Le Coran mythique est affublé de nombre de qualités qu’aucun esprit objectif ne peut retrouver dans le coran réel. Un ouvrage exceptionnel, historique, qui vient d’être achevé en Suisse permet aux arabophones de sonder la profondeur du fossé séparant ici le mythe de la réalité.
Le Coran mythique se dit lui-même rédigé, ou dicté, en une langue arabe bien claire (16.103). Mais en fait, l’arabe est bien la toute dernière des langues d’édition du coran dans laquelle l’ouvrage peut sembler clair. Pour comprendre pourquoi, il faut un minimum de contexte.
Les corans anciens
Les premiers textes coraniques ont été rédigés à l’aide d’une graphie très défective, avec un alphabet qui ne contient pas suffisamment de caractères univoques pour restituer les 28 phonèmes de la langue arabe. Or cela est d’autant plus curieux que les alphabets sud-sémitiques de l’époque, donc utilisés en Arabie, comportaient eux 28 ou 29 signes, l’idéal. Mais la graphie du coran semble venir du nabatéen, une langue centrée sur Pétra, (dont j’ai parlé récemment ici et ici). Pour plus de précision, voir «Le Coran n’a pris naissance ni à La Mecque, ni à Médine». Afin d’y remédier, l’arabe écrit est en principe complété par des points diacritiques qui permettent, notamment, de différencier la prononciation de caractères dont la forme écrite est sinon identique. Mais les anciens manuscrits coraniques n’en avaient pas, et omettaient également les voyelles courtes. Pour donner une idée de la clarté de la chose, la phrase
Imaginons un texte écrit de cette manière
peut devenir par exemple:
mgmmt m txt ctt d ctt mmt
Autre exemple, avec le verset 2.282 rédigé sous cette forme — 18 phrases sans aucune ponctuation:
Le texte gagne en compacité, mais cette transcription ouvre la porte à plusieurs dizaines d’interprétations possibles par mot. Si le coran est clair, ce n’est donc certainement pas sous sa forme écrite originale. À relever ici que ce type de simplification est resté en vigueur, en partie, dans l’arabe moderne: seuls les textes arabes scientifiques sont dotés de tous les attributs permettant de rendre le sens des mots et des phrases absolument univoque. Mais le niveau de simplification des premiers textes coraniques les rend incompréhensibles même pour l’écrasante majorité des arabophones actuels de niveau universitaire.
La composition du coran
Nous sommes censés croire que le texte était avant tout connu sous sa forme parlée, récitée. La fable la mieux acceptée en la matière est celle proposée par l’auteur du principal recueil de hadiths, Bukhari, qui la présente au chapitre «les mérites du Coran» (version française sur papier) de son œuvre majeure, le Sahih Bukhari. En résumé, Othman, le troisième calife, après qu’une bataille importante ait décimé les récitateurs du Coran, aurait chargé un Zayd de réunir le coran en se basant sur ce qui avait été mis par écrit «sur des branches de palmier, des pierres plates et en se référant à la mémoire des hommes», puis aurait fait distribuer des copies de ce codex dans les principales villes de garnison de l’Islam après avoir fait détruire le matériel collecté. On était en quelque sorte priés d’admettre que le livre, sous forme écrite, servait simplement d’aide-mémoire et que sa clarté restait intacte dans la récitation elle-même. Aujourd’hui, le coran est d’ailleurs toujours présenté comme ce «Coran d’Othman». Mais il y a de nombreux problèmes avec cette approche.
La version de Bukhari ne correspond pas aux sources dont nous savons qu’il disposait pour rédiger son explication. Des auteurs précédents donnent en effet des versions différentes des faits. L’un deux, Ibn Sa’d, qui a rédigé notamment une biographie d’Othman, n’y dit pas un traître mot sur la collecte du coran par le calife. Dans une autre de ses biographies, Ibn Sa’d mentionne en passant, sans détail, une collecte du coran effectuée sous le règne d’Othman, mais pas par Zayd. Dans d’autres écrits, il indique que la collecte du coran aurait été initiée par Omar, qui allait devenir le deuxième calife.
Un autre historiographe ancien, Sayf ibn Umar, nous dit que, sous Othman, il existait déjà plusieurs codex coraniques, réunis par divers auteurs dans diverses parties de l’empire en formation, et que le calife les aurait fait copier à Médine, puis brûler. On trouve plusieurs autres versions de ce type d’opération, censée se dérouler pendant le premier siècle de l’islam, où divers corans ou fragments de coran sont réunis avant que le matériel soit détruit. C’est un thème récurrent. Un cousin d’Othman, Marwan, aurait ainsi détruit des documents pendant le califat de Muʿāwiyah – il se serait même agi des documents ayant servi de base à la rédaction du coran d’Othman. Une autre révision/destruction importante aurait eu lieu sous le califat d’Abd al Malik, qui aurait même, comme Othman, fait distribuer des corans aux villes de garnison, comme si cela n’avait pas déjà été fait.
Bref, la version des faits proposée par Bukhari constitue davantage une synthèse pratique ou une projection dans le passé d’un état fixé plus tard, qu’un rendu historiographique fidèle. Plusieurs auteurs, jusqu’au XVe siècle, continueront même de décrire les différences entre les codex qui auraient été réunis à l’époque en différents lieux de l’islam. Et de nombreux témoignages avancent que le contenu du Coran mythique aurait été beaucoup plus important que celui du coran réel. Sans parler des thèses chiites selon lesquelles les sunnites auraient effacé du coran toutes les références au prophète, à sa famille et au fait que dieu aurait souhaité que le calife soit désigné exclusivement parmi les descendants de Mahomet. De fait, le coran ne mentionne Mahomet que quatre fois (les amateurs de numérologie coranique seront sans doute enchantés d’apprendre que le mot «cochon», au singulier, y est également présent quatre fois) et ne dit rien sur sa famille.
Quoi qu’il en soit, à partir du début du Xe siècle, seul un codex, censé être celui d’Othman, restait utilisé dans l’islam, les autres étant interdits. On a alors également déclaré licites sept «lectures» possibles de ce codex (et interdit les autres) et le coran que nous connaissons actuellement a été réalisé, en 1923, en Égypte, sur cette base. À noter ici que ce «Coran d’Othman» ne nous est pas physiquement parvenu. Plusieurs manuscrits anciens ont été présentés comme tels des siècles durant, mais des études modernes ont montré qu’ils provenaient tous de périodes postérieures au califat d’Othman. En fait de manuscrits d’époque, nous n’avons que des fragments épars et qui ne datent pas non plus du temps de la révélation (ou du vivant d’Othman). Nous n’avons d’ailleurs strictement rien datant de la période de la révélation qui confirme d’une quelconque manière la fable musulmane.
Le coran, en tant que livre, a donc subi une série de refontes, accompagnées de la destruction du matériel antérieur. De toute évidence, le texte coranique est le résultat d’un long travail de mise au net, avec élimination des brouillons et/ou mise à l’index des versions concurrentes. Que son contenu dépende d’abord du travail de rédaction, donc d’un texte, ou plutôt d’une récitation préservée, donc d’un message verbal, est somme toute secondaire. De fait, le livre actuel découle d’un processus de maturation, de perfectionnement, de clarification. C’est en quelque sorte le fruit crucial de la culture spécifiquement musulmane, par définition et par excellence, l’ouvrage dans lequel la civilisation musulmane a concentré ses meilleurs efforts – son chef-d’œuvre et son guide suprême, aux niveaux spirituel, légal et linguistique.
Le coran arabe actuel est devenu lisible, quoique difficilement. Il s’agit d’une langue ancienne, figée par le processus de l’écriture, alors que les langues vivantes (parlées) ne cessent d’évoluer. Et surtout, révélation divine oblige, il n’a jamais été soumis à une critique formelle. Il est en effet interdit à un musulman d’établir une édition critique du coran. De nombreux auteurs musulmans en ont certes abordé les difficultés d’accès, mais systématiquement pour les présenter comme autant de qualités intouchables. Même ses passages incompréhensibles doivent le rester, et être acceptés comme tels, de par la volonté de dieu (le coran le prescrivant lui-même au verset 3.7).
Examen critique du coran
Depuis le 11 septembre dernier, il existe une édition complète du coran, en arabe, réunissant à la fois et en parallèle la graphie originale, le texte de l’édition standard actuelle (le coran dit d’Othman) et une version lisible aisément en arabe moderne, le tout accompagné de milliers de notes, renvois et remarques, richement référencés (le plus souvent avec des hyperliens), mettant en lumière les aspects du texte qui dénotent une certaine… imperfection. C’est une première dans l’histoire de l’islam.
L’ouvrage est disponible gratuitement en ligne sur le site de l’auteur, Sami Aldeeb Abu-Sahlieh, docteur en droit et spécialiste du droit arabe et musulman vivant en Suisse. On peut télécharger le document au format Word (se doter alors aussi de la police de caractères spéciale) ou au format PDF. En voici une page, pour se faire une idée (cliquer l’image pour une version grand format):
Les sourates sont ici classées dans l’ordre chronologique établi par l’université Al-Azhar (le coran standard les classe par ordre de longueur décroissant, avec quelques exceptions). On y trouve également les circonstances de la révélation, les variantes textuelles (sunnites et chiites), les versets abrogeant et abrogés et les sens possibles des termes difficiles, le tout selon les experts musulmans. Mais d’autre part, on y découvre aussi les sources, dans des textes antérieurs, ainsi que les irrégularités linguistiques et des références à divers travaux de recherche sur les origines du coran. Tout cela annoté directement dans le texte du Coran mythique. Sacrilège.
Sami Aldeeb n’a pas encore fait le compte exact, mais il estime que son coran doit recenser plus de 2500 irrégularités. Voici un tour d’horizon.
Un bilan navrant
Commençons par les fautes d’orthographe. Pour les définir comme telles, Sami Aldeeb a retenu le critère de la cohérence interne: un terme n’est considéré comme faux que si son orthographe varie dans le livre. L’exemple le plus frappant est peut-être celui d’Abraham, ou Ebrahim en arabe. Le nom figure à 54 reprises sous cette forme, correcte, et à 15 reprises sans le «i», à chaque fois dans la sourate 2 (la vache). On peut se souvenir ici d’un récit anonyme du VIIIe siècle relatant une controverse entre un moine chrétien et un musulman, où le moine dit que Mahomet aurait transmis ses enseignements en partie dans le coran et en partie dans la «sûrat albaqrah», c’est-à-dire la sourate de la vache.
Parmi les problèmes grammaticaux, outre de nombreuses prépositions incorrectes et autres petites erreurs attribuées usuellement aux copistes, il y a notamment des énallages tout à fait spécifiques au style coranique. Le Coran mythique est la parole de dieu et dieu est donc considéré comme son seul locuteur – c’est toujours lui qui s’exprime. Mais il mélange si allègrement le «je», le «nous» de majesté et la troisième personne, parfois dans les mêmes phrases (quoique c’est difficile à établir, car le Coran mythique n’est pas ponctué) qu’on a souvent l’impression d’«entendre» plusieurs locuteurs différents. Aucun autre texte religieux de l’époque ne présente cette caractéristique, qui laisse au lecteur attentif une impression d’extrême instabilité psychologique.
Ceci d’autant plus que le texte contient de très nombreux passages répétitifs ou changeant de sujet très abruptement, comme par l’effet de quelque événement extérieur ou d’un esprit très agité. Ces phénomènes aussi sont relevés dans le coran de Sami Aldeeb, avec les éléments étranges, qui ressemblent à des interpolations, des passages intercalés, où par exemple dieu donne la parole à Mahomet et le cite («Et le messager a dit») puis le coupe par un «C’est ainsi que Nous fîmes (…)», avant de déclarer avoir récité lui-même, «soigneusement», le coran (25.31-32).
Sami Aldeeb signale également les expressions ambigües, c’est-à-dire inconnues ou pouvant revêtir plusieurs sens dont aucun n’est évident, pour user d’un doux euphémisme, ce qui représente tout de même 20 à 25% de l’ensemble. Il propose ici les hypothèses, élaborées notamment par Christoph Luxenberg et Gabriel Sawma, sur la signification de ces termes lorsqu’on en observe la forme originale en les considérant comme des expressions syriaques. Il souligne aussi les termes manifestement erronés, tels que les «faux amis» et bien sûr les contradictions internes – par exemple Marie est dite approchée par un ange, puis par deux anges, pour le même événement.
Le thème des lacunes, des expressions manquantes dont l’absence rend le texte équivoque, revêt également une place importante dans cette étude, qui en recense plus de 700. Toutes ne sont certes pas «impardonnables», mais Sami Aldeeb en a tout de même trouvé 35 de cette sorte dans la seule sourate n° 2, donc sur 286 versets, soit une lacune dans 12,23% des versets. On peut aussi mentionner l’ordre incorrect des phrases, qui en modifie le sens évident. On pense bien sûr ici à la licence poétique, mais la poésie n’est pas vraiment le point fort du coran, qui utilise des centaines de rimes obtenues par l’insertion de «queues», des petits textes répétitifs qui créent des rimes à bon marché, souvent au détriment de l’élégance sémantique.
Mais il y a aussi dans cet ouvrage des découvertes savoureuses en liaison avec les sources judéo-chrétiennes. Ainsi quand le coran évoque la remise des tables de la loi à Moïse, il utilise la forme plurielle. Or, en arabe, qui possède une forme duelle, cela implique un nombre supérieur à deux. Alors que le tanakh ne parle que de deux tablettes. D’où donc l’auteur du coran, qui est aussi censé être l’auteur desdites tablettes, pouvait-il bien sortir l’idée qu’il y avait eu plus de deux tablettes ce jour-là? Eh bien il avait sans doute lu le talmud, où des commentateurs estiment que dieu, en fait, a remis toutes les tablettes de la loi à Moïse, c’est-à-dire un très grand nombre.
Une révolution en marche?
Ce type d’approche du texte coranique a quelque chose de révolutionnaire. Certes, les informations brutes ne sont pas inédites – bien des experts ont déjà constaté tout cela. Mais d’une part les musulmans s’interdisent toute allusion critique pour des raisons de sécurité personnelle, et d’autre part même les universitaires occidentaux sont tenus, lorsqu’ils en parlent publiquement, rectitude politique et académique oblige, d’user d’infinies précautions (voir par exemple ces quatre conférences du professeur Manfred Kropp). Enfin, et surtout, personne n’avait jamais réuni l’ensemble de ces aspects dans un ouvrage.
Aujourd’hui, Internet change la donne. Armés des références instantanées (hyperliens) du coran de Sami Aldeeb, les arabophones peuvent découvrir très rapidement les failles béantes du Coran mythique, qui laissent apercevoir une sorte de brouillon chaotique, pas franchement arabe, affreusement opaque, et qui n’a jamais vraiment été mis au propre, sinon au niveau purement calligraphique. Les articles de Sami Aldeeb, qui explicitent ses travaux sur le forum ahewar.org, ont ainsi un succès très encourageant – près de 10.000 visites par billet en moyenne, pour un total dépassant 3 millions actuellement. Les diverses versions intermédiaires de son coran en arabe ont été téléchargées à plus de 30.000 exemplaires depuis leur source, tendance à la hausse. Nous voyons ici peut-être se former enfin l’indispensable processus de désacralisation du Coran mythique. Et cela sous une forme résolument populaire, profane et laïque.
Alain Jean-Mairet