La laïcité dévoyée

Soyons clairs : la laïcité est une notion qui se suffit à elle-même. Vouloir l’ouvrir sur autre chose, c’est l’ouvrir sur ce qui n’est pas elle. Par conséquent, quel que soit l’adjectif dont on la pare pour en préciser le sens, on parle d’autre chose quand on la pare d’autre chose. Comme le dit justement Suzanne Verrot : “la laïcité n’est ni ouverte, ni plurielle, ni intelligente, ni sectaire, ni apaisée, ni positive, ni tolérante. Elle est, ou elle n’est pas”.
En effet, la laïcité – qui a vu le jour le 9 décembre 1905 – pose pour chaque être humain la « liberté de conscience » définie comme ce droit d’avoir la religion de son choix ou de n’en pas avoir. La laïcité ne saurait, de ce fait, être l’ennemie des religions : elle en est au contraire la garante, dans la mesure où elle affirme l’égale dignité des croyants. Mais elle affirme aussi légale dignité des athées, des agnostiques et des indifférents : la base de la laïcité, c’est l’universel. Tandis que la pente naturelle pousse les hommes à privilégier leurs différences, la laïcité les invite à ne pas perdre de vue que l’universel se situe par delà ces différences. Elle oblige donc les hommes au devoir de ressemblance, qui est l’homme même ! Voilà pourquoi la distinction entre « croyance » et « connaissance » doit être clairement marquée, sauf à inaugurer le relativisme d’abord, l’obscurantisme ensuite et la tyrannie enfin.
La laïcité est à la fois politique, puisqu’elle organise la cité en accordant priorité au bien commun, et juridique, dans la mesure où elle assure cette priorité en séparant l’État et toute institution publique, des Églises – et plus généralement des associations créées à des fins communautaires. En conséquence, être laïque, c’est exclure privilèges et mise en tutelle : la laïcité se vit librement, se pense librement, et, s’il le faut, se corrige pour mieux se défendre, quitte à s’imposer, car de ce que l’intérêt particulier puisse parler autrement que l’intérêt général, il ne s’ensuit pas qu’on ait le droit de se soustraire à la loi – qui demande, en l’occurrence, qu’on remplisse ses devoirs de sujet pour pouvoir jouir de ses droits de citoyen, ces derniers se confondant avec la liberté de tous.
Si nous rappelons le paradoxe d’une liberté qui force l’individu à être libre – comme le disait déjà Rousseau – c’est parce que la notion de laïcité est aujourd’hui dévoyée par ceux qui visent la ruine des valeurs républicaines en s’appuyant notamment sur le concept de « laïcité ouverte », ce dernier donnant, par son « ouverture » même, la possibilité de se soustraire à l’universel sitôt qu’un dogme ou qu’un rite entend afficher sa particularité. Si donc quelque lecture religieuse fait penser à certains que les droits de la femme sont inférieurs à ceux de l’homme, force leur est de se souvenir que la République française pose l’égalité des droits de l’homme et de la femme. Et si telle autre lecture les incline à penser qu’un quelconque apartheid sexuel peut être justifié, qu’ils sachent qu’il n’en est pas question !
Il y a, de ce fait, au cœur de la laïcité républicaine, une intransigeance contre laquelle se ruent les partisans de la « laïcité ouverte ».
La notion d’« ouverture » n’a pas été choisie au hasard, mais bien pour opposer la « laïcité ouverte » à la « laïcité fermée ». L’ouverture est tolérance ; la fermeture est intolérance. Qu’est-ce qu’un esprit ouvert, sinon un esprit de dialogue, de confiance et de compréhension ? Qu’est-ce qu’un esprit fermé, sinon un esprit borné, buté, étroit ? Etre ouvert, c’est être intelligent ; être fermé, c’est être stupide. Qui ne préfère l’intelligence à la stupidité ? Etre ouvert, c’est être l’avenir ; être fermé, c’est être le passé : qui vit dans le passé, sinon les passéistes, c’est-à-dire les vieux, les rétrogrades, les avares d’espérance ? Etre ouvert, c’est être jeune, moderne, riche de promesses : c’est être positif ! Et comme le positif a pour contraire le négatif, et que le négatif retranche, retranchons ce dernier de nos valeurs et nous aurons une société enfin libérée de ses négativités, c’est-à-dire de ses fermetures !
Mais alors, comment expliquer qu’à l’époque de l’Allemagne hitlérienne, les esprits « ouverts» adhéraient au régime, alors que les esprits « fermés » le combattaient ? Les pétainistes n’avaient-ils pas l’esprit « ouvert » en appelant à collaborer avec le vainqueur du moment ? Et quel vainqueur ! Quelle puissance ! Quel ordre ! Qu’étaient donc les gaullistes, sinon des esprits « fermés », repliés sur ce fol Appel à poursuivre la lutte, sans même voir l’évidence de la défaite ?
Il n’empêche : le cheval de Troie est en place ! La « laïcité ouverte » n’est pas qu’une conception intellectuelle : c’est bel et bien une arme politique qui n’ose pas abattre de but en blanc la loi de 1905, mais qui travaille à sa suppression grâce à cette merveille terminologique qu’est le « droit à la différence ». Comment ! Vous êtes partisan de la liberté pour tous et vous n’êtes pas pour le « droit à la différence » ? Que peut valoir votre conception de la liberté si elle n’autorise pas la liberté d’être différent ? Ne sommes-nous pas, par définition, différents, puisque nous sommes l’autre de l’autre, et que l’autre n’est pas nous ?
C’est donc en répandant la confusion entre l’aspiration légitime à la singularité, et l’aspiration à des normes singulières auxquelles nous confèrerions néanmoins valeur d’universalité, que fonctionne le « droit à la différence ». Ce faisant, l’on oublie que, depuis la Révolution, les Français ne naissent plus « différents juridiquement », mais « égaux en droits » : voilà plus de 200 ans que nous vivons selon des lois communes qui sont la liberté même parce qu’elles empêchent que les normes d’une communauté ne soient imposées à l’ensemble des citoyens. En séparant le politique du religieux, la laïcité protège des politiques de droit divin où celui qui détient le pouvoir n’a de comptes à rendre qu’à Dieu, ce qui risque de signifier qu’il n’a de comptes à rendre à personne, ou bien qu’il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même.
Ne voulant point d’une théocratie, nous ne saurions vouloir d’une « laïcité ouverte », avec ces communautés fermées, mais ouvertes sur de multiples discriminations, car nous connaissons cette logique qui commence par le droit à la différence, enchaîne sur la « laïcité ouverte » pour accoucher d’une république dirigée par les religions en guise d’espérance !
Maurice Vidal

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