Benjamin Dormann : Plutôt la liberté Internet que Big Brother Joffrin

Riposte Laïque : Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs qui vous êtes, et surtout qu’elle a été votre motivation, pour écrire ce livre ?

Benjamin Dormann : Parce que de nombreux faits méconnus dont j’avais connaissance intéressaient les personnes à qui je les racontais, et elles me disaient « tu devrais écrire un livre », « pourquoi on ne nous dit pas cela, on nous prend vraiment pour des crétins ? ». Alors j’ai écrit. Pour qu’une certaine vérité étouffée le soit un peu moins. Parce que chaque citoyen que ça intéresse a le droit de savoir

Riposte Laïque : Mais qui sont ce « ils » ?

Benjamin Dormann : Il s’agit d’un certain nombre de dirigeants et d’actionnaires, des financiers ouvertement politisés, de la gauche « sociale libérale », issus directement des cabinets ministériels pour certains, et qu’on nous présente comme les nouveaux garants de « l’indépendance de la presse »…

Riposte Laïque : Vous expliquez, dans votre livre, que la France a la particularité de subventionner sa presse écrite à hauteur de 20 %, alors que dans le monde, en général, cela tourne entre 2 à 3 %. Que répondez-vous à ceux qui justifient cela par la défense de la démocratie ?

Benjamin Dormann : Historiquement, les aides à la presse s’expliquaient ; elles étaient notamment garantes d’une certaine défense de la démocratie. Puis le système a progressivement été perverti. L’explosion du rôle des médias dans la carrière des hommes politiques  a engendré une surenchère. Et aujourd’hui, de trop nombreux titres se sont reposés sur cette manne publique, oubliant de s’occuper de leur lectorat et d’anticiper les évolutions technologiques. Au total, des millions ont été engloutis à perte pour des titres sans avenir ou morts aujourd’hui, à l’image de France Soir.

Riposte Laïque : Vous paraissez des plus sceptiques quand on vous parle de la sacro-sainte indépendance de la presse, à laquelle les journalistes paraissent tenir comme à la prunelle de leurs yeux. Vous ne croyez pas à cette belle histoire ?

Benjamin Dormann :  Il faut distinguer deux sujets. D’une part l’indépendance des actionnaires. Quand je vois que Le Monde est racheté par le « mécène » de la candidate socialiste de l’élection présidentielle précédente, associé à l’ex-directeur adjoint du cabinet de Laurent Fabius, n°2 du gouvernement actuel, de surcroît banquier d’affaires ayant ce même gouvernement comme client, qu’on n’ait pas le culot de nous parler d’indépendance et d’absence de conflit d’intérêt.

Pour ce qui est des rédactions, je pense qu’elles sont globalement indépendantes, dans le sens où elles apprécient peu les interventions extérieures sur le contenu de leur travail. En revanche, elles sont beaucoup trop homogènes idéologiquement. Du coup, elles ne sont plus indépendantes de leurs préjugés et de leur militantisme politique. Il faut revenir à une presse plus laïque, où les journalistes informent leurs lecteurs sur le monde tel qu’il est, en laissant un peu au vestiaire leurs opinions personnelles.

Riposte Laïque : Vous paraissez mieux connaître la presse social-libérale, comme Le Monde, Libération ou Le Nouvel Observateur. Pensez-vous qu’ils ont dû adapter leur ligne éditoriale à leurs nouveaux propriétaires ?

Benjamin Dormann : Pas besoin, ils ont été cooptés par les rédactions, à qui ils notamment donné de l’argent dans le cas du Monde. Je constate juste que lorsque les rédactions parlent des « riches », elles continuent à citer plus volontiers Bouygues ou Bolloré que Xavier Niel, pourtant plus riche qu’eux. Lequel Xavier Niel était par exemple actionnaire du site Bakchich quand celui-ci a déposé le bilan, sans que personne ne lui demande de rendre des comptes. Autre exemple, avez-vous lu le moindre article sur le montant des honoraires payés à Monsieur Pigasse pour que la banque Lazard aide les Grecs englués dans la pauvreté ? Ou avez-vous lu un débat sur la nécessité de nommer l’économiste Daniel Cohen, conseil de la banque Lazard, au conseil d’administration du Monde ?

Riposte Laïque : Il y a aujourd’hui une presse internet fort diversifiée, dans le contenu et dans le fonctionnement. Médiapart et Rue 89, qui fonctionnent avec de vrais journalistes professionnels, issus souvent de la presse écrite, touchent des aides importantes de la part de « mécènes ». Cette presse internet cotoie ceux que les médias appellent souvent avec mépris la réacosphère, quand ils n’évoquent pas la fachosphère, constituée de militants souvent bénévoles, sans moyens, mais à l’audience en progrès. Pensez-vous que la presse écrite, quotidienne ou hebdomadaire, puisse résister à cette concurrence, ajoutée à celle des gratuits ?

Benjamin Dormann :  Je pense que la presse écrite a beaucoup critiqué et souvent méprisé la presse internet, comme vous le soulignez. Cela lui a permis au passage de sous payer de jeunes journalistes y faisant pourtant un bon boulot. A mon sens, une presse écrite de qualité à un avenir,  comme on le voit dans plusieurs pays d’Europe, quand bien même ce n’est pas le circuit de diffusion qui a le plus d’avenir. Mais vous le savez, je considère qu’il faut monter le taux de TVA de la presse papier et baisser celui de la TVA de la presse internet, afin de les aligner sur un même niveau, et donner ainsi un coup de pouce à tous ses « petits » sites qui créent de l’information et du débat, à l’image de Riposte Laïque.

Quant à l’emploi abusif du qualificatif « facho » que vous évoquez, il devient l’argument pitoyable et systématique d’un certain nombre de conservateurs bien-pensants, qui jugent du haut de leur supposée supériorité morale. Cela leur évite d’avoir à se remettre en cause. C’est malheureusement vrai dans la presse comme ailleurs.

Riposte Laïque : Comment réagissez-vous quand Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Observateur, demande au nouveau gouvernement de surveiller davantage la presse internet, y compris les courriels qui circulent ?

Benjamin Dormann : Je trouve ça très inquiétant. Cela me rappelle d’autres propos de Denis Olivennes, patron notamment d’Europe 1 et expliquant qu’internet « quand ce n’est pas contrôlé, c’est le tout à l’égout de la démocratie ».  Qui surveille ? Qui décide de qui contrôle ? Toujours les mêmes, selon leur conception. C’est pour lutter contre cela qu’internet est né. Bien sûr qu’il y a sur internet des propos détestables, des propos racistes, haineux, antisémites…. et éminemment condamnables. Mais je préfère les lire, les désapprouver et les condamner que d’avoir un big-brother qui décide pour moi ce que je dois lire. Il faut faire confiance en chaque citoyen pour faire le tri et se forger son opinion en conscience, au lieu de demander une censure d’Etat. Les auteurs de certains courriels n’en sortent pas toujours grandis.

A l’inverse, quand je vois certains messages critiques que je laisse sur des forum de grands hebdos qui ne passent pas sur le site, parce qu’ils sont « modérés » soi-disant, je mesure le poids de la bien-pensance et de la censure, et c’est autrement plus inquiétant. Je vois de nombreux internautes se plaindre de ces « filtrages » qui font que pour pouvoir simplement être exprimée, la contestation doit être formatée et acceptée par ceux qui en sont la cible. Le boycot de mon livre, 2 ans de travail, par la presse en dit long sur le fait que la « surveillance » fonctionne déjà trop bien. Il est vrai que ce qui y est dit de monsieur Joffrin notamment ne doit pas être fait pour lui faire plaisir, j’en conviens.

La presse supporte visiblement mal la critique et les débats à son sujet. Elle préfère se faire l’écho des livres publiés par ses propres salariés et par ses confrères, dans lesquels les révélations sur le passé et les analyses psychologiques des people politiques se multiplient sans risque, promus selon un système de renvoi ascenseur qui n’échappe à personne, et laisse peu de place aux « étrangers », comme les acteurs des sites à moindre notoriété.

Riposte Laïque : Comment expliquez-vous qu’un journal comme Marianne, créé au départ pour contrer l’idéologie du Monde, de Libé et du Nouvel Observateur, ait fini, surtout après le départ de Jean-François Kahn, par s’en rapprocher, en embauchant des journalistes issus de Libération, ou Jacques Julliard, venu du Nouvel Observateur ? « Ils » ont acheté Marianne ?

Benjamin Dormann :  Ils ont aussi embauché ceux à qui certaines évolutions ne convenaient pas.  C’est le cas de Jacques Julliard par exemple, que j’ai trouvé parfaitement cohérent, compte tenu de ses désaccords et différences de fond avec Denis Olivennes, dirigeant du Nouvel Observateur au moment de sa démission. Rappelons que l’un de ses très bons papiers avait lui aussi été « modéré » par ce dernier, qui avait refusé de le publier (tout cela est rappelé en détails dans mon essai)

Riposte Laïque : D’après Robert Ménard, 75 % des journalistes professionnels auraient voté pour François Hollande, alors que leurs employeurs étaient souvent plus proches de Nicolas Sarkozy. Pensez-vous que pendant cinq années, le traitement médiatique, souvent hostile au président de la République, ait été déterminant dans l’élection de François Hollande ?

Benjamin Dormann :  Le problème n’est pas l’écart avec ce que votent leurs employeurs. Le problème est que le fossé s’est creusé avec la population, et donc le lectorat. Les journalistes professionnels sont beaucoup plus bobos, plus sociaux libéraux et plus extrêmes gauches que le pays, et beaucoup moins nationaliste et moins gaullistes. Du coup, les débats sur le Front National ou le vote des traités Européens s’en retrouvent biaisés par exemple. Oui, je pense que le vote a été influencé par le traitement médiatique. Avoir insisté pendant des années sur le côté « bling-bling » de Sarkozy et avoir ressassé 5 ans durant  la maladresse de l’épisode Fouquet’s, alors que ce côté n’a jamais été souligné chez le millionnaire DSK quand il était le candidat attendu est l’exemple typique du militantisme politique.  Ne pas parler du report massif des voix Front National vers François Hollande au second tour, fort du rejet de Nicolas Sarkozy, est également un choix politique, de même qu’expliquer que François Hollande a été élu par les voix des centristes effrayés d’une dérive droitière de Sarkozy qui est une analyse que je conteste.

Ceci dit, difficile de savoir ce qui se serait passé avec une presse plus équilibrée et « laïque ». Peut-être François Hollande aurait-il été quand même élu. Le besoin de changement en pleine crise était profond.

Riposte Laïque : Si vous étiez ministre d’un gouvernement de droite ou de gauche, quelles mesures prendriez-vous en priorité ? Supprimeriez-vous brutalement les subventions, dont vous condamnez l’ampleur, quitte à provoquer la faillite de nombre de quotidiens ou hebdomadaires, considérant cette étape nécessaire ? Et que feriez-vous dans les chaînes publiques, notamment à France Inter, face au monopole idéologique des journalistes de gauche ?

Benjamin Dormann : Tout ce qui est brutal est excessif.  Ceci dit, je considère qu’il faut arrêter de soutenir à bout de bras des titres sans lecteurs, fussent-ils célèbres, et réorienter les aides au plus vite vers une presse internet pluraliste et d’information. Plus de deux milliards de subventions à la presse pour quels résultats ? Et pour France Inter, même réponse que précédemment : du mélange, du débat contradictoire ! Pourquoi ceux qui font l’apanage de l’apport des étrangers dans notre pays ne supportent-ils pas l’apport des opinions qui leurs sont étrangères ? Comme disait Victor Hugo, ils aiment le peuple qui est en haut, mais pas la foule qui est en bas… Sont-ce bien là les valeurs de gauche ?

Propos recueillis par Pierre Cassen

Ils ont acheté la presse, de Benjamin Dormann, éditions Jean Picollec, 47 rue Auguste Lançon, 75013 Paris. 23 €.

image_pdfimage_print