La deuxième déchéance volontaire du christianisme

cure-imamOn parle volontiers de la dhimmitude comme d’un régime imposé aux autres croyants par l’islam conquérant. Et c’est assez vrai. Mais historiquement, cela a plutôt revêtu, d’abord, la forme d’une soumission volontaire, surtout des chrétiens. Et l’histoire, c’est bien connu, tend à se répéter.

La dhimmitude est fondée d’abord sur le verset 9.29 du coran: «Faites la guerre [arabe: qatiloo] à ceux qui ne croient ni en Dieu ni au Jour dernier, ceux qui ne s’interdisent pas ce que Dieu et Son Prophète ont déclaré interdit, ceux qui, parmi les gens d’Écriture, ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils versent directement la capitation (arabe: jizya) en toute humilité!»

Ensuite, le hadith et la sira (la biographie du prophète) vont donner des exemples et des indices permettant de préciser ce régime et cet impôt, la jizya, introduit par le coran. Mais les règles d’application les plus problématiques sont absentes des plus anciens textes. Pour illustrer ces règles, on mentionne souvent le «Pacte d’Omar», qui impose de profondes humiliations aux dhimmis. Mais ce texte attribué au calife Omar II, qui l’aurait édicté au début du VIIIe siècle, semble constituer une projection dans le passé, comme c’est souvent le cas avec les religions du Moyen-Orient.

Ainsi, au XIe siècle, dans ses «statuts gouvernementaux», al-Mawardi, pourtant très pointilleux sur les questions de protocole religieux, ne dit rien de ces humiliations. Et au XIIe siècle, le traité de droit d’Averroès Bidayat al-Mujtahid décrit longuement la jizya sans en parler non plus. Mais, au XIVe siècle, Ahmad ibn Naqib al-Misri présente les humiliations des dhimmis (vêtements spéciaux, salutations spéciales, doivent marcher d’un certain côté de la rue, ne peuvent pas bâtir d’églises, ni d’immeubles plus élevés que ceux des musulmans, doivent s’abstenir de toute exubérance, etc.) comme allant de soi.

Mieux encore, tant Averroès que Mawardi, donc jusqu’au XIIe siècle, soulignent que le statut de dhimmi peut être volontaire, sans guerre préalable, et laissent entendre que nombre de non-musulmans font usage de cette possibilité de participer aux activités de la civilisation musulmane et de bénéficier de la protection accompagnant la dhimmitude. Nous savons par ailleurs que les chrétiens d’Égypte, notamment, sont devenus dhimmis et le sont restés des siècles durant alors qu’ils étaient très largement majoritaires. En outre, on s’est extrêmement peu battu contre l’islam en Afrique du Nord: la région est tombée comme un fruit mûr et le joug de l’islam n’est devenu insupportable qu’avec le temps.

De nombreux indices suggèrent même qu’au début, les «musulmans» (arabe: soumis) ne se présentaient pas sous cette désignation, n’avaient pas de coran bien défini et ignoraient presque tout de la fable de Mahomet (la première version connue de la sira date des années 750 environ). L’«islam» des premiers siècles pouvait aisément passer pour une version – unitaire – du christianisme, une chose que les gens de la région connaissaient bien et appréciaient même souvent davantage que la version – trinitaire – byzantine (ou romaine).

Quoi qu’il en soit, il semble admissible que les aspects les plus ignobles de la dhimmitude ne sont pas apparus d’emblée et découlent d’une lente dégradation, parallèle à l’élaboration détaillée de la sunnah, puis de la charia. Si l’on s’en tient au seul verset du coran évoquant spécifiquement l’attitude à adopter envers les «gens du livre», la dhimmitude peut sembler constituer une plateforme viable de collaboration entre musulmans (dominants) et chrétiens (serviables).

C’est je pense dans ce contexte qu’il faut placer la récente phrase très officiellement papale (Evangelii Gaudium) selon laquelle «le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence». Cette affirmation vaguement caricaturale venait couronner une longue liste de messages de soumission adressés à l’islam par l’establishment catholique: Jean-Paul II baisant le coran et Benoît XVI priant dans une mosquée ont marqué l’actualité, mais l’effort est beaucoup plus large et soutenu.

Les universités catholiques produisent des quantités énormes de thèses sur les phénomènes religieux, mais contournent les principes problématiques de l’islam. Les évêques et leurs organisations soutiennent l’intégration de la religion musulmane dans nos pays, prêtent volontiers leur assistance et leurs locaux pour la formation des imams (voire le culte musulman à l’occasion), et combattent l’islamophobie (par ex. l’initiative populaire suisse contre les minarets). Par ailleurs, des institutions chrétiennes favorisent l’immigration en aidant les musulmans africains le long de leur parcours vers l’Europe. Et bien sûr, le dialogue inter-religieux, sinon un anathème dans toute l’histoire du christianisme (et bien sûr de l’islam), bat son plein.

Certains musulmans comprennent ces messages. Il y a quelques années, 138 dignitaires musulmans ont écrit une lettre ouverte au pape pour proposer une entente, une voie commune, basée sur certains parallèles entre les deux religions. À relever en passant que pour témoigner de l’amour du prochain dans l’islam (l’un des parallèles supposés avec le christianisme), les musulmans n’ont pu proposer qu’un seul et unique hadith, plutôt faible. Aucune citation du coran.

Pour l’Église catholique, la tentation est grande de miser sur l’islam. Une société islamisée, c’est avant tout une population soumise à dieu, ou pour le moins qui se déclare telle. Et la dhimmitude permet aux autorités religieuses chrétiennes d’exercer une influence sensiblement plus profonde sur leurs ouailles que ce n’est le cas dans un cadre laïque, ou simplement libre. En effet, même les pires régimes musulmans, même l’EI actuellement, permettent aux autorités religieuses chrétiennes de guider leurs brebis comme elles l’entendent, dans le cadre fixé par la dhimmitude. Bien sûr, c’est risquer de revenir aux humiliations systématiques qui ont caractérisé les relations entre musulmans et chrétiens pendant de longs siècles. Mais les élites catholiques peuvent espérer dominer les esprits, et l’interprétation de l’islam, mieux que leurs prédécesseurs.

Il faut donc s’attendre à ce que l’establishment chrétien nous pousse de plus en plus dans le giron de l’islam, en nous promettant qu’on veut notre bien. Et en imputant toujours davantage les problèmes, notamment religieux, de notre époque au manque de foi (en dieu) et de spiritualité. Or cette stratégie très idéologisée a en fait moins de chances de réussir à notre époque qu’au temps des coptes d’Égypte. L’humiliation des dhimmis est présente dans le coran, de même que d’innombrables «raisons» de haïr les non-musulmans, simplement parce qu’ils ne «pratiquent pas la vraie religion». Et si l’Église chrétienne pouvait espérer régner sur les esprits analphabètes du Moyen Âge, comment empêchera-t-elle les musulmans alphabétisés modernes de puiser leurs connaissances à la source, dans le coran, mais aussi dans la sunnah et le fiqh, dont le message est maintenant parfaitement univoque?

Pour reconsidérer une interprétation, il suffit de travailler dur. Mais pour mettre en question le sens littéral du message de dieu, il faut cesser de croire. Il faut tout au moins désacraliser le texte. Et on ne peut guère attendre cela de gens qui vivent de la religion. Cet effort nécessaire devra venir d’ailleurs.

Si l’Égypte, jadis, a plongé volontairement dans l’islam et ainsi vers sa perte, emportée par sa foi chrétienne, nous autres avons tout de même de meilleures chances de résister aux chants des sirènes. Mais à condition d’en être et d’en rester bien conscients: les professionnels de la religion chrétienne, dans leur ensemble, ne nous protégeront certainement pas de l’islam ou de ses errances – ils nous y attireront au contraire aussi sûrement que leurs homologues musulmans apologistes. Aujourd’hui comme autrefois, et peut-être plus que jamais, la religion est l’ennemie du progrès. L’ennemie de l’homme vivant.

Alain Jean-Mairet

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