Le Front national est-il réellement fasciste ?

« F comme Fasciste, N comme Nazi », ce slogan régulièrement prononcé par des militants d’extrême gauche lors de manifestations contre le Front national (FN) a fait florès. En effet, le parti de Marine Le Pen a l’habitude d’être comparé à un mouvement politique fasciste par un certain nombre d’hommes politiques, d’intellectuels ou d’artistes engagés. Selon eux, Marine Le Pen et son parti représenteraient un danger pour la démocratie en raison de l’histoire de celui-ci et des prises de position politiques de celle-là. La présence d’anciens collaborateurs parmi les membres fondateurs du Front National ainsi que les dérapages verbaux de Jean-Marie Le Pen ont contribué à donner un certain crédit à l’épithète fallacieuse de « fasciste », dont est affublé ce parti politique. En outre, pour les nombreux contempteurs de Marine Le Pen, la présidente du FN cultiverait les atavismes d’un néo-fascisme en prônant le rejet de l’immigration et la « priorité nationale ». Le souhait d’instaurer un système judiciaire plus coercitif, qui n’est pas sans rappeler le modèle américain, suscite également des craintes quant à un éventuel non-respect des droits de l’Homme si, d’aventure, le Front National accédait au pouvoir. Ces considérations suffiraient donc à faire du Front National un parti fasciste. Contestant la légèreté de ces allégations, nous tâcherons, dans cet article, de démontrer combien il est inepte d’établir de telles comparaisons.

La spécificité fasciste puise sa vitalité identitaire dans une expérience matricielle – l’épreuve de la Première guerre mondiale (1914-1918) – marquée au sceau d’une blessure collective humiliante, celle-ci devant mener le peuple meurtri à une régénérescence ethniciste parousiaque, impulsée et guidée par l’État total. Le « diktat » de Versailles (1919), perçu comme profondément injuste par le peuple allemand, et le rejet des revendications territoriales irrédentistes italiennes furent, en sus d’une situation économique désastreuse et d’une inquiétude patente à l’égard de la force naissante du communisme, le fer de lance de la montée en puissance du fascisme. Le totalitarisme fasciste repose sur une idéologie annoncée comme transcendante et infaillible, dont le substrat révolutionnaire et suprémaciste doit conduire à son universalisation forcée. A l’instar des grands courants de pensée du XXe siècle, l’idéologie occupe une place centrale dans l’essence du fascisme. Ce dernier apparait comme le fruit d’un contexte historique particulier, dans lequel s’affrontaient des idéologies radicales qui s’érigeaient en nouvelles religions messianiques laïcisées.

Ainsi, toute analyse politique à vocation heuristique doit être contextualisée. L’énoncé de ce truisme pourrait paraître superfétatoire. Pourtant, les commentaires politiques amalgamant le Front national de Marine Le Pen à un parti fasciste souffrent d’une décontextualisation analytique fâcheuse. Quoique nous puissions parfois trouver des similitudes événementielles ou contextuelles en comparant les années 1930 au début des années 2010, nous vivons bel et bien deux époques différentes. Cette gageure comparative pêche par simplisme partisan (la récurrente « reductio ad hitlerum » qui tend à clore les débats en diabolisant l’adversaire) et faiblesse méthodologique, du fait de l’omission de l’évolution des schèmes politiques contemporains. Or, l’effondrement du bloc communiste au début des années 1990 a achevé le « big-bang » idéologique alors enclenché depuis les années 1970. Inspiré par les théories de Hegel, Francis Fukuyama annonça, avec un certain empressement, la « fin de l’Histoire », arguant que la dialectique historique avait trouvé son aboutissement avec le triomphe final des démocraties libérales. Désormais, « puisque la démocratie libérale satisfait seule le désir de reconnaissance qui, seul, peut l’assurer, considérer ce désir comme l’essence absolue de l’Homme, c’est bien ériger celle-là en régime lui-même absolu et, par conséquent, définitif » (Bernard Bourgeois).

Si l’assertion de Fukuyama est évidemment critiquable, elle a néanmoins le mérite de prendre en compte le nouveau paradigme socio-politique dominant. L’ère de la postmodernité (voire de l’hypermodernité) est non seulement marquée par le reflux des grandes idéologies contemporaines mais aussi et surtout par une désidéologisation du politique. La bonne gestion, le pragmatisme, l’efficience économique et l’obsession du présentisme supplantent la volonté de transformation progressiste des sociétés. Le constat saisissant d’une obsolescence de la fonction politique, jugée impuissante face à une économie financiarisée et mondialisée, participe d’une angoisse généralisée vis-à-vis de l’avenir, perçu comme imprévisible, obscur et menaçant. Cette désidéologisation ne signifie nullement la fin des idées, des antagonismes politiques et des clivages partidaires. Mais pour éviter d’être électoralement marginalisés, les partis politiques n’ont pu échapper à un inévitable aggiornamento programmatique et rhétorique : le dogmatisme idéologique n’est plus.

Cette irrémédiable évolution a touché tous les mouvements politiques en France et, plus encore, en Europe. A gauche, le parti trotskiste français le plus médiatique – le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) – a abandonné son appellation originelle – Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) –, pour mieux démontrer son éloignement de l’idéologie marxiste au profit de nouvelles revendications sociales et libertaires. Aujourd’hui, le Parti Communiste Français a officieusement renié l’idéologie marxiste-léniniste, et, au grand  dam des derniers orthodoxes du parti, a même décidé de soutenir la candidature d’un ancien trotskiste membre de l’OCI – Jean-Luc Mélenchon – à l’élection présidentielle de 2012. Au sein du Parti socialiste – principal parti de gauche -, la logique sociale-libérale tend à être, volens nolens, acceptée. A l’exception d’une certaine vision émancipatrice de la personne humaine, qu’y-a-t-il de commun entre les idées de François Hollande et le socialisme républicain de Jaurès ?  Quant à la droite, obnubilée par la dette publique et une conception monétariste de l’économie, elle n’est fidèle ni au libéralisme classique, ni au gaullisme – résurgence républicaine du bonapartisme -, mais bien plus préoccupée à mener une politique d’austérité sociale pour complaire aux avis des agences de notation américaines.

Le Front National, parti politique à l’origine le moins structuré idéologiquement du fait de sa marqueterie militante et de la faiblesse de ses réseaux intellectuels, représente ainsi le type-même de parti répondant aux critères contextuels de désidéologisation du temps présent. Bien que le triptyque « souveraineté (de la France) – homogénéité (de la nation) – autorité (de l’État) » constitue une constante de son programme, cela n’en fait pas pour autant une idéologie instituée en religion politique. Légaliste et abhorrant toute forme de contestation séditieuse, le FN rejette la perspective révolutionnaire et veut inscrire son action dans le respect de la constitution. Sur le plan diplomatique et militaire, l’idéal de ce parti est, mutatis mutandis, l’équivalent du jacksonisme que l’on retrouve au sein de certains courants républicains aux États-Unis : retrait de l’OTAN, refus du « droit d’ingérence » mais développement d’une armée puissante (dans une optique avant tout défensive), refonte des alliances classiques, complète indépendance stratégique… Pourfendant les tentations impérialistes de l’Occident, fustigeant l’implication de la France dans des opérations militaires faites sous l’égide de l’OTAN ou de l’ONU et dénonçant, plus généralement, toute velléité interventionniste des troupes françaises dans un pays étranger, le Front National a une interprétation stricto sensu de l’intérêt national et une approche très patriotique des relations internationales. Nous sommes bien loin des conceptions bellicistes et expansionnistes du fascisme.

Structuré à l’origine par des militants catholiques traditionalistes, pétainistes, poujadistes, nostalgiques de l’Algérie française et autres gaullistes désillusionnés, le Front National est, malgré la rénovation « mariniste », encore trop tourné vers le passé pour que nous redoutions sa fascisation. La présence minoritaire, parmi les militants frontistes, de factions nationales-révolutionnaires, dont l’idéal peut rappeler le primo-fascisme « de gauche », n’influe pas sur la ligne directrice du parti. Revendiquant son « populisme », Marine Le Pen préfère adapter son programme aux attentes d’un électorat toujours plus important mais sociologiquement bien identifiable : chômeurs, ouvriers, classes moyennes oubliées, artisans-commerçants… Exaltant la nation, le peuple français et – chose nouvelle – la République, la présidente du Front national réfute toute volonté de discrimination raciale tout en faisant l’apologie du principe assimilationniste et de l’État protecteur.

Alors, de quoi le Front national de Marine Le Pen est-il le nom ? Pierre Milza qualifiait, avec beaucoup de justesse, les idées de Jean-Marie Le Pen de « nationales-populistes ». Au sujet du corpus programmatique de Marine Le Pen, nous pourrions parler de national-républicanisme à tendance autoritaire sur certains aspects du projet. Salvateur pour certains, suranné pour d’autres, le programme du Front National est celui d’un mouvement politique de droite anti-libérale et populiste, mais étranger au fascisme. Devrions-nous classer le Front National à l’extrême droite du champ politique ? Si l’on étudie l’histoire du parti, le profil de ses vieux militants et la sémantique de ses principaux dirigeants, une telle classification est indiscutable. S’il faut toujours garder à l’esprit l’impérieuse nécessité d’historiciser les discours et pratiques politiques, il conviendrait cependant de revoir la typologie des axiomes politiques à l’aune des grands enjeux du XXIe siècle et de la vacuité idéologique actuelle. Qu’est-ce qu’être d’extrême droite aujourd’hui ? Faut-il, par exemple, considérer le parti politique néerlandais de Geert Wilders (PVV – Parti pour la liberté), eurosceptique et islamophobe mais pro-sioniste et libéral sur le plan économique, comme un mouvement d’extrême droite ? Nous répondrions positivement à cette question si nous commettions l’erreur de nous référer uniquement aux palabres de certains censeurs. Ceux-ci estiment généralement que la dénonciation du multiculturalisme – en Occident -, la promotion d’une politique migratoire restrictive ou l’hostilité à l’égard de l’intégration européenne sont d’odieuses pensées d’extrême droite. Ce raisonnement partial, réducteur et intellectuellement fragile ne contribue, hélas, qu’à galvauder et dénaturer l’usage et l’acception du terme « extrême droite ».

Le système démocratique requiert le débat, fût-il passionné, et l’échange, fût-il vif, d’idées contradictoires. Il mérite mieux que le spectacle dérisoire d’un « antifascisme » de pacotille. L’histrionisme militant se couvre de ridicule en prétendant combattre un ennemi inexistant. Paradoxe suprême, l’essor diffus de nouvelles mouvances fondamentalement intolérantes et anti-républicaines est minoré – voire ignoré – par les apôtres de la tolérance. En banalisant l’emploi de l’invective « fasciste », c’est le fascisme – l’une des plus grandes tragédies politiques du XXe siècle – qui se banalise. Les mots sont porteurs de violence et, à force de disqualification, deviennent des outils de banalisation. Là est le principal danger.

Stanislas Geyler

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