ENA : un rapport qui se nourrit de ce qu’il dénonce

Conformisme de la pensée, manque d’originalité, absence de personnalité, uniformité des analyses, individus interchangeables, etc. : tel est – ou serait -, d’après la grande presse, le profil des candidats aux concours d’entrée à l’Ecole Nationale d’Administration, celle-là même où ont été formés Macron, Hollande, Chirac, Giscard d’Estaing et d’innombrables ministres, députés, PDG d’entreprises publiques, hauts fonctionnaires, etc. Ces célébrités étaient-elles conformes au portrait que la grande presse trace du candidat à l’ENA ? Ces conclusions ont pour fond de vérité le rapport du jury de l’année 2017. Personne n’a accès aux copies des candidats pour vérifier si les jugements ci-dessus sont adéquats à ce sur quoi ils portent ; en revanche, ce rapport étant public, chacun peut en prendre connaissance.

Le jury a effectivement loué l’originalité (absente) et critiqué le conformisme (généralisé), mais dans des formules si sclérosées, si attendues, si communes, si bien pensantes, celles des médias, des assoces lucratives sans autre but que le lucre et autres collectifs militants, que le rapport dévoile chez les membres du jury ce que ceux-ci reprochent aux candidats (conformisme, manque d’originalité, platitude).

Commençons par la langue du rapport. Le pluriel de final (p. 3) n’est pas finaux, comme l’écrit le président du jury, mais finals ; pointer signifie « orienter vers un objectif », comme à la pétanque, et non « mettre l’accent sur quelque chose » – des lacunes en l’occurrence (p. 5) ; la préposition au travers de a pour sens propre « au milieu de » et elle signifie figurément « malgré, en dépit de » ou, comme l’écrivait Littré en 1872, « en perçant ce qui semble caché » ou « en se heurtant à un obstacle », et non « grâce à » (p. 3, « restituer, au travers de quelques statistiques, la physionomie… ») ; les devoirs ont un plan et non plusieurs plans qui se chevaucheraient ou se contrediraient (p. 16 : « ils ont construit leurs plans autour des quelques idées suivantes ») ; cependant, même au singulier, leur est impropre, car ce que désignent les auteurs du rapport, ce n’est pas le ou les plan(s) des candidats (plans drague ou de carrière ou autres), mais le plan du devoir : ils construisent le plan… On est en droit de s’interroger sur le lien qui unit la proposition « les résultats finals sont le fruit du hasard » (page 3) à la concession « même si le recrutement n’est pas une science exacte », quel est ce lien et surtout s’il y en a un. Quoi qu’il en soit, le recrutement n’est pas une science, qu’elle soit exacte ou non. En bonne grammaire, le sujet d’un verbe à l’infinitif est le même que celui du verbe dont il dépend. Autrement dit, page 7, les verbes soient valorisées et occuper ont pour sujet les qualités (« il est par conséquent normal que soient valorisées, pour occuper d’emblée des postes à fortes responsabilités intellectuelles et managériales dès la sortie de l’école, des qualités qui ne peuvent se résumer à la restitution sans recul de connaissances, fussent-elles vastes ») et ces qualités occupent des postes ! A la page 5, si le rapport avait été écrit en français correct, le texte aurait porté « car elles témoignent », et non pas « car témoignant d’une réflexion personnelle et d’une maturité certaine », ou, mieux, le verbe témoigner étant employé plus souvent à tort qu’à raison, « elles attestent une réflexion… ». Le sens du verbe assumer exige que le sujet soit un être humain, et non une chose. Dans « des corrections qui ont pleinement assumé de noter moins bien des copies complètes sur le plan des connaissances mais sans engagement personnel », en toute logique, ceux qui assument quelque chose, ce sont les correcteurs. L’unicité étant la propriété de ce qui est unique, elle s’applique à une réalité unique ou singulière (la pensée par exemple), et non à des réalités diverses, comme dans la phrase de la page 16 : « unanimité, qui manifeste par elle-même une certaine unicité de vues entre les candidats ». L’emploi de l’adjectif académique pour universitaire ou scolaire et celui du nom approche à la place de démarche ou de méthode sont des impropriétés. La langue française étant la langue de la République, il appartient à de hauts fonctionnaires d’éviter les anglicismes, du moins dans les rapports exigés par la loi et rendus publics. Lors des réunions préparatoires, les membres du jury ont harmonisé les critères de notation, notamment au sujet de l’orthographe (page 3) : pas de sévérité absolue dès lors que les fautes ne nuisaient pas gravement à la compréhension (page 6). On comprend, à la lecture du rapport, pourquoi les jurys de l’ENA tiennent pour peu significatives les fautes d’orthographe et de langue. Dans ces matières, ils dépassent les candidats. Le rapport faisant 55 pages, toutes écrites dans la même langue, je laisse à des lecteurs scrupuleux le soin de relever les autres fautes ou lacunes.

Passons à la pensée, telle qu’elle est exprimée dans ce rapport. C’est un feu d’artifice de bonne pensée, confite en dévotion, pleine d’onction, excessive dans sa prudence, comme si les rédacteurs avançaient dans un terrain miné et qu’il dussent donner des gages au monde entier et surtout aux innombrables inquisiteurs et autres commissaires politiques. D’abord la transparence. Certes, cette transparence est restreinte, puisqu’elle ne porte que sur « l’exposé de la méthode » (page 3), mais, comme elle est le seul horizon concevable de notre époque, elle a été ou aurait été une des préoccupations des jurys. Les membres des jurys ne stigmatisent personne et surtout ils prétendent « ne brider ni leur personnalité [celle des candidats], ni leur créativité, ni leur esprit critique ». Ce ne sont plus des fonctionnaires qui sont recrutés, mais des spécialistes de la libre expression, corporelle ou poétique, et du développement personnel. Les membres des jurys sont de belles âmes, unies par « des liens forts, faits d’estime réciproque et de confiance » (page 3). Ce fut, pour la présidente, en 2017 une nuit de la destinée. Elle a « vécu non seulement une mission passionnante [en bon français, on accomplit une mission] sur le plan professionnel, mais également une expérience humaine dense et riche », avec « approche collégiale et consensuelle de l’évaluation des candidats » (page 3), « esprit d’équipe, franchise des échanges et liberté de parole ». Ainsi, les jurys ont évalué « la capacité à proposer [précisons : verbalement ou sur le papier] des solutions innovantes…, l’esprit critique, le courage d’une certaine forme de prise de risque, l’aptitude à construire un raisonnement opérationnel ».

Voilà pour l’écrit, voici pour l’oral : « Une posture générale d’équité et de bienveillance à l’égard des candidats ». Laissons aux habiles de Pascal le soin de se gausser de l’emploi du nom posture, qui désignait jusqu’à ce jour les leçons de moraline assénées devant les caméras.

A la page 5 (« la culture générale est une notion contingente »), la culture générale n’est pas une notion et elle n’est pas contingente, à moins d’entendre cet adjectif comme l’oriflamme du relativisme, ce qui serait une absurdité : l’ENA forme de hauts fonctionnaires français, et non des sorciers baoulés ou bororos, qui sont tous, précisons-le, des êtres humains parfaitement estimables. Que les membres des jurys détestent la culture générale, c’est leur droit, mais il n’est pas nécessaire qu’ils le proclament haut et fort. Ce qu’ils écrivent atteste que la culture est la chose qui leur manque le plus. S’ils en avaient un peu, ils n’auraient pas assimilé la culture générale aux « têtes bien pleines » de Montaigne, la culture générale ayant pour but de former « des têtes bien faites ».

Les auteurs de ce rapport ont été « formés » [ou formatés lors de séances de redressement idéologique ?], entre autres compétences,  à « se mettre réellement dans une posture [la comédie ?] d’écoute attentive » et à « repérer les risques de discrimination ». Il n’est question que de respect, d’écoute, de non jugement, de questions ouvertes, de dialogue et de « préjugés qui peuvent non seulement nuire à l’équité mais également constituer des cas de discrimination ». A la page 4, il est écrit ceci : « Les membres des jurys des épreuves d’admission ont été formés, pendant une demi-journée, par un cabinet spécialisé dans le recrutement, à la lutte contre la discrimination et au respect de l’égalité de traitement entre les candidats ». Discriminer, en bon français, c’est distinguer, séparer, choisir, adopter des critères. Or, la raison d’être d’un concours de recrutement, fût-il celui de l’ENA, est de distinguer, de choisir, de séparer, en un mot de discriminer. Il est plaisant de constater que des fonctionnaires recruteurs de fonctionnaires sont aveugles au point de ne pas comprendre ce qu’ils font (c’est-à-dire discriminer), ni qu’ils ont été choisis, c’est-à-dire discriminés, pour accomplir cette tâche.

De cela se dégagent deux conclusions.

1° La grande presse, toute confite en dévotion anticonformiste, a été incapable de lire ce rapport et de comprendre ce qui y était écrit.

2° Les grands serviteurs de l’Etat ne savent plus ce qu’est un Etat, ni quelle est sa raison d’être. Ils l’assimilent à une espèce d’assoce conviviale à but vaguement social ou humanitaire.

Etienne Dolet