Le roman, dernier espace de liberté ?

Quelques mois après la retentissante affaire des « caricatures de Mahomet » où l’on a vu les intégristes islamistes se casser les dents sur l’hebdomadaire Charlie-Hebdo, une autre affaire de diffamation défraie la chronique, beaucoup moins médiatique mais tout aussi symptomatique de l’état d’esprit d’inquisition larvée qui se répand aux quatre coins de la planète. Une jeune (et minuscule) maison d’édition, Après la Lune, subit les foudres de l’Opus Dei, organisation octogénaire dont le fondateur, José Maria Escriva de Balaguer, prêtre catholique, fut canonisé en 1992 par Jean-Paul II.

De quoi s’agit-il ? Au départ, un roman, Camino 999. Comme tous les romans, Camino 999 est une fiction. Qu’est-ce qu’une fiction ? Un fait inventé, une création de l’imagination, en littérature, bref, le contraire de la réalité. Ce n’est pas nous qui le disons, mais le Robert, généralement bien informé. Dans l’affaire qui nous occupe, sur laquelle nous ne saurions nous appesantir car une action de justice est en cours, la Prélature de l’Opus Dei, soucieuse de défendre son honneur atteint, invoque la notion de « fiction journalistique », inconnue jusqu’ici au bataillon des effets de manche sémantiques.
Ce barbarisme prêterait à rire si l’on se trouvait dans les pages d’un roman. Mais l’accusation en question s’ancre dans une réalité bien palpable. Celles des espèces sonnantes et trébuchantes. Et donc de la censure par l’argent. 30.000 euros de dommages-intérêts pour laver l’affront d’une diffamation sur laquelle la justice aura à trancher le 7 novembre 2007. Là, on ne rigole plus.
L’Opus Dei aurait pu réclamer l’euro symbolique ; elle multiplie sa requête par trente mille. Il s’agit donc bien d’une censure. Une censure qui nous dit : « Mesdames, messieurs les écrivains, tournez votre souris sept fois dans votre disque dur avant d’écrire, pesez non seulement vos mots, mais aussi vos sujets, nous vous avons à l’œil, et nous avons les moyens. Vous, non. »

Pourquoi cette plainte ? On pourrait gloser en affirmant qu’à l’origine de cette affaire se trouve une autre histoire de chiffres. 999, comme le titre du roman incriminé, Camino 999. 999, comme le nombre d’aphorismes philosophico-religieux contenus dans l’Œuvre fondatrice d’Escriva de Balaguer, intitulée Le Chemin, « El Camino » en espagnol. Le crime de l’auteure du livre, Catherine Fradier, pourrait trouver sa source dans cette irrévérence subliminale. Peu importe que ce livre soit une fiction, racontant une histoire inventée de A jusqu’à Z. Diffamation ? La justice le dira…

On voit que la censure a changé de nature. Elle n’apparaît plus sous la forme d’une créature étatique, munie de longs ciseaux castrateurs, ou d’une mise à l’index religieuse, elle a pris d’autres formes, plus pernicieuses mais tout aussi efficaces. Celle de l’argent. Un autre Robert, Denis Robert, journaliste d’investigation, auteur courageux d’enquêtes sur la nébuleuse Clearstream, en sait quelque chose, qui collectionne le papier bleu et les visites d’huissier par dizaines, et qui, défendant le dessinateur Placid attaqué par le ministre de l’Intérieur (socialiste) Daniel Vaillant pour avoir diffamé les forces de l’ordre en affublant un policier d’un museau de cochon, écrivait ceci : « La vraie censure est en marche. Elle est perfide, efficace et économique. Elle défend l’honneur des multinationales, des vedettes du foot ou du show-biz et des premiers ministres.

Elle s’attaque aux petits éditeurs, aux dessinateurs sans ressources. » C’est exactement le cas d’Après la Lune, puissance économique si faiblarde qu’il lui a fallu lancer une souscription pour assumer les frais de sa défense.
Bien entendu, les colossaux enjeux financiers dénoncés par Denis Robert n’ont rien de commun avec l’honneur de l’Opus Dei, dont on se demande encore quelle mouche l’a piquée de nous intenter ce procès – alors que la parution du Da Vinci Code n’avait soulevé de sa part que protestations de bon aloi, et une opération de marketing ma foi fort joliment troussée.

Cela dit, contrairement à Denis Robert, victime d’un effrayant rouleau-compresseur, nous aurions tort de nous plaindre ; les préoccupations de la Prélature ne sont, en effet, pas exemptes de louables intentions, comme en témoigne ce moment fort de l’assignation : « Nous ne demandons en aucune manière que le livre soit interdit ou censuré, mais seulement que les passages diffamatoires soient jugés tels par l’autorité compétente. Les lecteurs de Catherine Fradier y gagneront, car ils pourront bénéficier à la fois d’une œuvre littéraire et d’une information authentique sanctionnée par l’autorité judiciaire. » Et peu importe que les passages diffamatoires ne soient même pas cités dans l’assignation… Là encore, la justice tranchera…

On voit bien où ce genre de manœuvre dilatoire peut mener : un assèchement, un rétrécissement de la chose littéraire – rétrécissement déjà bien entamé, il est vrai, dans une certaine frange de la littérature française, pour qui l’ombilic tient lieu d’organe du souffle –, avec, au bout du compte, une littérature aux ordres, servile, hygiéniste et mortifère, dont le récent best-seller estampillé « la Voix de son maître » de Yasmina Reza constitue un exemple saisissant. Il est vrai que cette « non-fiction » autorisée ne prétend pas être de la littérature…

Gardons-nous ici du mauvais esprit qui consisterait à affirmer que l’on retrouve là les fondations philosophiques qui inspirèrent l’auteur canonisé des 999 préceptes précités, car cela pourrait être mal interprété. Et refermons cette parenthèse déprimante pour dire que nous n’en sommes certes pas là, et que la littérature – et bien entendu, le roman, le merveilleux roman – a peut-être, dans la société implacable que préfigure ce monde globalisé, asphyxié, invivable, une autre fonction à remplir, qui pourrait être celle de la nécessité organique à dire le monde, que ne remplissent plus les médias, censurés par les grands groupes liés aux dirigeants politiques, les Berlusconi, Murdoch, Lagardère, etc.
Alors que les journalistes sont muselés par les médias qui les rétribuent, les exactions des multinationales en Afrique ont été dénoncées par John Le Carré dans La constance du jardinier, et c’est encore dans l’œuvre de cet écrivain que l’on trouve la dénonciation la plus implacable de la manipulation des médias par l’administration Bush et le gouvernement Blair, notamment dans Une amitié absolue. En France, c’est une fiction, Meurtres pour mémoire, de Didier Daeninckx, qui révélera au grand public (en 1984) la répression féroce des manifestations d’Algériens du 17 octobre 1961.

Les exemples pourraient être répétés à l’infini, et l’on mesure aisément quelle pourrait être l’ampleur de la tâche – passionnante – dans un pays où le président en exercice aurait la haute main à la fois sur les affaires d’Etat, et sur un grand nombre de médias censés commenter lesdites affaires, y compris d’autres, moins reluisantes ; dans un pays où un petit Bonaparte hâbleur, vétilleux, vindicatif, démagogue, sans scrupules et sans culture (sauf physique), névrosé par une soif incontinente de pouvoir absolu, idôlatrerait le pognon-roi, l’argent fastoche, rêvant d’un coup d’Etat permanent, vouant aux gémonies les chômeurs, les improductifs – ceux que du temps de son papa spirituel on appelait « la République des paresseux » – et tous ceux qui n’auraient tout simplement aucune envie de travailler plus pour gagner plus, mais seulement de gagner plus pour vivre mieux !

Le roman, dernier espace de liberté ? Chiche ! Qui le premier se frottera au roman de ce type qui fait honte à une bonne moitié des Français – dont 99,9% de mes amis –, avec ses allures de cow-boy Duracell qui ne fume pas, ses joggings exhibionnistes, ses castings de république bananière ? Serait-il censuré, celui (celle) qui écrirait ce livre ? Et par qui ? Les éditeurs ? La presse ? Les circuits de distribution ? Les libraires ? Allez savoir…

Le roman, dernier espace de liberté ? Mais jusqu’à quand ? Plus que jamais, la liberté de créer, d’imaginer, l’exercice de la fiction, sont mis en danger – l’asphyxie des petites maisons d’édition indépendantes n’y est pas étranger. C’est aussi l’un des enjeux de ce procès, et s’il n’existe aucun lieu apparent entre l’Opus Dei et monsieur Sarkozy – à part peut-être Mme Christine Boutin –, par-delà le couperet économique qui pourrait expédier Après la Lune dans un trou noir définitif, se pose la question de l’irréductible pugnacité des écrivains – et de tous les êtres humains – à être sans cesse en éveil, en mouvement, à défendre leur liberté, liberté, libertés chéries, toutes les libertés. Celle de penser, de vivre, de se battre, de se nourrir, de se loger, d’accueillir des étrangers sans leur racler la langue à la cuiller pour recueillir leur ADN, de s’enrager, de se rebeller, de se défendre contre des ennemis chaque jour plus puissants et plus perfectionnés, contre toutes les censures, ces sangsues.
Et aussi, contre un mal plus subtil et néfaste, et difficile à circonscrire : l’intolérance.

Jean-Jacques Reboux

éditeur, écrivain, directeur des éditions Après la Lune.

Derniers livres parus : Chômeurs, qu’attendez-vous pour disparaître ? (Collectif)
Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy, ministre des libertés policières

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