Décision inique du Conseil constitutionnel sur les retraites

Si l’État de droit se caractérise par le respect de la paix civile du fait de la résolution pacifique et juridique des conflits, il convient aux détenteurs des ultimes recours juridiques d’être la loi.

C’est pourquoi les juges constitutionnels ont l’obligation morale d’éviter l’arbitraire pour que ne surgisse pas le recours à la loi du plus fort par l’exercice de la violence. Ils ont cette précieuse obligation d’être la loi avec quelques principes : équité, cohérence et rationalité. Ces principes sont des biens communs qui ne supportent pas des digressions byzantines infinies. Leur irrespect sonnerait comme une agression symbolique, comme une violence faite aux principes qui nous unissent. En se distrayant de cette haute obligation morale, les juges constitutionnels prennent le risque d’être les auteurs d’un cycle de violence légitime. L’injustice des puissants pousse à l’insurrection légitime, au passage, envisagé comme un droit ultime, en réponse au détournement du droit. En serions-nous là ? Quand les casseroles répondent à un président de la République, la rupture n’est pas loin.

Or, il est une question qui à elle seule démontre la malhonnêteté intellectuelle, le cynisme et l’irrespect des valeurs morales qui fondent une telle institution : sens de l’équité, priorité absolue de la cohérence et de la rationalité. Il s’agit de l’évaluation de la sincérité. Qu’est-ce que la sincérité ou l’insincérité ? La sincérité concerne des personnes. Être sincère. Sa définition, faut-il le rappeler est : Qualité de quelqu’un de sincère, qui exprime avec franchise ce qu’il pense : La sincérité du témoin ne peut être suspectée.

Elle ne s’applique qu’abusivement au débat. Le débat peut être ennuyeux, de qualité, pédant, ridicule, mais le débat n’est pas sincère. C’est une erreur à la fois linguistique et logique. Et comme le rappelle le plus grand spécialiste de la question de la vérité et de la sincérité, le philosophe anglais Bernard Williams : « Les assertions mensongères ont bien pour but, elles, de tromper. Au premier chef, elle vise à désinformer le destinataire sur l’état des choses, sur la vérité de ce que le locuteur affirme. » (2006, 95, Vérité et véracité). Évident me direz-vous. La sincérité du témoin tient bien au fait qu’il décrit des événements avec le souci de la bonne foi et de l’exactitude.

Or, les juges ont constaté le caractère mensonger qu’il requalifie d’« estimations erronées », des propos d’un ministre devant la représentation nationale. Mais ils en concluent : « § 65. En dernier lieu, la circonstance que certains ministres auraient délivré, lors de leurs interventions à l’Assemblée nationale et dans les médias, des estimations initialement erronées sur le montant des pensions de retraite qui seront versées à certaines catégories d’assurés, est sans incidence sur la procédure d’adoption de la loi déférée dès lors que ces estimations ont pu être débattues. »

Les juges commettent ici plusieurs « crimes moraux ». Le premier est d’appliquer la sincérité au débat et non aux personnes. La question n’est pas de savoir si le débat a rempli son office, du fait de l’acuité et de la curiosité de députés qui ont pu contredire et démentir ceux qui ont la charge d’expliquer le projet de loi. Le ministre a bien été personnellement insincère. L’information n’est pas erronée, elle est inexacte. Or, comme le rappelle Bernard Williams, la sincérité et l’exactitude sont les deux piliers de la vérité : « La sincérité, fondamentalement, met en jeu une certaine forme de spontanéité, une disposition à déclarer ce qu’on croit, qui peut être encouragée ou découragée, cultivée ou réprimée, mais qui ne se manifeste pas elle-même par la délibération et le choix. De la même façon, l’exactitude met bien en jeu la volonté… qui mêle intention, choix, tentatives et concentration de l’effort. » (2006, 63)

Les juges commettent un deuxième crime moral, celui de leur propre insincérité. Car ils se font les juges du propos du ministre en le qualifiant d’erreurs : erronés. Or, ce qualificatif vise explicitement à disculper le ministre de sa responsabilité devant la représentation nationale. Aux États-Unis par exemple, le mensonge devant les commissions est une circonstance aggravante. Or, comment s’autoriser une telle disculpation sans aucune instruction plus approfondie ? C’est un crime mensonger que d’affirmer qu’il y a erreur. En effet, le ministre présentant une loi pour son vote aurait-il le droit de mentir, de dire des choses fausses, dans l’intention insincère de tromper les élus ? Le fait est qu’il y a tromperie. Et il a eu l’intention de fausser le débat. Il a fallu toute la sagacité des députés pour aller chercher l’information qui va infirmer le mensonge. Une affirmation infondée est un mensonge, surtout s’il est tenu d’autorité devant les représentants du peuple souverain. Les juges devaient constater le fait de l’inexactitude qui est la manifestation d’une insincérité.

Le troisième crime moral est la manière dont les juges argumentent pour justifier cette appréciation : « est sans incidence sur la procédure d’adoption de la loi déférée dès lors que ces estimations ont pu être débattues. » Mais qu’en savent-ils de l’incidence sur le débat ? Que signifie même cette expression. ? Le simple fait qu’une assertion inexacte soit dévoilée comme telle lors du débat suffit au constat de l’insincérité du ministre. Les juges constitutionnels ont donc pris prétexte de leur appréciation toute personnelle sur l’incidence et l’existence du débat pour ne pas constater simplement ce que nous avons tous vu : l’insincérité d’un ministre. C’est sans doute la chose la plus grave. Les juges se contentent de dire que les affirmations du ministre étaient des estimations. Autre jugement que personne ne leur demande de porter. Ce ne sont pas des estimations quand on doit justifier du nombre de personnes éligibles à un dispositif, ce n’est plus une estimation quand l’écart est en millier de pourcents, de millions de personnes à quelques dizaines de milliers. Les juges constitutionnels se discréditent dans le choix d’un vocabulaire fallacieux, pleinement insincère. Qu’est-ce qu’une estimation ? C’est une approximation fondée, une évaluation de la valeur d’un objet d’art par exemple. L’estimation est juste, sincère et exacte, dans les limites raisonnables du connaissable, or, ici, le ministre sait ou peut savoir au lieu de mentir.

Voilà pourquoi ce jugement est totalement inique, incohérent, irrationnel, constituant un crime moral, car il trahit les fondements mêmes de notre vie commune et de notre acceptation de lois communes et des valeurs qui les fondent. C’est un crime, une agression symbolique, une violence et une violation de la morale publique. Cela signe une crise du régime républicain bien loin de la vertu enseignée en son temps par Montesquieu dans l’Esprit des Lois.

Ce jugement est une provocation, une insulte à l’intelligence et à la morale. 

Pierre-Antoine Pontoizeau