Il y a deux ans, j’étais de passage en France, venant de Hongrie…

Le jour de la Toussaint, je me suis rendu à Saint-Soupplets et dans les villages avoisinants, au nord-ouest de l’aéroport de Roissy. Originaires de cette commune et habitant dans le village voisin, à Vinantes, mes amis m’ont appris que leurs parents avaient l’habitude, pendant l’entre-deux-guerres, de fréquenter une certaine famille Károlyi, dont le château se trouve, encore de nos jours, au milieu de la commune. En revanche, ils n’ont aucune nouvelle des descendants de l’ancien maître du lieu. Mon ami, André Laporte, m’a montré la tombe des Károlyi, qui est bien entretenue. Sa cousine, Madame Stienne, m’a retenu à déjeuner et s’est remémoré des anecdotes relatives au maître du château, entendues de ses parents. En général, les descendants conservent de l’attachement envers le monde paysan de leurs ancêtres, un monde où le passé est chose vivante, et ils souhaitent en connaître tous les aspects, même s’ils ne peuvent rien y changer. Les choses ne sont pas différentes chez nous, en Transylvanie.
– Conformément à son nom, il devait être hongrois, et vous l’êtes aussi, m’a dit mon ami. Pourriez-vous nous aider à trouver des informations sur cette famille? – Notre ambassadeur à Paris s’appelle également Károlyi, ai-je répondu, je vais lui écrire pour avoir des renseignements.
– Il ne répondra pas, il ne lira même pas votre mot, a dit mon hôte, Madame Stienne, en faisant un geste résigné. Français ou pas, celui qui habite à Paris ne connaît pas et ne souhaite pas non plus connaître la province, qu’il méprise d’ailleurs.

Madame Stienne avait raison. Une fois rentré, j’ai écrit en vain, en son nom et en celui de mon ami André Laporte, une lettre de demande de renseignements, à laquelle je n’eus même pas, en guise de réponse, un bref «niet ». Chère Madame Stienne, je vous demande pardon, je ne pourrai éveiller l’intérêt de l’ambassade de Hongrie à Paris que lorsque je serai devenu à mon tour un « nigaud de milliardaire ». Les chauves-souris internationalistes qui planent au-dessus des frontières des nations, l’élite «m’as-tu-vu» des aéroports atlantistes, les magnats «Gepetto» constructeurs de «Pinocchios » politiciens s’amusent en regardant de haut les «fourmis » humaines courir dans tous les sens. Celles-ci toutefois entendent trop bien le bruit des avions décollant de Roissy et l’arrogance des voyageurs de première classe, et crient vengeance, en communion avec tous ceux qui dorment dans les tombes françaises. Au bistrot, le descendant d’un agriculteur local m’a confié en grognant que le site de l’aéroport était la meilleure terre des alentours.

J’ai partagé cette histoire personnelle, parce que de nombreux journalistes parisiens font leur mea culpa en disant qu’ils n’ont pas prévu la colère de la province, de ceux qu’un des journalistes de Budapest a appelé les «Blancs périphériques ». Les visiteurs étrangers n’ont pas besoin d’une sensibilité très affinée pour remarquer cette colère sourde face à l’élite économique, politique et médiatique au pouvoir, ils n’ont qu’à échanger quelques mots avec les habitants locaux au “Bistrot de Flandre” aux alentours de la gare de Compiègne, ou au restaurant “Au Pot d’Étain”, situé sur la grand place de Crépy-en-Valois.

Daniel Schneidermann a déclaré, à l’émission de Frédéric Taddeï (“Interdit d’interdire”) sur la chaîne RT (Russia Today), qu’il ne s’était pas douté que les restrictions imposées par le gouvernement aboutiraient à la colère des Gilets jaunes. Je ne conteste pas la sincérité de ce témoignage et des déclarations similaires, toujours est-il qu’ils sont stupéfiants. Les dames et les messieurs affligés des médias auraient dû savoir que les lignes de bus locales ont en grande partie cessé d’exister dans la province française, que de nombreuses lignes secondaires ont été supprimées et que le prix de l’essence n’a cessé d’augmenter. Tout le monde est obligé de prendre sa voiture pour se rendre à son lieu de travail, souvent éloigné.

De surcroît, Macron et compagnie ont limité la vitesse à 80 km/h sur les routes de province, afin que les personnes concernées soient en retard à leur travail (quand elles en ont un) dans un cadre “humanitaire” et écologique. Avec mon ami André, nous avons parcouru l’Oise en long et en large, et parfois, sur dix kilomètres, nous ne rencontrions aucune voiture. Sur le plateau de Pierrefonds, nous avons roulé sur une route vide à perte de vue, où nous avons tout de même été obligés de ne pas dépasser 80 km/h. Les journalistes préposés aux actualités n’ont-ils pas remarqué qu’à de nombreux endroits, au mois d’août dernier, les radars avaient été cassés, notamment par des femmes pressées de se rendre chez leurs parents malades cinq villages plus loin? Et en janvier, les manifestations des motards en colère n’avaient-elles pas piqué leur curiosité?

Les bourgeois bohèmes installés dans les arrondissements chics au centre de Paris se font servir par une main-d’œuvre originaire du tiers-monde, tandis qu’une classe moyenne en voie de déclassement se voit forcée de quitter son arrondissement à cause de l’augmentation des prix de l’immobilier et des violences perpétrées par ceux qui jurent sur Allah. Les «bobos » se moquent de la province considérée comme une « sphère réactionnaire» et ils croient que ses habitants vont rapidement disparaître du monde, comme les paysans avant la chute du Mur. Dans les médias, la province n’a jamais la parole et elle est bien moins libre que la province italienne ou allemande – bien que le journaliste allemand Udo Ulfkotte ait beaucoup évoqué la nature vénale de cette liberté et de l’enthousiasme entourant l’industrie de la migration.

Ces journalistes, ne lisent-ils rien? Voici une publication parmi plusieurs autres. Paru au mois de septembre 2018, le livre de Laurent Mauduit, intitulé “La Caste : Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir” (Paris, La Découverte), souligne que la victoire de Macron fut un jour de deuil pour la fonction publique française. La protection de l’intérêt public relève de la compétence des fonctionnaires. Dans l’ancien système, plus normal, une muraille séparait l’intérêt public et l’intérêt privé. En s’adaptant aux exigences des entreprises multinationales, la politique néolibérale a méthodiquement détruit cette muraille.

La nation française a été créée par l’État, c’est pourquoi les attentes sont plus grandes envers lui que dans d’autres pays occidentaux. Parmi les fonctionnaires de haut rang diplômés de l’ENA, nombreux sont ceux qui sont dévoués au bien public. Puis vinrent la politique économique néolibérale, les contraintes de Bruxelles, l’imitation des États-Unis. Au cours des dernières décennies, le fardeau du surmoi «Dieu, famille, patrie» a été évacué, et le service public a été miné par le cancer de l’intérêt privé. Avec Macron, les métastases se sont propagées de l’économie à la politique. Les super-riches du CAC 40 (le principal indice boursier de la place de Paris), qui constituent une couche additionnelle et maintenant dominante de fonctionnaires de l’État, cette intelligentsia initiée, fermée et peu nombreuse, passent d’une banque à l’autre, comme les migrants à travers les frontières.

Jusqu’en 2017, les conseillers du président s’étaient contentés d’un rôle d’éminence grise, bien que leur influence sur la politique française fût majeure. Dans une situation de concurrence continue, dans la guerre mondiale économique, le respect des règles formelles de la démocratie les entravait : ces règles exigeaient des concertations ennuyeuses, comme par exemple la consultation de syndicats pour les projets de loi ou de longs mois de débats parlementaires, voire l’obligation d’un référendum dont le résultat risquait de ne pas leur être favorable. En voyant la niaiserie présidentielle croître, du général souverain de Gaulle jusqu’à Hollande, ainsi que l’abnégation et la reconnaissance des hommes politiques s’adaptant toujours davantage à leurs attentes, ils se sont montrés audacieux. «Avec des fifres, des tambours et des violons » , ils ont catapulté au pouvoir leur élève le plus docile qui a raccourci par des décrets l’écart qui les menait au pouvoir. En vingt ans, une oligarchie désireuse de protéger ses intérêts s’est formée, avec, à son sommet, l’Inspection générale des Finances. Cette caste a installé des gens qui lui sont dévoués dans les postes où se prennent les décisions politiques et aucune alternative n’existe à leur idéologie néolibérale. La société est emprisonnée dans un État bloqué, comme chez nous à l’époque du communisme.

Cependant, les manifestations des Gilets jaunes n’ont pas cessé, bien que leur nombre ait diminué. Le 25 décembre 2018, quelque deux mille personnes ont défilé en réclamant le départ de Macron. Étant donné que depuis des jours, on annonçait leur intention d’aller à Versailles, Christophe Castaner, le ministre de l’Intérieur, y a regroupé la plupart de ses forces. Les manifestants, qui ne manquent pas d’humour, ont alors choisi de se rassembler à Montmartre, d’où ils se sont mis en marche vers les Champs-Élysées. Ceux qui sont restés devant leur téléviseur ont pu voir l’intervention brutale de la police et aussi à quel point, en France comme partout ailleurs en Occident, la dictature de la bien-pensance fait toujours référence aux Droits de l’Homme. La justice traite les vandales originaires du tiers-monde avec ménagement, le tribunal relâche la plupart des personnes arrêtées, tandis que les forces de l’ordre se comportent d’une manière brutale envers leurs compatriotes. Dans tous les médias, on répète que la province est réactionnaire, arriérée, peuplée de zombies.

C’est pendant mon séjour en France que Jair Bolsonaro a été élu président du Brésil. Le matin, à midi, le soir, sur pratiquement chaque chaîne française, j’ai entendu dire qu’après Poutine, Erdoğan, Salvini et Orbán, un nouveau populiste avait mis la démocratie en péril. Je conseillerais plutôt de se repentir à ceux qui ont mis au pouvoir un jeune homme certainement sympathique dans sa vie privée, talentueux dans sa profession, mais qui se comporte comme un gamin en politique. Le philosophe Luc Ferry, ministre de l’Éducation pendant la présidence de Chirac, a déclaré que ce choix, «on va le payer cher».

Béla Király

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3 Commentaires

  1. Ce que vous écrivez au début de cet excellent article fait penser à une bouteille jetée à la mer. Je vais en jeter une autre à votre intention : dans mon livre “Citoyens ce roman est le vôtre”, je parle d’un camarade de classe nommé Béla Guttmann, venu de Hongrie après la triste année 1956. J’aurais aimé retrouve sa trace. Sur Internet, il a un homonyme, champion de foot, mais je ne trouve pas d’autre Béla Guttmann. Connaîtriez-vous quelqu’un portant ce nom et ayant environ 70 ans ? Cette requête peut paraître inutile ou vaine, mais sait-on jamais…

  2. Effectivement nous le payons cher et ce n’est pas fini… Il faut qu’en 2022 un homme aimant son pays soit élu, sinon nous ne nous relèverons pas.

  3. “Le philosophe Luc Ferry, ministre de l’Éducation pendant la présidence de Chirac, a déclaré que ce choix, «on va le payer cher».”
    Ce qui ne l’a pas empêché de dire qu’il fallait envoyer l’armée en réponse aux manifestations des Gilets Jaunes…

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