Début avril, France Inter, entre autres médias mainstream (comme « Libération » par exemple), annonçait « Crise au “Canard enchaîné” : le journaliste Christophe Nobili poussé vers la sortie après ses révélations (1)…
Le champ des médias, de la presse écrite à l’audiovisuelle, est encombré de scandales, de procès, de coups d’éclats depuis des lustres. D’ailleurs, un récent sondage Kantar Public intitulé « Baromètre 2023 de la confiance des Français dans les media », montre, malgré une légère embellie, une méfiance persistante du public envers ses sources « officielles » d’information (2).
Délitement
L’impression d’un délitement de l’image du journalisme en France n’est pas récente. Elle a toujours existé au fond. Plus récemment, le phénomène a recommencé, dès le début des années 1980, au sein même de la profession, avec les premières initiatives formalisées de formatage du métier : cahiers des normes, « bibles » rédactionnelles, clauses de mobilité… Cette volonté de formater, stipulée, souvent, dans les lignes mêmes des contrats d’embauche, était dictée par des motifs économiques avant tout (cachés sous un discours de management néotechnique, de « modernisation », le mot magique), marquant ainsi la prise en main progressive des médias par quelques milliardaires… Les voix discordantes ont alors été qualifiées de rétrogrades, antimodernes, conservatrices…
Le diable étant dans les détails, le journaliste professionnel redevenait ainsi, à bas bruit, un salarié comme les autres, soumis à des contraintes stupides de productivité, de complaisance, de soumission… C’était mieux avant ? Pas sûr. Disons, c’était moins mal… Dans la foulée, les salaires ont dégringolé… Puis, l’avènement de l’ère du numérique a été une sorte de coup de grâce. C’est d’ailleurs à noter : dans la même période, exactement, pour les mêmes motifs officiels, une autre profession (liée, entre autres, à la presse) a été peu à peu détruite, dépouillée de ses anciennes prérogatives, celles des Ouvriers du Livre. Là aussi, les ordinateurs ont été un bon levier pour le basculement, une sorte de Great Reset avant l’heure…
Dès l’ère mitterrandienne, les avantages sociaux des journalistes ont commencé à être grignotés (par leurs « alliés politiques » eux-mêmes), dans une catégorie professionnelle où, contrairement aux croyances tenaces, bien des salaires étaient minables, surtout en province. Ils le sont restés, poussant vers une ubérisation rampante de cette activité, voire vers son remplacement par l’intelligence artificielle. Avant de disparaître totalement, le journaliste est en passe d’appartenir à une forme de lumpenprolétariat (3).
Dichotomie
Le rapport avec l’affaire du Canard ? Ce concept marxiste désigne « la partie du prolétariat constituée des « éléments déclassés (…) » (3). Cette notion de déclassement, justement, à tout à voir avec cet incident. Dans ce métier, depuis 40 ans, il y a une dichotomie entre l’image de la profession d’une part, sa réalité salariale, d’autre part.
Deux exemples.
Journaliste moi-même, j’ai été l’objet d’une tentative de recrutement, de la part d’une importante société de vente de produits boursiers, pour un poste de commercial. Après plusieurs entretiens, longs, complexes, in fine, le recruteur me demande : « avez-vous des questions ? ».
Oui, tout plein, la première étant : je voudrais connaître la raison du recrutement d’un individu n’ayant aucune compétence commerciale à un tel poste.
Silence gêné : « nous nous sommes dit, au vu de vos 20 ans de carrière dans cette ville, il doit avoir un carnet d’adresses bien rempli avec des client potentiels pour nous, des CSP+. » (4). Mon CV exhalait une bonne odeur de pognon. Hélas, la réalité était toute autre. Finalement, comme il est coutume de le dire dans le milieu des batteurs-mixeurs-entrepreneurs, ça n’a pas « matché ».
À la même époque, un cabinet parisien de recrutement de cadres (le journaliste salarié est statutairement un cadre) m’avait interviewé au téléphone pour un premier contact. Ils m’ont demandé mon salaire annuel. La réponse les a sidérés, le couperet est tombé : « avec une telle rémunération, vous n’êtes pas un cadre ! Sinon vous auriez cherché mieux. Autre hypothèse : vous êtes incompétent… ».
Amen.
Dissonance
Bref, il y a chez de nombreux confrères, comme chez moi, une dissonance séparant l’image (mythique) du détenteur de la précieuse « carte de presse » de celle (réaliste) du salarié lambda mal payé. De ce fait, beaucoup d’entre nous, même s’ils ont la chance d’être salariés (les pigistes ne sont pas cadres) font, au mieux, des piges extérieures (5), au pire des « ménages » (6).
« Dans le jargon journalistique français, (…) le terme « ménage » (désigne) le fait, pour une personnalité (journaliste, acteur, médecin), de mettre sa notoriété au service de la communication d’un organisme (…). Faire un ménage consiste souvent à jouer un rôle d’animateur lors d’un événement promotionnel (…). Cette prestation est généralement rémunérée en fonction de la notoriété du journaliste » (6).
En toute logique, la Convention collective nationale des journalistes (7), prévoit ce cas, y mettant, toutefois, des limites : « Les collaborations extérieures des journalistes professionnels employés régulièrement à temps plein ou à temps partiel doivent au préalable être déclarés par écrit à chaque employeur. » (7). Le refus de ce dernier doit être très rare. C’est banal. Une sorte de tradition.
Marmite
Voilà comment un « effet de champ » économique mène à un inextricable mélange des genres. Les piges étant fort peu rémunératrices (sauf pour quelques vedettes), le journaliste s’oriente vers la communication, la publicité, la publication de livres de toutes sortes. Cela provoque très rarement des conflits : tout le monde met la louche dans la marmite, les plus célèbres, surtout parisiens, ayant accès à des soupes bien plus riches…
Alors, bien sûr, dans cette affaire, le Canard Enchaîné subit l’effet « arroseur arrosé ». Pour être bien trahi, dit la sagesse populaire, il faut l’être par les siens. Après avoir apporté le « Pénélopegate » sur un plateau, le sniper retourne son arme contre son employeur. Après la recette du sablé aux rillettes, celle du canard au sang. Cela fait rire dans le Landerneau journalistique : d’aucuns aiment voir les donneurs de leçon en prendre une.
Comment prendre du recul ? D’abord, réglementairement parlant, la direction du Canard prétend être dans son droit. Hervé Liffran, membre du Comité d’administration du Canard enchaîné, dans un mail adressé aux lecteurs du Canard (8), précise le cadre général de l’affaire : demande d’autorisation de licenciement à l’Inspection du travail procédure ne visant pas Christophe Nobili comme syndicaliste CGT pas plus comme « lanceur d’alerte », problème de la parution de son livre « Cher Canard »…
Hervé Liffran invoque le fait, pour l’auteur de cet ouvrage, d’ignorer sciemment les règles de déontologie générale des journalistes professionnels comme la charte de déontologie des journalistes du Canard enchaîné.
Cette dernière prévoit l’obligation pour le journaliste d’ informer la rédaction en chef comme la direction de tout projet de publication d’un livre faisant état de sa qualité de salarié du « Canard ». S’ensuit une longue liste de griefs. Pour Hervé Liffran, dans ce mail, « le trouble causé au bon fonctionnement du Canard est très important ».
Les arguments des deux parties sont à entendre… Elles se sont expliquées dans la presse.
Risques
Il n’est pas question ici de se substituer aux juges en la matière. Le droit du travail est complexe, le droit prudhommal aussi. Les règles écrites dans la convention collective des journalistes existent, elles sont aussi présentes dans le code général du travail.
Supposons l’advenue d’une pareille affaire dans une entreprise lambda n’appartenant pas à la presse. Devant une action « déloyale » d’un de ses salariés (surtout un cadre), la direction n’hésiterait pas une minute à s’en séparer. Ensuite, le bien-fondé de ce licenciement serait jugé soit au Conseil de Prud’hommes, soit au pénal. Il ne s’agit nullement d’évaluer si l’alerte lancée était justifiée. Dans de nombreux cas, j’ai vu le Conseil de Prud’hommes rendre un jugement défavorable, en arguant sur le fait, pour un salarié, de « porter préjudice » à son entreprise, même s’il était dans son « bon droit ».
Vous connaissez beaucoup de PDG souhaitant garder dans ses équipes un cadre ayant « trahi » sa direction ? Moi pas. Si la justice donne ensuite raison au salarié, il y a indemnités. La demande de réintégration est rare, elle existe, son refus s’assortit aussi de pénalités. Dans la plupart des cas, l’employé, à fortiori cadre, le sait : il va perdre son emploi, il connaît le risque, il l’assume. Contrairement à une idée reçue, le Conseil de Prud’hommes ne donne pas systématiquement raison au salarié.
Déontologie
De nos jours, la plupart du temps, cela se négocie sans judiciarisation soit par rupture conventionnelle, soit par une transaction : « une rupture conventionnelle est un mode de rupture du contrat de travail à l’amiable (…) la transaction vise à mettre fin à un litige né, la plupart du temps, à la suite d’un licenciement. » (9). Il existe, de ce fait, des voies de sorties honorables pour les deux parties.
Souvent mise en avant, la « déontologie » de la profession se barre en couille. La presse gratuite, entre autres, a beaucoup changé la donne dans un secteur où le chômage augmente, où les places sont chères…
La vie est dure pour les « petites mains » d’un métier où les débutant mettent parfois des années à obtenir un CDI assorti de la carte professionnelle. Dans cette jungle de carnassiers, la situation des pigistes, est plus-que-précaire. Absurde, injuste, encore plus mal rémunérée, elle est très pratique pour les patrons de presse (flexibilité !), je serais très surpris de la voir disparaître.
Là encore, la bête pourrit par la tête. Les journalistes célèbres, ayant pignon sur plateaux télé, les vedettes de la radio, encartés au début, sont vite devenus multicartes en sortant de l’anonymat. Il y a du fric à se faire. Comme ailleurs, les plus modestes veulent imiter les « grands » : ils se compromettent pour de l’argent, des cadeaux, des avantages en nature. C’est un combat de piranhas dans un aquarium.
Chaque année, le journaliste professionnel, en demandant le renouvellement de sa carte de presse, doit déclarer sur l’honneur le montant, en pourcentage, de ses revenus issus de l’activité journalistique (par rapport aux « autres »). La CCIJP, Commission de la Carte d’Identité des Journalistes Professionnels (10) statue ensuite sur son cas.
Cependant… « L’exercice du journalisme en France est libre et non réservé aux journalistes détenteurs d’une carte de presse et ce document n’est en aucun cas obligatoire pour pratiquer le métier de journaliste, qui peut être exercé librement par n’importe quelle personne, sans que celle-ci ait besoin de diplôme spécifique » (11).
Cet imbroglio juridique étant là, la question finale sera : un employé doit-il être loyal envers son entreprise. Vous avez quatre heures.
Une revalorisation des salaires de la profession ne sifflera jamais la fin de la récré. Le mal est fait, il est trop tard. C’est le règne du « toujours plus, jamais assez ». Là, comme ailleurs. Les tentations sont trop nombreuses. Bientôt remplacés par des algorithmes, les journalistes sont en passe, si rien ne vient changer le cours des choses, de perdre leur statut professionnel. Ils vont devoir se mettre à la dure loi du marché : trouver de la fraîche à tout prix. Vous êtes surpris ? Vous vous imaginiez avoir à faire à des moines-soldats de l’information ? Billevesées. Même un templier de la plume aime mettre du beurre dans les épinards ma bonne dame…
Augustin Meaulnes
Sources :
et
2 : Enquête réalisée du 4 au 8 janvier 2023 auprès d’un échantillon de 1 500 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
5 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pigiste
8 : Sources personnelles.
9 : https://www.coindusalarie.fr/ruptureconventionnelle-transaction
dire que sous de gaulle je lisais le canard…avec délectation!
Et quand je pense que j’ai payé des abonnements à des amis et membres de ma famille pendant plusieurs années tellement j’admirais ce “canard” et le courage de ses journalistes !!! Première alerte lorsqu’il y a quelques années je leur ai téléphoné pour leur demander pourquoi ils n’ont jamais dénoncé la triste affaire du grand Mirko Beljanski. Puis sidération totale grâce au covid lorsqu’ils se sont mis à taper sur Raoult et à dénigrer les traitements précoces. Maintenant mes yeux se sont totalement ouverts et c’est le dégoût qui m’habite, honte absolue sue tous ces ignobles gauchiasses défenseurs en apparence des causes véritables…