Le terme “Occident” est piégé

La notion de « culture occidentale » semble floue. On peut définir une forme de substrat helléno-chrétien, mais ce substrat est également partagé par d’autres cultures non-européennes. À tort ou à raison. En tout cas, une grande partie du monde se l’est appropriée au fil des siècles, c’est pourquoi il est maladroit de globaliser le terme. Aujourd’hui, nous avons du mal à voir ce qu’est l’Occident ; est-ce la démocratie ? Nous avons aussi du mal à réellement savoir ce qui pourrait souder l’Occident.

Les intellectuels ont posé plusieurs critères d’appartenance. Le premier, l’invention de la Cité, la liberté sous la loi, la science et l’école. Bref, c’est le monde grec. Le deuxième, l’invention du droit, de la propriété privée et de la personne juridique. C’est le monde romain. Le troisième, la Révolution éthique et eschatologique de la Bible. Le quatrième, la Révolution papale. Elle choisit d’utiliser la raison humaine sous les deux figures de la science grecque et du droit romain pour inscrire dans l’Histoire, l’éthique et l’eschatologie biblique. Philosopher avec la théologie. Ainsi, on réalise une première synthèse entre Athènes, Rome et Jérusalem. Et enfin le cinquième, la promotion de la démocratie libérale, accomplie par les grandes révolutions démocratiques. En Hollande, en Angleterre, aux États-Unis, en France… À ce cinquième critère se rattache le pluralisme. Il est considéré comme plus efficient que tout ordre naturel, artificiel dans les domaines de la science, de la politique et de l’économie. Il a conféré à l’Occident une puissance de développement sans précédent et étant capable d’engendrer sa propre modernité.

Qu’on le veuille ou non, les modes de vie s’occidentalisent. Partout, on veut la société de consommation. Partout, on veut l’économie de marchés. Maintenant, qu’est-ce que nous avons à dire à ces cinq critères ? Ils paraissent pertinents pour effectivement permettre de dégager une forme de substrat commun encore une fois, notamment quant à la question de la démocratie libérale, de la conception de l’Homme et de la portée universaliste de cette conception. Ce n’est pas un ensemble cohérent qui justifie le partage d’une éthique commune entre les peuples. À commencer par la diversité des langues qui ne nous permettent pas d’accéder à des concepts communs. Qu’on puisse entendre l’Occident comme étant une sorte de « terreau » qui va alimenter l’ensemble de la planète, je n’y vois aucun souci. Cependant, ça ne permet pas de réunir les peuples autour d’une idée commune, de principes communs et d’une culture partagée par tous.

La notion d’Occident n’a pas vocation à être un bloc uniforme. Au contraire, elle a vocation à être bien plus large. Mine de rien, les pays européens sont unis par la chrétienté, les origines etc. On peut aussi penser l’enjeu pour le monde slave et oriental, mais si on regarde de plus près, ces mondes-là n’ont pas grand sens si on essaie d’en tirer quelque chose de précis. Parler d’Occident, c’est comme parler d’Afrique noire. Ça n’a pas de sens. Comme fait politique, l’Occident n’existe pas. Vous avez des pays dits « occidentaux » qui se sont fait la guerre, qui se font la guerre et qui se feront la guerre. Et puis, vous avez des pays qui appartiennent à l’Occident, à l’Orient, qui ont fait la paix, qui font la paix, qui feront la paix et qui feront même de beaux enfants dans la paix.

Dans l’Histoire, il y a eu une séparation entre l’Occident et l’Orient. On pourrait citer l’Empire romain dont on faisait justement la distinction entre l’Empire d’Occident et l’Empire d’Orient. On a fait de même avec l’Église. Église d’Occident et Église d’Orient. Je ne pense pas que cela avait seulement à voir avec la culture. Si ça se trouve, ce qu’on définit comme Occident, ce n’est peut-être même pas la culture mais plutôt une façon de penser. À chaque fois, on dit : « L’Occident met en place des démocraties libérales. » L’Occident est une idéologie. Il a une réalité cartographique. Pendant plus de quatorze siècles, les Européens n’ont façonné le monde qu’autour de leurs frontières. Un monde sans Afrique, sans Orient et sans Amérique. Ils ont eu une vision de leur propre espace pendant mille-cinq-cents ans et une politique isolationniste. Une conscience d’eux-mêmes. Une perspective autour de l’Europe. Très tôt, ils ont su construire un monde de relations. Il y a une métaphysique européenne qui a fait naître cette perspective. L’Occident a une perspective de l’individu que n’ont pas les autres peuples.

Cette singularité en elle-même constitue le fondement de la culture européenne, c’est autour de celle-ci qu’elle va construire les hommes. Si la Russie et ses satellites sont exclus de l’Occident au regard des cinq critères, c’est justement parce qu’elle n’a pas connu le critère numéro quatre. À savoir la Révolution papale. La Russie et les chrétiens d’Orient n’ont jamais connu cette Révolution. Le terme d’Occident apparaît au Moyen Âge et il nous dérive du latin. Qui se revendiquerait « occidental » s’il savait qu’Occident signifiait « tomber ». Ce qui tombe, ce qui chute. Tandis que l’Orient, ça vient de ce qui se lève. Une question d’astre qui se lève et d’astre qui se couche. D’ailleurs, Nietzsche le fait remarquer très bien dans certaines de ses considérations sur la civilisation et notamment sur le bouddhisme européen. Qui sont ces Européens qui veulent être de l’Occident ? Si le terme apparaît en politique et qu’il prend un corps, ce n’est qu’à partir de la bipolarisation du monde qu’on en vient à parler d’Occident et d’Orient. Si on s’est désigné « Occidentaux », c’est bien par opposition aux « Orientaux ». Que fait-on de ce constat ? L’Occident, en tant qu’élément géographique, je le constate et je lui trouve une utilité dès lors qu’il faut le définir par rapport à une autre ère civilisationnelle. Le monde arabo-musulman, par exemple. L’ensemble du monde est confronté à ce défi. Nous sommes tous confrontés à cette nouvelle civilisation conquérante qui vient progressivement remplacer nos principes et anéantir les critères. Faut-il préserver notre richesse et notre synthèse ? Comment parler de disparition de la culture occidentale si on pense qu’elle n’a jamais vu le jour ? D’où viennent tous ces discours alarmistes ? Il est intéressant de s’imaginer ce que pensent les personnes qui sont en dehors de l’Occident. Un Occidental, pour eux, c’est un homme blanc libéral. Rien de plus. Quand l’Iran crache sur nous, il crache sur le blanc libéral. Ce qu’on appelle « culture occidentale », c’est la liberté, les Lumières et autres. Tout simplement, une idéologie. Pourquoi exclut-on le Royaume-Uni ? J’ai consulté les cartes et sur certains, il est exclu. Chacun coche les croix qu’il a envie de cocher. Pourtant, le Royaume-Uni respecte les cinq critères. Quand les Européens prennent conscience de ce qu’ils sont, ils sont confrontés à des civilisations différentes.

On entre en confrontation avec l’islam en voyant que nous ne sommes pas comme les musulmans. En 1453, à la prise de Constantinople, les Turcs étaient vus comme les ennemis publics numéro un. Ensuite, l’Europe a découvert l’Amérique. En contact avec des inconnus, on prend conscience de notre identité. Jacques Ellul écrivait : « L’Occident a mauvaise réputation aujourd’hui, et chacun cherche à fuir ce vaisseau qui sombre. L’Occident est porteur de tous les péchés. Il a envahi le monde. Il a subjugué des peuples qui ne demandaient qu’à vivre en paix. Ces peuples étaient heureux, féconds, prolifiques, bien nourris, ne connaissant ni le mal ni la guerre ni l’esclavage, ils avaient sécurité et philosophie. Age d’or d’un nouveau style. Pas tellement, puisque nous retrouvons dans la peinture idyllique que l’on nous fait de la Chine ou de l’Empire arabe, du monde bantou et de l’Empire aztèque, toutes les généreuses effusions du XVIIIe siècle. S’il y a aujourd’hui des rénovateurs du mythe du bon sauvage, c’est assurément ceux qui nous racontent gravement ce merveilleux monde qui fut avant que l’Occidental ne vînt. Tous les arts et tous les raffinements, monde heureux ignorant la mort, le péché comme la honte, sans oppression et sans morale — la libre nature pour un homme innocent. Et puis l’Occident vint avec son cortège de catastrophes. » Il n’y a aucune différence entre ce court paragraphe et le discours des membres du pire. Des membres des anticoloniaux. Des membres de certains groupes d’activistes. Partout dans l’Occident. Des gens qui portent des discours contre l’Occidental.

Le terme « Occident » est piégé. Il est piégé parce que justement dans son livre Trahison de l’Occident, Jacques Ellul explique comment dans son grand malheur et pour sa propre gloire, l’Occident a engendré sa propre critique. Les pires ennemis  de l’Occident ne sont pas à l’extérieur, les pires ennemis sont des agents qui sont nés en son sein et qui ont été nourris de son lait. Agents nourris de son lait culturel et philosophique. On a de grands risques de grandir dans la haine de nos racines. Racines françaises, occidentales, peu importe l’adjectif. Quand on va plus loin dans la réflexion, on sait bien qu’il y a des différences culturelles entre Français et Anglais. On sait bien qu’il y a des différences culturelles entre Français et Italiens. Il y a déjà des différences culturelles d’un village à l’autre ! On n’emploie pas les mêmes mots, on n’emploie pas la même langue. On pourra revenir sur tous ces braves Français, ces braves Occidentaux qui prennent un malin plaisir à conspuer leur propre Histoire et leur propre culture. Où en est la culture française ? Quelles sont les grandes productions de la culture française aujourd’hui ? Pourquoi a-t-on tant de gens de belles voix de radios, de télévisions qui nous expliquent que la France, culturellement, est ruinée et ne produit plus rien ? Pourquoi est-ce dans l’ère du temps de considérer que c’était mieux avant, y compris culturellement ? On dit : « Les États-Unis sont les pionniers, c’est le pays occidental par excellence. »

Hassan Ejaaibi