Hommage aux héros de Diên-Biên-Phu

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« Nous pouvons désormais agir sur un terrain propre, sans la moindre tache de colonialisme. Diên-Biên-Phu a été un bienfait caché … »
(Foster Dulles, porte-parole du gouvernement des USA, en novembre 1954).

Tous les 30 avril, la Légion étrangère fête le combat de Camerone (30 avril 1863) et, bien que n’ayant jamais servi à la Légion, je me fais un devoir de participer à la cérémonie et aux agapes qui suivent, soit avec mes camarades de l’AALE (1), soit au sein même des régiments de Légion.
Tous les 1er septembre, les « Coloniaux » – Marsouins et Bigors (1) – honorent leurs morts de la bataille de Bazeilles (31 août-1er septembre 1870) et il m’arrive aussi de fêter Bazeilles (en plus de la Saint Michel, saint patron des parachutistes) car j’ai servi chez les « Paras-colos ».

Camerone, Bazeilles, deux défaites cuisantes de nos armes, et pourtant elles résonnent dans nos cœurs comme des victoires tant elles magnifient le patriotisme, le don de soi, l’acte gratuit, le courage, le sens du devoir et de l’Honneur, avec un « H » majuscule.
Et chaque année, le 7 mai, j’ai une pensée pour un petit village thaï situé dans une « sinistre cuvette » du haut-Tonkin qui, du 13 mars au 7 mai 1954, a vu une garnison française se battre héroïquement – à un contre trois, puis à un contre dix – contre les troupes communistes du Vietminh.

Diên-Biên-Phu, c’est un peu le Camerone des Parachutistes (même si je n’oublie pas tous les autres combattants : cavaliers, artilleurs, tirailleurs algériens, légionnaires, aviateurs, pilotes de l’Aéronavale, supplétifs indigènes, etc.). J’ai écrit un livre sur cette bataille (3), en hommage à mon père, capitaine au GAP 2 (4) du colonel Pierre Langlais, le patron des paras de DBP.
Au début de ce livre, j’écris ceci : « De 1946 à 1954, notre corps expéditionnaire d’Indochine a mené des combats héroïques avec des moyens limités: une guerre de pauvres. Nos paras, en treillis dépareillés, avec un armement souvent disparate et vétuste, « félins et manœuvriers » comme l’exigeait Bigeard, se sont remarquablement battus… Ce conflit, achevé avec la défaite de Diên-Biên-Phu, nous a coûté entre 60 000 et 70 000 tués, trois fois plus que la guerre d’Algérie. Or, en dehors de trop rares auteurs, personne en France n’ose évoquer cette belle page de notre histoire. Nous ne devrions pourtant en ressentir aucune « repentance » mais une fierté ô combien légitime !

Le « Roi Jean » de Lattre de Tassigny n’a-t-il pas dit, au sujet de cette guerre, qu’elle était « Notre combat le plus juste depuis les croisades » ? Et ce combat, nous l’avons perdu !
Le temps passe et la camarde fait son œuvre ; un à un, les anciens d’Indochine, les survivants de l’enfer, quittent la scène, discrètement, et sans laisser de trace dans les manuels d’histoire.
De leur vivant ils étaient peu loquaces sur Diên-Biên-Phu ; trop de morts, trop de sang, trop de souffrance. Leur mémoire, volontairement sélective, n’a voulu conserver que les bons moments de leur carrière. Les mauvais resurgissent, parfois, les soirs de spleen, quand un ami disparaît …
La guerre d’Indochine a tué sept promotions de Saint-Cyriens. La génération de mon père a commencé la guerre – que l’on disait « drôle » à l’époque – en 1939. Elle a déposé les armes en 1962, après les funestes Accords d’Évian et l’indépendance de l’Algérie. Ces hommes ont été marqués par la mort, ils ont « flirté » avec elle. Elle en a pris beaucoup, mais en a épargné d’autres qu’elle a laissé « KO debout » pour qu’ils puissent témoigner, mais finalement, très peu ont accepté de témoigner. Par modestie, par pudeur, par respect pour leurs morts, ils ont préféré garder le silence.

Les soldats de Diên-Biên-Phu – officiers, sous-officiers et militaires du rang – ont choisi, délibérément pour la plupart, d’être des oubliés de l’histoire. La sortie du film « Diên-Biên-Phu » de Schoendoerffer a suscité chez eux des réactions étranges: indifférence, mécontentement, irritation, indignation parfois. Pierre Schoendoerffer, qui a vécu la bataille comme cinéaste aux armées, a cru utile de témoigner, et malgré les critiques, je pense sincèrement qu’il a eu raison.
Les Américains ont produit « Apocalypse Now », « Platoon » et quelques autres films à la gloire de la puissante Amérique (3), pour raconter, magnifier, enjoliver, une guerre perdue malgré des moyens matériels et logistiques énormes. Avec le temps, l’Amérique a exorcisé sa guerre au Vietnam.

À coups de films de propagande à gros budget, elle a tiré un trait sur ses bombardements massifs, à l’aveugle, sur des populations civiles, son napalm, son défoliant (l’« agent orange » qui continue encore aujourd’hui à faire des victimes, presque un demi-siècle après la fin du conflit).
Elle refuse de reconnaître que, pendant 20 ans, le pire ennemi de ses « boys » n’était pas le combattant vietminh mais la drogue, la crasse, l’indiscipline et les maladies vénériennes attrapées dans les bordels de Saïgon. L’Amérique, qui a tout fait pour nous chasser d’Indochine, a mené une guerre de riches, et elle l’a lamentablement perdue (comme toutes les autres depuis).
En « Indo » – notre Vietnam à nous – la France a mené une guerre de gueux pour une cause qu’elle croyait juste. C’est une bonne chose qu’on en parle… qu’on en parle enfin !

Le bilan de la bataille de Diên-Biên-Phu est édifiant : du côté français (hors supplétifs), nous avons perdu 7184 hommes (4436 blessés). Parmi ces pertes : 214 officiers et 840 sous-officiers.
Le général Giap, qui a tendance à minorer les pertes de son « armée populaire » déclarait à Jules Roy que nos troupes lui avaient infligé 30 000 morts. La réalité doit être du double, sinon plus !
À Diên-Biên-Phu, durant les 56 jours de combat, la densité d’obus au mètre carré a été deux fois supérieure à celle des pires heures de la bataille de Verdun, et il n’y avait pas de « voie sacrée » pour envoyer des renforts, livrer des vivres et des munitions (6), ou évacuer les blessés.

Le 7 mai 1954, faute de munitions, la garnison de Diên-Biên-Phu déposait les armes, sans se rendre, sans drapeau blanc. Le lieutenant Allaire, du 6ème BPC (7), exigea même une note écrite de Bigeard avant d’accepter de cesser le feu et de détruire ses armes.

Ensuite, les prisonniers de Diên-Biên-Phu allaient connaître l’enfer : une longue marche de plus de 700 kilomètres vers les camps-mouroirs viets. 11 721 hommes ont été capturés à Diên-Biên-Phu. Quelques mois plus tard, le Vietminh en rendait… 3290 dont beaucoup à l’état de cadavre.
Mon père, arrivé à Diên-Biên-Phu le 2 janvier 1954, est rentré de captivité pesant… 39 kilos.
8431 soldats français sont morts en captivité (durant la longue marche ou dans les camps).
C’est, toute proportion gardée, un taux de mortalité très supérieur à celui des camps de concentration nazis. À leur retour en France, nos soldats n’ont eu droit qu’aux insultes du quotidien communiste « l’Humanité » et à l’indifférence voire le mépris des civils. Cette guerre ne concernait pas les appelés du contingent, elle n’intéressait donc personne en dehors des familles de soldats du « Corps Expéditionnaire Français d’Extrême-Orient » (CEFEO). Pour eux, pas de « cellules de soutien psychologique », pas d’articles dans la presse pour vanter leur courage et leur sacrifice, pas (ou peu) de reconnaissance d’une nation qui, vivant de mieux en mieux, voulait oublier l’Indochine.

Pourquoi la guerre d’Indochine ne fait-elle pas partie de notre « roman national » ? Pourquoi n’en parle-t-on jamais aux enfants des écoles, collèges et lycées ? Pourquoi n’apprend-t-on pas aux petits Français qu’en 1954, dans un coin perdu d’Extrême-Orient, à 10 000 kilomètres de la Mère-Patrie, quelques braves livrèrent un dernier combat héroïque, un combat perdu d’avance, un baroud d’honneur, pour la défense de nos valeurs, celles de l’Occident chrétien contre le communisme ?

Contraints d’abandonner leurs supplétifs et leurs familles en quittant l’Indochine, beaucoup d’entre eux franchiront le Rubicon, le 21 avril 1961, pour ne pas livrer les populations musulmanes amies aux égorgeurs du FLN et tenter de sauver l’Algérie française. Mais ceci est une autre histoire : une belle histoire qu’il faudrait enseigner à nos enfants, honnêtement, loyalement, sans passions partisanes, pour qu’ils arrêtent cette culpabilisation idiote et injuste qu’on appelle « repentance » et qu’ils soient fiers du passé de leur pays et des combats menés par leurs aînés.

Récemment, la fille de « Bob » Caillaud – officier para et légionnaire de légende, qui était capitaine à Diên-Biên-Phu avec mon père (8) – m’a offert un livre remarquable intitulé « Le Dieu blanc est mort à Diên-Biên-Phu » (9). Le constat de l’auteur est sévère, lucide et sans appel : la suprématie de l’Occidental s’est effondrée après notre défaite en Indochine. Cette guerre n’a servi strictement à rien sinon à faire tuer des milliers de gens – militaires et civils – dans les deux camps et à dévaloriser définitivement le « Dieu blanc » aux yeux de ses anciens colonisés.
On a oublié que le 2 septembre 1946, Hô-Chi-Minh avait proclamé, à Hanoï, la « République démocratique du Viêt-Nam ». Le 6 mars 1946, Jean Sainteny et Hô-Chi-Minh avaient signé une convention, dictée par l’amiral Thierry d’Argenlieu, en plein accord avec le général Leclerc.

C’est grâce aux négociations avec Hô-Chi-Minh, que nos troupes ont pu débarquer au port d’ Haïphong puis entrer dans Hanoï – sous la conduite du général Leclerc – sans tirer un coup de feu. Leclerc alla jusqu’à recommander à la France d’utiliser le mot « indépendance » (« Doc Lap »).
En juillet 1946, le général Leclerc rentrait en France et faisait un diagnostic clair et précis sur la situation en Indochine : « J’ai recommandé au gouvernement la reconnaissance de l’État du Viêt- Nam, il n’y a pas d’autre solution. Il ne peut être question de reconquérir le Nord par les armes, nous n’en avons pas, et nous n’en aurons jamais les moyens…Ici l’insuccès est certain… Il faut garder le Viêt-Nam dans l’Union française, même s’il faut parler d’indépendance. À Fontainebleau doit être trouvée une solution garantissant à la France le maintien de ses intérêts économiques et culturels… étant entendu que Hô-Chi-Minh persistera à vouloir se débarrasser de nous… Pour cela, tendez la corde, tirez dessus… mais surtout qu’elle ne casse jamais !… Il nous faut la paix ! »

Dans son discours du 14 août 1945, De Gaulle déclarait vouloir « rétablir la souveraineté de la France dans tous les territoires de l’Union indochinoise », (c’est-à-dire le Cambodge, le Laos, la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin). Plus tard, dans ses « Mémoires d’espoir – Le renouveau », De Gaulle écrira : « J’ai donné l’ordre à d’Argenlieu et à Leclerc, que j’envoyais en Indochine avec des forces considérables (10), l’instruction de s’établir seulement dans le Sud, et à moins que j’en donne l’ordre, de ne pas aller au Nord, où gouvernait déjà Hô-Chi-Minh. » Or on ne trouve absolument aucune trace de telles instructions dans les documents d’archives disponibles concernant la période du 15 août 1945 au 20 janvier 1946, jour où De Gaulle a quitté le gouvernement. En revanche, le 31 octobre 1945, Leclerc montrait à Salan une lettre de De Gaulle, datée du 25 septembre, qui disait :
« Votre mission est de rétablir la souveraineté française à Hanoï et je m’étonne que vous ne soyez pas encore là-bas. ». Ceci a été confirmé par le général Buis (commandant à l’époque) qui, lors d’une visite à De Gaulle en avril 1946, s’est entendu dire par ce dernier : « Pourquoi a-t-on attendu le 5 mars de cette année pour débarquer au Tonkin ? Il est inadmissible d’avoir attendu si tard pour le faire ». Les dessous de l’histoire sont passionnants et pleins de surprises, car ceux qui écrivent leur histoire s’autorisent souvent quelques libertés avec la vérité ; ainsi s’écrit l’histoire officielle.

J’ai eu la chance – car s’en est une – de connaître beaucoup d’anciens de Diên-Biên-Phu, au sein d’associations paras et/ou de Légion étrangère, dont le général Langlais, le général Caillaud, le colonel Allaire et tant d’autres moins connus. J’éprouve pour ces gens-là un respect total et je pense à eux, ainsi qu’à mon père, tous les 7 mai. In memoriam !

Éric de Verdelhan

1)- AALE : Amicale des Anciens de la Légion étrangère
2)- « Marsouin », soldat de l’infanterie de marine (ex infanterie coloniale), « Bigor », soldat de l’artillerie de marine.
3)- « Au capitaine de Diên-Biên-Phu » publié en 2011, chez SRE-éditions.
4)- GAP : Groupement Aéro-Porté N°2. De nos jours on écrit « aéroporté » en un seul mot.
5)- Et ne parlons pas des pseudos exploits ridicules de « Rambo 1, 2 , 3 … ».
6)- Parachutées, vivres et munitions atterrissaient souvent chez les Viets.
7)- 6ème Bataillon de Parachutistes Coloniaux, le fameux « Bataillon-Bigeard ».
8)- Le général Robert Caillaud a eu le privilège et l’honneur de porter la main du capitaine Danjou sur la « voie sacrée » à Aubagne lors de la célébration de Camerone. La dernière promo de l’ESM de Saint-Cyr-Coëtquidan portera le nom de « Promotion général Caillaud ».
9)- « Le Dieu blanc est mort à Diên-Biên-Phu » de Jean-Luc Ancely ; Le Cri ; 2019.
10)- Ce qui est pour le moins exagéré !