme ça à Hassan II. Et Mohammed VI peut dormir tranquille.

Tahar, entre nous, entre amis, continue d’écrire de beaux romans et de belles poésies, qui honorent la langue et la culture françaises, mais ne te mêle pas des affaires du monde sur le mode vertueux : tes prêchiprêchas droidelhommistes et bienpensants sont particulièrement malvenus quand on gratte un peu le personnage…

Henri Dubost

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