1

La liberté d'expression n'a qu'une limite : la violence

Il faut avoir écouté les débats sur la liberté d’expression qui ont eu lieu le 15 juin sur une radio suisse et le 18 juin à Paris, pour comprendre l’extrême difficulté qu’il y a à clarifier une expression qui devrait normalement libérer ceux qui en parlent – puisqu’il s’agit précisément de la liberté d’expression  – et qui, néanmoins, enchaîne le locuteur, en raison d’un indépassable sur lequel repose la liberté d’expression.
En effet, si la liberté d’expression n’a pas de limites, le pire est à craindre, car le pire a place dans l’illimité. Si elle a des limites, le pire est encore à craindre, car on ignore la limite des limites, et si ces dernières n’en ont pas, on se retrouve derechef au cœur de l’illimité, mais dans l’autre sens ! Dans le premier cas, les propos pédophiles ou négationnistes ont de beaux jours devant eux ; dans le second cas, c’est le KGB et la CIA qui triomphent ! En d’autres termes, ou bien la liberté d’expression est une notion si libre qu’elle ne se laisse pas saisir ; ou bien elle n’est pas si libre qu’en dit l’expression, et il n’y a pas de liberté d’expression !
Les propos tenus en aparté ne sont jamais ceux que l’on tient en public. On dit à soi-même ce que l’on veut ; on en dit déjà un peu moins à ses amis, un peu moins à ses collègues, un peu moins encore à ses voisins, toujours moins à l’inconnu ; on ne dit presque rien à l’adversaire, et rien à l’ennemi : autrui oblige !
Alors ? Pas de liberté d’expression ? Si ! C’est même cette obligation qui la rend nécessaire : la «liberté d’expression» est toujours liée au «vivre-ensemble».
Mais sur quels principes allons-nous vivre ensemble ? Autrement dit, sur quels principes allons-nous bâtir la liberté d’expression ? Sur elle-même ? Sur la vérité ? Sur la justice ? Sur le devoir ? Sur la raison… ? Qui ne voit ici qu’un principe ne vaut que par son contenu, lequel dépend immanquablement d’un socle culturel dont la prétention à l’universel est toujours contestée ?
Dans un Etat laïque, la liberté d’expression exclut le délit de blasphème ; dans un Etat religieux, elle l’inclut. Pire : il arrive qu’un Etat laïque condamne les partisans de la liberté d’expression au nom même de la liberté d’expression ! Ainsi, les actuels défenseurs de la laïcité sont censés être les nouveaux «Croisés» du XXIème siècle, autrement dit des «religieux masqués» – pour qui la liberté d’expression se résume à leurs seules convictions, c’est-à-dire à leur «fanatisme» !
Pour les défenseurs de l’islam, en revanche, la situation paraît plus confortable : la liberté d’expression s’arrête où commence la liberté du croyant.
Mais où commence la liberté du croyant ? Et qui est le croyant ? N’y a-t-il pas des croyants pour qui tel croyant n’est qu’un mécréant ? Si la liberté d’expression doit s’arrêter où commence celle du croyant, celle du croyant ne doit-elle pas s’arrêter où commence celle du non-croyant ?
Qui a raison ? Le croyant ! Et pourquoi ? Parce que le croyant prévaut sur l’incroyant ! Et pourquoi ? Parce que tout homme est une créature de Dieu ! Mais si Dieu n’existe pas ? Et voilà le blasphème – que l’islam punit de mort !
Ont-ils donc raison ceux qui enferment la liberté d’expression dans un seul livre ? Ont-ils donc raison ceux qui font la chasse aux hérétiques et autres dissidents ? Ont-ils donc raison ceux qui considèrent comme un signe de bonne santé démocratique les procès intentés à ceux qui dévoilent leurs pensées ? Traduire en justice Michel Houellebecq pour ses propos contre l’islam (1), n’est-ce pas flirter dangereusement avec le délit de blasphème ?
Quelle société voulons-nous (2) : celle où toute parole doit passer sous les Fourches Caudines du moment, ou celles d’une parole libérée de tout étranglement ? Qu’est-ce qui est le plus déshonorant : une liberté d’expression susceptible de scandaliser, ou une liberté d’expression si épurée qu’elle en est à son tour scandaleuse ? D’où viennent les «délits d’opinion», les «anathèmes» et les «fatwas», sinon de cette épuration ? La paix civile passe-t-elle par la restriction des Lumières – dont la devise est «Sapere aude !» (3) – ou par leur épanouissement ? Dans une société laïque, en quoi l’outrage à la Divinité porterait-il atteinte à la paix civile ? En quoi même porterait-il atteinte à la Divinité ? Le Christ est raillé, giflé, frappé, flagellé ; on lui crache même au visage, comme on crache sur son statut de «Roi des rois» en l’affublant d’une couronne d’épines : déchaîne-t-il les enfers pour autant ?
Par contre, c’est préparer l’enfer que de donner toujours plus d’importance à ceux qui n’entendent pas qu’on puisse dire ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Que faire, donc, si des chrétiens ne veulent pas que l’on projette le film de Martin Scorsese intitulé «La Dernière Tentation du Christ» ? Que faire si des musulmans refusent que l’on représente Mahomet ? Que faire si d’aucuns ne supportent pas telle déclaration ou tel mot d’une notoriété quelconque ? Que faire si d’autres  s’insurgent contre la réalisation artistique de tel avant-gardiste ? Que faire si d’autres encore n’admettent pas que l’on puisse outrepasser sa propre pensée ou même se tromper en tentant de l’exprimer ? Rien… tant que leur colère respective demeure théorique ! Mais qu’elle vienne à se traduire par des dégradations, des violences ou des meurtres, et tout change. Revendiquer la liberté d’expression, c’est «revendiquer la libre expression de la pensée, des opinions de chacun» (Petit Robert). Que cela plaise ou non, la liberté d’expression relève des idées, non des actes.
On a donc, en France – et c’est heureux ! – le droit de critiquer la Divinité ou encore les religions, comme on a le droit de critiquer la République, la Nation, la démocratie, et, d’une manière générale, le monde politique, professionnel, artistique, littéraire, sportif ou religieux, sans en oublier même leurs symboles respectifs. On a donc le droit de critiquer la Marseillaise et le drapeau !
Ce n’est pas d’aujourd’hui, en effet, que l’on conteste les paroles de la Marseillaise ou que l’on dénigre le drapeau national : dès 1792, le chansonnier Antoine Antignac parodie la Marseillaise en rédigeant la «Marseillaise de la Courtille». De 1793 à 1911, notre hymne sera caricaturé ou réécrit à huit reprises ! Lamartine lui-même en a donné une version personnelle, intitulée «La Marseillaise de la Paix», dans laquelle on peut lire ce magnifique appel à la fraternité universelle : «Nations, mot pompeux pour dire barbarie, /L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ? /Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie : /L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ; / La fraternité n’en a pas !» (v. 48-52).
Or, une chose de critiquer ou de brocarder la Marseillaise ; autre chose de la siffler ou de la conspuer. Une chose de dénoncer l’emblème national ; autre chose de s’essuyer les pieds dessus, de se torcher avec, de le mettre en pièces ou d’y mettre le feu ! Ces actes – car il s’agit bien d’actes – tombent sous le coup de la loi ! La République permet de dire, d’écrire et de rire : elle ne permet pas de couper la main qu’elle tend !
Au fond, la liberté d’expression n’a qu’une limite, et c’est la violence : non la violence de la pensée, qui est toujours sans violences, même si les propos qu’elle contient sont virulents, mais la violence physique ou matérielle, qui saccage et tue. La pensée appartient à l’intelligible. Elle est donc distincte du sensible – qu’elle ne peut pas être. C’est cette distance de la pensée avec son objet qui sauve la pensée… et le monde par-dessus le marché ! L’insulte publique, la diffamation, l’incitation à la haine ou au meurtre n’ont aucune distance avec leur objet : elles sont déjà le mal qu’elles appellent de leurs vœux ; elles ne sont pas la pensée, mais son contraire !
Certes, penser faire le mal est déjà un mal, mais c’est un mal virtuel : le mal réel n’existe qu’accompli. Voilà pourquoi la liberté d’expression ne saurait souffrir la moindre restriction théorique. Voilà pourquoi l’obligation de penser «comme il faut» est une aberration, puisqu’il faut d’abord penser pour savoir s’il faut penser «comme il faut» ! Un peuple libre ne saurait se soumettre à cette inconséquence : la pensée, jamais, ne marche au pas !
Maurice Vidal
(1) En septembre 2001, dans le mensuel «Lire», Michel Houellebecq a déclaré : «La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran on est effondré… L’islam est une religion dangereuse, et ce depuis son apparition».
(2) Dans l’émission radiodiffusée du 15 juin, Pierre Cassen a été le seul à comprendre la véritable nature de cet enjeu.
(3) «Aie le courage de te servir de ton propre entendement !».