Diên-Biên-Phu : notre dernier baroud d’honneur

« Nous pouvons désormais agir sur un terrain propre, sans la moindre tache de colonialisme. Diên-Biên-Phu a été un bienfait caché… »
(Foster Dulles, porte-parole du gouvernement des USA en novembre 1954).

« Diên-Biên-Phu… les parachutistes y ont eu la part du lion… On a même vu 800 volontaires effectuer leur premier saut, non pour redresser une situation désormais sans espoir mais pour maintenir jusqu’au bout, le plus haut possible, quelque chose qui ressemblait à l’honneur…
De la grande claque de leur parachute, ouvert pour la première et souvent la dernière fois, ils ont giflé un système qui, pendant neuf ans, avait montré son impuissance… »
(Extrait de l’allocution prononcée au mémorial des guerres en Indochine, le 1er novembre 1995, par le général Chazarain, président de l’Union nationale des parachutistes.)

Tous les 30 avril, la Légion étrangère fête le combat de Camerone (30 avril 1863).
Tous les 1er septembre, les « Coloniaux » – Marsouins et Bigors – honorent leurs morts de la bataille de Bazeilles (31 août-1er septembre 1870). Il s’agit pourtant de deux défaites de nos armes, mais elles résonnent dans nos cœurs comme des victoires tant elles magnifient le patriotisme, le don de soi, le courage, le sens du devoir et de l’Honneur, avec un grand « H ».

Et chaque 7 mai, j’ai une pensée pour un village thaï situé dans une « sinistre cuvette » du Haut Tonkin qui, du 13 mars au 7 mai 1954, a vu une garnison française se battre héroïquement – à un contre dix, puis à un contre vingt – contre les troupes communistes du Vietminh.

Diên-Biên-Phu, cette bataille que je considère comme le Camerone des parachutistes (même si je n’oublie pas tous les autres : cavaliers, artilleurs, tirailleurs algériens, légionnaires, aviateurs, pilotes de l’Aéronavale, supplétifs indigènes… etc.), je lui ai consacré un livre (1) en hommage à mon père, capitaine au GAP 2 (2) du colonel Langlais, patron des paras durant la bataille.

Au début de ce livre, j’écris ceci : « De 1946 à 1954, notre corps expéditionnaire d’Indochine a mené des combats héroïques avec des moyens limités : une guerre de pauvres. Nos paras, en treillis dépareillés, avec un armement souvent disparate et vétuste, « félins et manœuvriers » comme l’exigeait Bigeard, se sont remarquablement battus… Ce conflit, achevé avec la défaite de Diên-Biên-Phu, nous a coûté presque 60 000 tués, trois fois plus que la guerre d’Algérie. Or, en dehors de trop rares auteurs, personne en France n’ose évoquer cette belle page de notre histoire. Nous ne devrions pourtant en ressentir aucune « repentance » mais une fierté ô combien légitime ! Le « Roi Jean » de Lattre de Tassigny n’a-t-il pas dit, au sujet de cette guerre, qu’elle était :
« Notre combat le plus juste depuis les croisades » ?… »

Un à un, les anciens d’Indochine, les survivants de l’enfer, quittent la scène, discrètement, sans bruit et sans laisser de trace dans les manuels d’histoire. De leur vivant ils étaient peu loquaces sur Diên-Biên-Phu. Trop de morts, trop de sang, trop de souffrance. Leur mémoire, volontairement sélective, n’a voulu conserver que les bons moments de leur carrière. Les mauvais resurgissent aussi, parfois, les soirs de cafard, quand un camarade disparaît…

La guerre d’Indochine a tué sept promotions de saint-cyriens (3). La génération de mon père a commencé la guerre – que l’on disait « drôle » à l’époque – en 1939. Elle a déposé les armes en 1962, après les accords d’Évian et l’indépendance de l’Algérie. Ces hommes ont été marqués par la mort, ils ont « flirté » avec elle. La camarde en a pris beaucoup, elle en a épargné d’autres qu’elle a laissé « KO debout », sans doute pour qu’ils témoignent, mais finalement, très peu ont accepté de témoigner. Par modestie, par pudeur, par respect pour leurs morts, ils ont préféré se taire.

Les soldats de Diên-Biên-Phu – officiers, sous-officiers et hommes du rang – ont choisi, délibérément pour la plupart, d’être des oubliés de l’histoire.
La sortie du film « Diên-Biên-Phu » de Pierre Schoendoerffer a suscité chez eux des réactions étranges : indifférence, mécontentement, irritation, indignation parfois.

Schoendoerffer, qui a vécu la bataille comme cinéaste aux armées, a cru utile de témoigner.
Et, malgré les critiques, je crois qu’il a eu raison. Les Américains ont produit « Apocalypse Now », « Platoon » et quelques autres films à la gloire de la puissante Amérique (4), pour raconter, magnifier, enjoliver une guerre perdue malgré des moyens matériels et logistiques énormes.
En « Indo » – notre Vietnam à nous – la France a mené une guerre de gueux pour une cause juste. C’est une bonne chose qu’on en parle… qu’on en parle enfin !

Le bilan de la bataille de Diên-Biên-Phu est édifiant : du côté français (hors supplétifs), nous avons perdu 7 184 hommes (4 436 blessés). Parmi ces pertes : 214 officiers et 840 sous-officiers.
Le général Giap, qui a tendance à minorer les pertes de son « armée populaire » déclarait à Jules Roy que nos troupes lui avaient infligé 30 000 morts. La réalité doit être du double !
À Diên-Biên-Phu, durant les 56 jours de combat, la densité d’obus au mètre carré a été deux fois supérieure à celle des pires heures de la bataille de Verdun, et il n’y avait pas de « voie sacrée » pour envoyer des renforts ou évacuer les blessés.

Le 7 mai 1954, faute de munitions, la garnison de Diên-Biên-Phu déposait les armes, sans se rendre, sans drapeau blanc. Le lieutenant Jacques Allaire, du 6e BPC (5), exigea même une note écrite de Bigeard avant d’accepter de déposer les armes.

Ensuite, les prisonniers de Diên-Biên-Phu allaient connaître l’enfer : une longue marche de plus de 700 kilomètres vers les camps-mouroirs viets.
11 721 hommes ont été capturés à Diên-Biên-Phu. Quelques mois plus tard, le Vietminh en rendait… 3 290 dont beaucoup à l’état de cadavre. Mon père est rentré de captivité pesant… 39 kilos.
8 431 soldats français sont morts en captivité (durant la Longue Marche ou dans les camps).

C’est, toutes proportions gardées, un taux de mortalité très supérieur à celui des camps de concentration nazis. À leur retour en France, nos soldats n’ont eu droit qu’aux insultes du quotidien communiste « l’Humanité » et à l’indifférence voire le mépris des civils.
Pas de « cellules de soutien psychologique », pas d’articles dans la presse pour vanter leur courage, pas (ou peu) de reconnaissance d’une nation qui voulait oublier l’Indochine.

Pourquoi n’en parle-t-on jamais aux enfants des écoles ?
Pourquoi n’apprend-on pas aux petits Français qu’en 1954, dans un coin perdu d’Extrême-Orient, à 10 000 kilomètres de la mère-patrie, quelques braves livrèrent un dernier combat héroïque, un baroud d’honneur, pour la défense de nos valeurs, contre la barbarie communiste ?

Contraints d’abandonner leurs supplétifs et leurs familles en quittant l’Indochine, beaucoup d’entre eux franchiront le Rubicon, le 21 avril 1961, pour ne pas livrer les populations musulmanes amies aux égorgeurs du FLN et tenter de sauver l’Algérie française. Mais ceci est une autre histoire : une belle histoire qu’il faudrait enseigner à nos enfants, honnêtement, loyalement, sans passions partisanes, pour qu’ils arrêtent cette culpabilisation idiote et injuste qu’on appelle « repentance » et qu’ils soient fiers du passé de leur pays.

Eric de Verdelhan

1) « Au capitaine de Diên-Biên-Phu » publié en 2011 ; SRE-éditions (ou sur Amazon).
2) Groupement aéroporté n°2.
3) 2 005 officiers, pour être précis, ont perdu la vie en Indochine.
4) Et ne parlons pas des pseudo-exploits ridicules de « Rambo 1, 2 , 3… »
5) 6e bataillon de parachutistes coloniaux, le fameux « bataillon Bigeard ».