Je n’ai pas raté le dernier film de Polanski sur l’affaire Dreyfus

Je n’ai bien sûr pas raté le dernier film de Roman Polanski sur l’extraordinaire affaire Dreyfus, sa genèse, et sa catastrophique gestion par la France de l’époque. Son absence de règlement définitivement satisfaisant, et ce qu’elle révèle de l’âme française de l’époque. Et surtout, j’ajoute à titre très personnel, ce qu’il nous faut expressément en conserver aujourd’hui.

Le cinéphile que je suis espère ardemment que le plus grand nombre de mes contemporains ait pu le voir, tant ce qu’il nous montre de la France d’hier peut nous faire mieux comprendre la France d’aujourd’hui. Film original construit sur une approche faussement secondaire mais génialement choisie, et remarquablement scénarisé. Pas un temps mort, et aucune longueur grâce à un montage vif et prenant. Un véritable reportage sur le vif…

À un bémol près : bien que cela soit montré à l’écran, il n’y a jamais eu en France et à cette époque d’autodafé antisémite de livres, ni d’attaques de boutiques tenues par des Français juifs. Cela fut le fait de l’Allemagne nazie, mais aussi antérieurement lors de pogroms en Europe centrale ou en Russie, ou Union soviétique stalinienne. La rigueur historique commande de le souligner… Polanski retrouvant là, pour tenter de les exorciser, les démons mémoriels de son lieu de naissance.

À cette facilité près, son film est un véritable cri, un implacable et parfait réquisitoire contre l’injustice et le scandale, et contre la machine à broyer d’une exécrable raison d’État que tous les principes de la plus élémentaire humanité ne purent stopper.

Mais comme je viens de l’écrire, ce film apparaît surtout comme un remarquable outil d’histoire. Une véritable démonstration – et venant de Polanski, démonstration peut-être involontaire, car elle n’a été soulignée nulle part – sur ce dont est capable l’État d’une nation-patrie quand il s’agit, selon le pouvoir du moment, de sauvegarder le ciment qui lie entre elles ces trois notions sans lesquelles il ne reste plus que la tribu primitive ou le chaos… Et – ce qui fut négligé – au prix du pire des crimes.

Principale leçon : loin, bien loin des âges dits obscurs, du vaste Moyen Âge, leurs poussées de violence et leur prétendu obscurantisme, il s’est trouvé en un pays supposé de grande civilisation, et paraît-il « Patrie des Droits de l’homme », des hommes de pouvoir capables, en toute conscience, de traquer puis de sacrifier un innocent, simplement parce qu’il leur fallait un coupable à livrer ; un peu à l’opinion publique, mais surtout à eux-mêmes. Et à leurs principes déviants, et esclaves de la raison d’État et de ses vertus sanguinaires…

Il faut bien le reconnaître, ces gens-là (comme dit Jacques Brel) eurent beaucoup de chance. Sans avoir besoin de longtemps chercher, ils trouvèrent sous leurs griffes le capitaine Alfred Dreyfus. Ils ne pouvaient espérer mieux.
Celui-ci étant le coupable idéal car réunissant toutes les “qualités” nécessaires. Politiquement et socialement. D’abord de rang suffisamment élevé, mais aussi personnage plutôt antipathique, guindé, hautain, maladroit jusque dans la gestion de ses propres intérêts, sans amis hors sa famille. Définitivement incapable de susciter la moindre once d’empathie, et crime suprême, juif, ne l’oublions pas.
Le Juif, personnification à l’époque de l’être méprisable, l’étranger éternel, le suspect permanent, le traître de principe. Le coupable définitif (*)… Nous savons ce qui sera fait quarante années plus tard de ce monstrueux assemblage.

Jamais Esterhazi, le véritable traître, ne sera, lui, véritablement et publiquement reconnu comme tel : unique et véritable auteur de ce crime de haute trahison. Lui, coupable pourtant, contre Dreyfus pourtant innocent. Simplement parce que, comme je l’ai souligné, ce dernier remplissait trop parfaitement les conditions d’être du nécessaire “bouc émissaire”. Et puis, Ferdinand Walsin Esterhazi n’était-il pas “sympathique”, rempli de petits défauts tellement humains et si répandus, et membre d’une bourgeoisie honorable, et à l’insoupçonnable lignée ?…

Le bouc émissaire. Le choix sémantique n’est pas neutre. Le bouc n’étant pas la personnalisation même du Diable et de ses maléfices ? Notion longuement analysée par l’anthropologue et philosophe René Girard (1923-2015), dans Le bouc émissaire (1982), et qui démontre que : …[« Les sociétés ne se maintiennent qu’en rejetant la responsabilité de leurs fautes sur une personne ou un groupe. Il s’agit là véritablement d’une question de survie »]…,  et le même précisera plus tard …[« La foule tend toujours à la persécution, car les causes naturelles de ce qui l’atteint et la transforme en turba, ne peuvent l’intéresser]… [ni la concerner]…

Pour tenter de mieux comprendre de l’intérieur la machine infernale de l’Affaire Dreyfus, et surtout sa logique dégénérée, il nous faut nous pencher sur la France de l’époque 1890/1905. Et il nous faut préalablement tenter de comprendre qui étaient “ces gens-là”…

Essentiellement de haut-gradés d’état-major. Pas des moindres ; officiers supérieurs et officiers généraux, lourdement décorés, tous ministrables. Ne nous y trompons pas, outre celle évidente de l’autorité militaire, ils constituent la véritable caste du pouvoir.
Comment ? direz-vous ! Quid alors de l’autorité civile ? Quid de Casimir-Perier et de Félix Faure ? Mais quand on parcourt la courte carrière politique au sommet de l’institution de ces deux parfaits représentants de la faiblesse citoyenne, on comprend mieux où se situait le cœur véritable de l’État, de sa légitimité et de sa puissance.

Sans perdre de vue l’atmosphère de scandale qui de façon récurrente étouffe le pays. Notamment celui, financier, énorme, de Panama qui vient d’éclabousser et salir une bonne part du monde politique de l’époque, et fait s’effondrer les derniers pans de son honneur.

Que restait-il de propre ? L’Armée. Tout simplement, et dans son éclatante visibilité du ministère de la Guerre. De loin, le plus important de l’époque parmi tous les autres. Le plus populaire aussi. À ce tournant de siècle, il existe entre l’armée française et le peuple français, le lien d’une dévotion qui a fait de ce corps une institution infaillible.
Et malgré la défaite de 1870 qui fut l’humiliation guerrière suprême, une véritable débâcle avant l’heure, l’armée française est demeurée la seule structure de référence qui n’ait pas perdu sa dignité.

Même si cela nous est objectivement impossible, il faut tenter d’imaginer l’atmosphère de cette époque. Au moment où éclate l’affaire, cette humiliation militaire subie par la France date de vingt-cinq ans. Vaincue et localement occupée durant trois années par ses pires ennemis. Rançonnée et surtout amputée d’une part de son territoire. L’Alsace-Lorraine a été arrachée à la chair vive de la patrie. Et cette plaie ne cesse de saigner depuis cette époque.
Imagine-t-on ce que peut représenter une telle épreuve pour un patriote ? La perte définitive d’un territoire reconnu comme national ? C’est là un insurmontable coup de poignard.

D’un tel drame et de ses conséquences, la patrie et l’Armée en sortiront humiliées. Sur la honte d’une déroute scellée en six mois et quelques jours de combat, sera proclamée l’Empire allemand, à Versailles… ! Défaite amplifiée encore par la courte guerre civile que fut l’insurrection de La Commune. L’Armée a retiré de cette succession d’infamies un désir de revanche qui frise à la psychose de la vengeance. Cette volonté obsessionnelle devint sans qu’elle l’ait prévue la clé de son rachat. Elle fut en cela portée et même précédée par l’opinion publique, au minimum pour la question de l’Alsace-Lorraine. C’est ainsi que se prépare l’hécatombe de 14/18.

Pour l’heure ses pouvoirs affectif et effectif sont immenses. Presque égaux à ceux obtenus d’une victoire. La confiance qu’elle inspire aux civils, absolue. Elle devient de fait la seule autorité reconnue et respectée. L’âme de la Nation n’est pourtant pas militariste, sans le savoir elle s’est militarisée dans le mauvais sens du terme. Ce qui est pire…

Ainsi quand l’Autorité militaire suprême marque Dreyfus du sceau de la culpabilité, et il ne faut se faire aucune illusion, elle est aveuglément suivie par l’opinion populaire, et une bonne part du monde intellectuel de l’époque. Sans oublier la majorité de la presse. Bien plus qu’une vague, c’est un raz-de-marée.

Une mécanique infernale se met alors progressivement en marche : corrélativement à la culpabilité absolue chez l’autre, émerge ainsi dans l’âme publique une terrible notion, celle de l’innocence malgré tout : le peuple français devenant par définition préalable, sain, droit et irréprochable, cette honte collective et supplémentaire ne peut plus le concerner. Trop, c’était trop. L’affaire dite Dreyfus ne saurait l’impliquer. La violence de cette pulsion de rejet et sa généralisation vont instantanément prendre la forme d’une pathologie collective.

Car si la France et son peuple ne sont pas coupables de cette succession de catastrophes déshonorantes, il reste donc à inventer enfin ceux ou celui qui devra remplir ce rôle, devenir le bouc émissaire dont le pays a besoin, et afin de le sacrifier sur l’autel expiatoire de l’unité et de la communion nationales.
N’étant pas d’entre nous, le coupable sera donc forcément d’ailleurs. CQFD…

Je ne crois pas, hélas, que cette pathologie ait disparu de l’âme française. En cherchant bien, et avec un zeste de mauvais esprit, elle semble réapparaître dans les grands événements tragiques que le pays a traversés depuis l’affaire Dreyfus. Toujours le même leitmotiv, si l’État peut l’être parfois, la Nation ne peut être coupable. Trahie, trompée, oui, mais jamais coupable.

Il faut insister : cette fonction expiatoire ne peut donc être remplie que par un élément “extérieur”, étranger si possible au corpus national dans sa perception la plus étroite (cf. René Girard). En 1895, ce sera Alfred Dreyfus. Que l’on ne s’y trompe pas, on retrouvera cette notion d’élément étranger ou extérieur dans tous les grands drames que le pays traversera ensuite. Jusqu’à de nos jours.

Mais cette vision des choses, ce vertige portant à se construire un monde sans taches et qui lave plus blanc, cette symptomatologie qui se caractérise par la perte du contact avec la réalité porte le terrible nom de schizophrénie… Cliniquement décrite par le psychiatre zurichois Eugen Bleuler, et seulement en 1911. Notons que cette pathologie n’est pas identifiée comme telle quand éclate l’affaire.

Cette atteinte du psychisme, individuelle par définition, peut-elle être aussi politico-sociale et collective ? Existe-t-il une psychiatrie qui puisse décrire la “folie” collective des peuples ? Et nous éclairer sur les conséquences de ce déséquilibre ?
Ce sont là questions sans réponse. Mais questions d’actualité tout de même, car peu de choses séparent la France d’hier de celle d’aujourd’hui. Et de celle d’un passé pour nous récent… Peu, et même rien.

La psychiatrie comportementale s’appuie sur des règles précises, qu’elle concerne un individu ou une collectivité aussi importante soit-elle. La principale est claire : lorsque les conditions se renouvellent, le syndrome doit réapparaître. Inévitablement. C’est là le principe de rechute, et porte le nom plus précis de réplique.

Pour illustrer ce propos avec un sujet point trop violemment polémique, il est possible de se demander, sur un exemple pris entre mille, pourquoi le pays ne parvient pas à admettre sa responsabilité directe dans le naufrage de son système d’enseignement… (Voir en cela le dernier opus d’Alain Finkielkraut  À la première personne)

Sur ce qui précède, on peut en douter. Car le procès permanent qui en est instruit est identique à celui qui constitua l’Affaire Dreyfus. On peut même utiliser le vocabulaire de l’époque : après les avoir choisis, les nouveaux antidreyfusards exhibent les coupables qu’ils ont sélectionnés. Facile, ils sont parfaits, avec des façons et des têtes de coupables et, grâce au Ciel, ils n’appartiennent pas à la tribu des bien-pensants. La Nation n’a plus qu’à ostraciser et bannir.

Tandis que les nouveaux dreyfusards, qu’une immense majorité se refuse obstinément à écouter, nous tendent des miroirs que nous repoussons, car ce que l’on y aperçoit nous remplit d’épouvante. Mais tout cela reste bénin ; il est si bon de se construire un monde-mirage même quand celui-ci euthanasie le réel. Et pour l’heure ce débat qui concerne “seulement” le futur…

Dans le passé, la guerre d’Indochine en inaugura une série d’autres ; les inévitables conflits coloniaux ayant été traités comme autant d’Affaires Dreyfus jamais abouties. Le dernier, le plus dramatique, en fut un modèle éclatant. “Résolu” à sa façon par un général qui n’en n’avait pas oublié les règles immuables de manipulation de l’opinion. Et qui sut remarquablement les conduire et les utiliser.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’Algérie elle-même, celle d’après 1962, n’a pas échappé à ce destin. Après s’être construite comme une caricaturale et gigantesque “affaire Dreyfus” mémorielle, les antidreyfusards, caste de généraux maîtres de l’État, non contents d’avoir lobotomisé le peuple et privé la nation de la réalité objective de son histoire, se sont appropriés une riche patrie comme autant de modernes satrapes.

C’est ainsi que l’on doit réaliser que l’expression “capitaine Dreyfus”, devenue nom de principe de l’homme intègre n’ayant eu que le tort d’être au mauvais endroit au mauvais moment, est désormais éternelle, et que ses avatars peuvent être croisés presque partout en France. Individu ou groupe. Ses ennemis sont omniprésents, toujours prêts à surgir et à maudire.
Ses amis inaudibles, quand ils existent, poursuivant une lutte inlassable que le mythe de Sisyphe ne désavouerait point.
Il n’est pas un trimestre, pas un débat national, un conflit, où ne se manifeste désormais cette pathologie politique et sociale diagnostiquée tout à l’heure.

Peut-on en déduire que le pays est malade ? Ne serait-ce pas plutôt un moindre mal et un moyen nécessaire à sa survie ? Les territoires de l’absurde se perdent bien loin derrière l’horizon…

Dernière leçon, la plus implacable peut-être : de ce syndrome redoutable se dégage une terrible loi. Le bouc émissaire ne peut rien pour lui-même. René Girard le confirme dans ses analyses. Il aura beau se défendre, plaider sa cause, s’expliquer, il ne fera qu’alourdir sa culpabilité, la démontrer, même. Pour qu’ensuite elle puisse être gravée dans les livres d’histoire.
Il ne possède pas les moyens de sa rédemption.

Alfred Dreyfus a eu beaucoup de chance. Sa descente aux enfers a croisé la route et les principes d’un colonel Marie-Georges Picquart et le courage d’un certain Émile Édouard Charles Antoine Zola. Son cas est pour l’heure historiquement unique. Disparus, de tels hommes exceptionnels ne doivent pas être remplacés : l’Histoire n’a que faire des justiciers.
Les antidreyfusards pervers, persécuteurs et falsificateurs, ont le champ libre.

Gérard Rosenzweig

(*) Hommage au second chapitre de À la première personne d’Alain Finkielkraut