CEDH : échec de deux recours contre la loi suisse "anti-minarets"

La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), installée à Strasbourg, vient de déclarer irrecevables deux requêtes dirigées contre l’interdiction des minarets introduite dans la législation suisse à la suite d’un référendum (1) (2). Ces requêtes invoquaient principalement les articles 9 (liberté religieuse) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention Européenne des Droits de l’homme. Elles sont rejetées comme irrecevables, car les requérants se voient refuser la qualité de victime, et, partant, la qualité pour agir.
Comme souvent dans les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme, la discussion sur la recevabilité va bien au delà d’un simple contrôle formel du dossier, et donne lieu à des prises de position juridiques de fond.
Les motifs donnés ici par la Cour pour rejeter ces deux requêtes sont intéressants et montrent une certaine disposition à respecter la souveraineté des États signataires, surtout lorsque les dispositions attaquées sont de niveau constitutionnel. Elle refuse fermement l’actio popularis, c’est à dire la poursuite au prétoire du débat politique par des personnes qui ne sont pas des victimes au sens strict. Enfin, elle met, à la recevabilité d’une requête contre la législation anti-minarets, de telles conditions qu’elle la rend, à notre avis, à peu près impossible.
Pour ce faire, elle se livre à une analyse détaillée et stricte de la qualité de victime, condition nécessaire à la recevabilité de la requête.  La Cour rappela que la qualité pour agir “concerne au premier chef les victimes directes de la violation alléguée, soit les personnes directement touchées par les faits prétendument constitutifs de l’ingérence”. Elle rappela que, s’il lui était arrivé d’accepter des requêtes émanant de victimes indirectes ou potentielles, c’était dans des circonstances exceptionnelles.

Dans les deux décisions, la Cour refusa de considérer les requérants comme victimes  : “La Cour observe finalement que le requérant n’allègue pas qu’il pourrait envisager dans un avenir proche la construction d’une mosquée pourvue d’un minaret.”
Voilà qui rendra bien difficile, à l’avenir, la recevabilité d’une autre requête de particulier, car il ne doit pas y en avoir beaucoup qui envisagent personnellement de construire une mosquée, avec ou sans minaret ! Nous verrons tout à l’heure qu’une association n’est pas mieux traitée, bien au contraire.
Autre point de fond jugé positivement : au delà de la question des minarets, la Cour montre du respect pour une disposition inscrite dans la Constitution :
“La requête ayant pour seul but de contester une disposition constitutionnelle applicable de manière générale en Suisse, la Cour considère que le requérant n’a pas apporté la preuve de circonstances tout à fait exceptionnelles susceptibles de lui conférer la qualité de victime. Bien au contraire, sa requête s’apparente à une action populaire au travers de laquelle il cherche à faire contrôler in abstracto, au regard de la Convention, la disposition constitutionnelle litigieuse.”
Une telle rédaction parait très encourageante pour l’avenir. Certes, d’autres affaires contestant l’interdiction des minarets sont pendantes devant la Cour, et il est toujours possible d’imaginer qu’il s’en présente une avec un meilleur dossier. Mais la motivation reproduite ci-dessus nous semble rédigée d’une façon qui la rend capable de résister à bien des assauts.
La seconde requête, qui émanait d’associations musulmanes, eut encore moins de succès que la première, qui émanait d’un particulier. La Cour commença par rappeler les conditions très limitatives dans lesquelles elle accepte qu’une association puisse se dire victime :
“Le fait qu’elles constituent un rassemblement d’individus ne saurait engendrer dans leur chef des droits analogues à ceux dont bénéficient leurs membres.”
“Toutefois, la Cour admet qu’une association puisse se plaindre d’ingérences ayant pour conséquence le départ d’un certain nombre de membres et une perte de prestige de l’association elle-même.”
Donc, l’association ne peut se plaindre qu’en tant qu’elle-même et pas au nom des personnes qu’elle dit défendre : ce caractère restrictif des pouvoirs donnés aux associations est une constante de la jurisprudence de la CEDH, quoique assez surprenante pour nous Français qui contestons souvent au travers de syndicats ou d’associations. La Cour, depuis longtemps, est clairement méfiante devant de telles plaintes par personne morale interposée, et il lui arrive même de les considérer comme anonymes.
“En l’espèce, la Cour relève que les associations requérantes n’ont pas pour but la construction de mosquées pourvues d’un minaret, pas plus qu’elles n’allèguent avoir l’intention d’ériger de tels bâtiments à l’avenir. Elles ne sont donc pas directement victimes de la violation alléguée de la Convention. La qualité de victime indirecte ne saurait non plus être envisagée en l’espèce, s’agissant de personnes morales.”
La Cour rappelle à cette occasion son refus d’accueillir une actio popularis, ce qui reviendrait à se transformer en tribune politique :
“En effet, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits qui y sont reconnus ; elle n’autorise pas non plus des requérants à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention.”
Elle rappelle que seules des circonstances tout à fait exceptionnelles pourrait justifier l’accueil d’une saisine contestant des dispositions constitutionnelles :
“La Cour parvient donc à la conclusion que sa saisine par les requérantes a pour seul but de contester une disposition constitutionnelle et que celles-ci n’ont pas apporté la preuve de circonstances tout à fait exceptionnelles susceptibles de leur conférer la qualité de victimes.”
Après lecture et relecture, nous avons clairement l’impression de nous trouver devant deux de ces grands arrêts de la CEDH comme on en voudrait davantage,  de ces arrêts qui remettent les pendules à l’heure, comme le fit en son temps l’arrêt Refah contre Turquie (3), qui déclara la charia incompatible avec les droits de l’homme.
Nous avouerons sans complexe que ces arrêts nous surprennent agréablement. Nous n’étions pas très optimiste quant à l’issue de ces affaires, car nous connaissions les prises de positions du Conseil de l’Europe (dont la CEDH dépend administrativement) sur le sujet, à savoir (4) :
« L’ Assemblée reste également préoccupée par le risque d’une utilisation abusive des votes, initiatives et référendums populaires. Dans ce contexte, l’Assemblée est particulièrement préoccupée par le référendum organisé récemment en Suisse et demande instamment aux autorités suisses d’adopter un moratoire sur l’interdiction générale de la construction des minarets de mosquées et d’abroger dès que possible cette interdiction. »
Nous avions également eu l’occasion de nous inquiéter de la façon dont la liberté religieuse était en train de devenir méconnaissable à l’international (5), et, pour tout dire, de se transformer en son contraire sous la pression de l’OCI, mais aussi par manque de résistance des “zélites” internationalisées, Conseil de l’Europe en tête.
Même si une hirondelle ne fait pas le printemps, ces arrêts donnent quand même l’impression de retrouver quelques fondamentaux.
Catherine Ségurane
RÉFÉRENCES :
Les deux arrêts en ligne :
(1) Ouarditi contre Suisse
(2) Ligue des musulmans de Suisse et autres contre Suisse
Rappel :
(3) Refah contre Turquie
(4) Islam, islamisme et islamophobie en Europe Résolution 1743 (2010) ; commenté par nous
(5) A l’international, la liberté religieuse est devenue méconnaissable

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