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Les dangers du wokisme, d’après Jean-François Braunstein

Un spectre hante l’air du temps : le wokisme. L’effacement des limites, des frontières dans trois domaines : le genre (effacer la distinction masculin-féminin), l’animisme (effacer la distinction homme-animal), et l’euthanasisme (effacer le caractère tragique de la mort).
Différence centrale entre ce projet d’effacement des frontières et le projet moderne, projet de toujours repousser les limites, la devise de Charles Quint, plus ultra, aller toujours plus loin.

Des thèses philosophiques, au nom de la bienveillance, luttent contre les discriminations, pour le bien-être animal, pour le bien-mourir… au nom d’une logique purement abstraite, elles pouvaient conduire à des conséquences plausibles, et très dommageables, par exemple la justification de l’infanticide, la distinction entre les vies dignes d’être vécues et les vies indignes d’être vécues. Tout cela n’était que de la philosophie, mais je craignais que ces idées n’aient des conséquences, et de fait, ces conséquences sont venues plus vite que je ne le pensais et ont très vite traversé l’Atlantique. Notre quotidien est désormais rythmé par toute une série d’absurdités, de propositions paradoxales, en particulier autour de la question du genre, autour de la question de la race, et autour de la critique de la science. Au-delà de la race et du genre qu’on voit très clairement, il y a une attaque délibérée contre la science objective, contre la connaissance scientifique.

Les idées woke sont bien sûr des idées bienveillantes, des idées de progrès, contre les discriminations, contre le racisme, contre le mépris des savoirs dominés. Mais elles ont des conséquences déplorables : elles conduisent à des points de vue extrêmement paradoxaux, absurdes, et toxiques. Ces idées sont sorties des universités, elles constituent la pensée dominante dans le monde occidental. Le monde extérieur nous regarde avec étonnement, ou avec effarement. Ces idées woke sont un argument pour nos adversaires, Poutine et la question du genre, les Chinois et Black Live Matter instrumentalisés pour dire que les Américains sont racistes, les chaînes islamistes qui font la propagande LGBTQIA +, alors qu’on sait le sort réservé aux homosexuels dans cette doctrine islamiste.

Exemples. La prof de danse de Sciences Po est obligée de quitter parce qu’elle veut dire homme et femme dans son cours de danse. Deux théâtres canadiens, au nom de l’antiracisme, font des pièces de théâtre interdites aux Blancs et aux Asiatiques. Comme ce n’est pas possible de le faire légalement, quelqu’un à l’entrée dira aux Blancs et aux Asiatiques qu’ils ne sont pas les bienvenus. Les étudiants en médecine de l’université du Minnesota ne prêtent plus serment à Hippocrate, mais s’engagent à combattre la binarité sexuelle, le suprémacisme blanc et la médecine occidentale qu’il faudrait remplacer par des savoirs indigènes. C’est une vraie fac de médecine. Tout cela se fait sous la direction d’un professeur diplômé de Johnson C. Smith, la meilleure fac de médecine américaine.

On voit les conséquences dans la vie quotidienne. De plus en plus d’écoles, de collèges demandent aux enfants par quel pronom ils veulent être désignés. L’écriture inclusive fait une pression considérable. Les conférences sur le genre sont empêchées dans les entreprises : les collègues n’arrivent pas à faire ces conférences. Aujourd’hui, j’ai battu le record d’insultes, ce qui ne m’étonne pas vraiment.
Derrière ces apparences, ces faits de société, qui partent dans tous les sens, il y a une vision du monde assez cohérente, possible de caractériser de façon claire, pour mieux en comprendre le succès indéniable, au moins dans une partie importante de la population.
Je veux justifier la raison pour laquelle j’ai choisi de parler de wokisme, de religion woke, car le wokisme a bien les caractéristiques d’une religion.

Je présenterai les idées qui composent ce corps de doctrine, facile à synthétiser, puisqu’on peut les réduire à deux théories anthropologiques, une théorie pratique et une théorie de la connaissance.

La question de la religion woke. Le terme woke signifie éveillé dans la langue populaire afro-américaine. Il s’est de plus en plus répandu aux États-Unis. En langage post-marxiste, on traduirait par conscientisé, essayer d’être conscient et de devenir conscient des injustices. Aujourd’hui, le terme est abandonné par les woke : le terme qui les désigne n’existe pas, ce terme serait péjoratif, employé par l’extrême droite américaine. Ce terme est abandonné parce qu’il a des connotations largement péjoratives. Les woke se présentent plutôt comme des guerriers de la justice sociale, qui pourraient être hostiles à l’idée de justice sociale. En fait, il ne s’agit pas simplement de justice sociale, de corriger tel ou tel abus. Il s’agit très clairement d’une nouvelle vision du monde, vision globale du monde. De ce point de vue, le mot woke a deux avantages : il permet de bien décrire l’état d’esprit de ses adeptes, éveillés au sens d’un éveil religieux. Il fait signe vers les grands réveils religieux aux XVIIIe et XIXe siècles qui ont bouleversé l’Amérique de manière répétée. Beaucoup d’historiens du protestantisme insistent sur les similitudes avec ce mouvement woke.

Des gens intelligents, cultivés, du jour au lendemain embrassent ces causes et effacent tout ce qu’ils ont fait jusque-là. Exemple, un professeur de littérature classique aux États-Unis a décidé d’arrêter d’enseigner les humanités classiques parce qu’elles sont le résultat d’une époque raciste, viriliste, esclavagiste. Des biologistes disent du jour au lendemain que la biologie n’est pas une science, c’est une discipline politique, j’arrête la biologie. Dans ma fac, des gens que je connais depuis 30 ans refusent de discuter avec moi, d’argumenter. Comment des gens aussi intelligents peuvent-ils croire à des choses aussi absurdes : la biologie n’est pas une science, le corps n’existe pas, si on veut être antiraciste, il faut être raciste. S’ils croient à ces choses absurdes, ce n’est pas malgré leur absurdité, mais parce qu’elles sont absurdes. Je pense à cette phrase de Tertullien « Credo quia absurdum » = Je (le) crois parce que c’est absurde ».

Le wokisme est une vraie religion, on ne peut plus discuter du tout. Ils ont le sentiment de voir un monde que nous ne verrons pas, d’arriver à une nouvelle vision du monde, d’accéder à des vérités inaccessibles au commun des hommes. Par exemple l’idée qu’il y a un racisme d’atmosphère, il y a toujours du racisme, même s’il n’y a pas de racistes, les mathématiques sont des sciences racistes et virilistes. L’enthousiasme, l’exaltation des militants woke, la cuisine française est raciste. On a pu observer des rites à la suite de la mort de Georges Floyd, des demandes de pardon, des agenouillements pour s’excuser de cette mort même si on vit à l’autre bout du monde et si on n’est en rien responsable de cette mort, le lavement de pieds de Noirs par des Blancs, des fresques à la gloire de George Floyd qui retracent les étapes de sa passion, une série de textes sacrés, les études de genre de Butler, le livre de Candy sur la race.

Autre aspect religieux, le sectarisme, le refus du débat avec ceux qui ne sont pas d’accord avec eux et qui incarnent le mal. Un seul professeur résiste à cette prise de pouvoir par les woke, un professeur de biologie ; il essaie d’argumenter pourquoi il ne veut pas se plier aux nouvelles règles édictées par les woke. Au bout d’un moment, l’un des militants lui dit arrête avec tes argumentations, arrête de raisonner, la logique, c’est raciste. Si la logique est raciste, toute l’université, toute l’argumentation doit tomber. Le refus de débattre, de discuter avec le mal.

Il y a aussi la culture de l’annulation, la volonté d’éradiquer de notre histoire, de notre culture tout ce qui semble offensant pour nous. Donc il faut reconstruire l’histoire à partir de zéro, c’est un iconoclasme radical. Il ne faut plus étudier Voltaire car il a quelques phrases antisémites. Victor Hugo est raciste. De jeunes collègues enseignent que Platon est un philosophe blanc. Aristote justifie l’esclavagisme, et pense que la reproduction d’une femme, c’est le premier signe de l’échec dans la forme de la procréation.

Autre aspect notable : le prosélytisme de ces militants woke, notamment en direction des jeunes et des adolescents, en particulier dans le secondaire. Une série d’associations font la promotion du changement de genre, d’une vision communautariste et victimaire. Le syndicat SUD-éducation propose que les enfants puissent changer de genre à l’école et que les parents ne soient pas prévenus. Ce prosélytisme est justifié parce qu’il n’est pas si évident de convertir des adultes « compétents ». Les jeunes sortis des universités et convertis dans les universités sont maintenant professeurs. La génération des boomers laisse la place et il y a beaucoup de militantisme, de prosélytisme dans les écoles.

D’autre part, le wokisme est une religion post-protestante. Ce terme d’éveil nous renvoie à ces grands réveils protestants du XVIIIe et du XIXe siècles. Joseph Bottom, historien américain du protestantisme, montre que cette montée du wokisme est corrélative de la baisse du protestantisme principal américain plutôt modéré. Il explique que 50 % des Américains se déclaraient protestants en 1965, il n’y en a plus que 10 % aujourd’hui. Ces élites américaines white étaient protestantes, maintenant, elles sont woke. Depuis le début du XXe siècle, la question du péché n’est plus une question individuelle, mais est devenue une question sociale. Le mal est dans la société, et on peut guérir le mal dans la société. On appelle ce courant le Social gospel : l’Évangile social. C’est une religion post-protestante, c’est une religion puritaine. Il s’agit de séparer les purs et les impurs, de séparer les bons et les méchants en fonction de leur comportement. L’essentiel, c’est que l’on confesse ses privilèges. À propos de cette volonté de poursuivre le mal et de le marquer d’une manière indélébile, beaucoup de collègues universitaires américains se rappellent la marque indélébile de la femme adultère. Aujourd’hui, la marque anti-woke est également indélébile. Si je suis considéré comme raciste, transphobe, ça ne disparaîtra pas de sitôt parce qu’il y a la mémoire infinie des réseaux sociaux.

Beaucoup de jeunes collègues m’écrivent, me disent :« je suis d’accord avec vous, mais je ne peux pas le dire parce que je ne suis pas titularisé, parce que j’ai besoin de crédits de recherche, parce que je veux que mes doctorants trouvent un job ». Cette mort sociale promise, on ne s’en défait pas plus que de la marque de la lettre écarlate. La lettre écarlate, roman américain publié en 1850, relatant l’histoire d’une adultère féminine. Par ailleurs, le wokisme est une religion extrêmement pessimiste. L’idée de la double prédestination : il y a la promesse de ceux qui sont sauvés, il y a la promesse de ceux qui sont damnés. L’enfer est à la porte, et il faut se repentir dans des séances souvent très émotives, très spectaculaires comme le sont les séances de militantisme woke.

Dans la continuité de la religion des élites américaines, c’est une religion des élites blanches, des grandes universités américaines. Un jeune chercheur a eu une idée très intelligente : à propos de ces croyances, il a parlé de croyances de luxe. Avoir des idées extrêmement paradoxales, on vit dans un monde particulier. Lui est un enfant de l’Assistance publique, il a travaillé, c’est un prolo qui arrive dans ces universités. Une de ses collègues étudiantes lui dit : « je suis contre le mariage monogame, c’est complètement dépassé ». Toute la famille de cette jeune fille est monogame, elle aussi va se marier d’une manière monogame traditionnelle. Mais elle prophétise que le mariage, c’est dépassé. Autre exemple de croyance de luxe. Le slogan assez incroyable de définancer la police. Pour dire cela, il faut vivre dans une communauté fermée, se déplacer uniquement en taxi, avoir un service de sécurité privée. Personne de normal ne peut dire qu’il faut définancer la police.

Lorsque cela a été appliqué, par exemple à Portland, l’augmentation des homicides a été de 83 % en un an. Ce sont des croyances de luxe. Professer des choses de cet ordre, c’est un signe de distinction extrême.
Différence avec le christianisme, le wokisme est une religion sans pardon. Il y a un équivalent du péché originel, c’est le privilège blanc, mais il n’est pas possible d’effacer ce privilège blanc, il n’y a pas de baptême qui efface ou qui pardonne ce privilège blanc. La seule chose que l’on puisse faire, c’est reconnaître ses privilèges, tenter de s’en excuser, mais on reste toujours blanc. On peut changer de genre, on ne peut pas changer de race. On ne peut pas échapper au privilège blanc. Autre péché mineur qu’il faut confesser, c’est la masculinité toxique. Il y a la blanchité et la masculinité. On peut essayer de s’en excuser en se déconstruisant, ou en changeant de genre. Une femme politique française est très heureuse que son homme soit déconstruit. La religion woke a donc moins de perspectives que la religion chrétienne. Il n’y a pas d’eschatologie, pas de doctrine des fins dernières. Contrairement aux religions séculières du XXe siècle, il n’y a pas d’avenir radieux. Il y a une vision extrêmement pessimiste de l’avenir humain, en particulier chez les théoriciens de la race : le racisme est un cancer que l’on ne guérira jamais. Si des extraterrestres atterrissaient aux États-Unis, proposaient d’échanger tous les Noirs des États-Unis contre des technologies, tous les Américains voteraient pour se débarrasser des Noirs, et les Noirs partiraient en soucoupe volante comme ils sont arrivés dans les bateaux des négriers. Les Juifs ne voteraient pas pour le départ des Noirs, parce qu’ensuite, ils seraient les premières victimes, racisme de remplacement. Pour eux, le racisme ne pourra jamais se terminer. Le racisme se perpétuera toujours. Autre perspective : l’écologisme apocalyptique, catastrophique. On va vers une disparition de la planète, sous l’effet notamment du privilège blanc. Sandrine Rousseau parle : les hommes blancs occidentaux ont saccagé la planète et sont responsables de tout cela.

Oui, c’est une secte qui a réussi. Cette religion a conquis une bonne partie du monde universitaire occidental, une bonne partie des médias, de la culture, des entreprises. L’homme de foi est inébranlable, dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos, montrez-lui des faits et des chiffres, il vous interroge sur leur provenance, faites appel à la logique, il ne voit pas en quoi cela le concerne. On ne va pas s’en sortir avec l’argumentation.

Dernier point essentiel. Cette religion est la première religion universitaire, la première religion qui soit née dans les universités. Les universités médiévales ont enseigné le christianisme, mais le christianisme était né en dehors de l’université. Les universités du XIXe siècle, fondées sur le modèle des universités de recherche allemandes, sont des lieux de sciences, des lieux de critique scientifique, des lieux où les religions ont plutôt été étudiées, disséquées historiquement qu’elles n’ont été embrassées d’une certaine manière. Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation étonnante : le lieu de la science, de la raison, des lumières, le lieu qui est théoriquement le conservatoire de l’argumentation scientifique, des échanges, est un lieu qui est le plus religieux, le plus woke au monde. L’article L141,6 du Code de l’éducation explique exactement ce que doit être l’enseignement supérieur : le service public de l’enseignement supérieur est laïque, et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir, il respecte la diversité des opinions. Le professeur d’université est libre de son expression dans les réserves de tradition universitaire des principes de tolérance, d’objectivité. Ces principes sont bafoués de part en part. Il n’y a plus la moindre diversité d’opinion, il n’y a plus de recherche de la connaissance objective, il n’y a plus d’échanges d’arguments. C’est d’autant plus grave que nous sommes maintenant dans une économie de la connaissance, nous vivons tous sur les campus. Cette religion des universités est de fait la religion des gens qui sortent de ces universités, les GAFAM, les grandes entreprises internationales, les médias, la culture. C’est une religion universitaire. Cela ne s’est jamais produit dans l’histoire.

J’insiste sur cet aspect religieux, mais cela n’a rien à voir avec la French Theorie. On croit qu’on a inventé quelque chose, nos prédécesseurs ont inventé quelque chose qui saccage la Terre entière, c’est de l’hubris, c’est de l’orgueil mal placé. Il y a une différence de style : les Derrida, Foucault sont des auteurs ironiques, des auteurs mobiles. Là nous avons affaire à des militants bornés. Deuxième différence. Les auteurs de la French Theorie ne sont pas vraiment des politiques, ils proclament la fin des grands récits, la fin de la politique. Les woke sont des penseurs identitaires de genre, de race. Les penseurs de la French Theorie sont des critiques de l’identité, de la notion de sujet. Les théoriciens du genre, de la race les plus subtils se rendent compte qu’il ne faut rien reprendre à ces mâles blancs morts, ces théoriciens de la French Theorie parce qu’ils critiquent l’identité, ils ne doivent pas se référer à eux. La critique de l’identité, c’est un luxe de riches qui sont déjà pourvus d’une identité, c’est facile de quitter une identité quand on en a une. Pour eux, il ne s’agit pas de critiquer l’identité.

Quel est le contenu de cette religion ? Il y a trois théories et une philosophie de la connaissance.
Deux théories anthropologiques, la théorie du genre, et la théorie critique de la race.
Une théorie politique, la théorie de l’intersectionnalité.
Une philosophie de la connaissance : l’épistémologie du point de vue.
La théorie du genre est la thèse au cœur de cette religion woke. Tout le monde a le droit de choisir son propre genre en écoutant son cœur et son esprit. Chacun a le droit de choisir s’il est une fille ou un garçon, ou les deux, ou aucun des deux, ou autre chose, et personne n’a le droit de choisir pour lui. C’est ce qu’on enseigne aux enfants dans les écoles primaires. Cela veut dire que le corps n’existe pas. Seule compte la conscience que l’on a d’être homme, femme, ou n’importe quoi d’autre. On peut être dans le mauvais corps, on peut être tombé dans le mauvais corps, cela se voit avec l’expression assignée mâle ou femelle à la naissance, comme si c’était imposé, comme si cette identité était imposée de l’extérieur, quelque chose qui peut être contraire à ce que souhaite l’enfant. La théorie du genre, une vieille histoire, commence dans les années 1950 avec John Money, bien avant les penseurs de la déconstruction. C’est le modèle de toutes les théories ultérieures pour l’implémentation globale. Pourquoi cette promesse séduit-elle? C’est l’émancipation apportée à son extrême, on se libère de toute détermination, il reste à se libérer de ce corps qui nous pèse et auquel on n’arrive pas à donner un sens. Nos corps ne comptent pas, ce sont nos consciences qui comptent. Un projet d’émancipation est porté jusqu’au bout. Un progressisme devenu fou. On ne peut pas encore supprimer la mort, on peut changer de corps. Il y a des rapprochements très nets entre transhumanisme et transgenrisme.
Exemple emblématique. Martine Rot Black, un homme devenu femme est patron-patronne d’une société pharmaceutique et un des grands promoteurs du transhumanisme. C’est un combat enthousiasmant pour la liberté et l’autodétermination. D’où l’enthousiasme des transactivistes. Le sujet qui choque le plus, le plus problématique, le plus original. La théorie de la race, c’est la guerre des races reprise, ou la lutte des classes.

L’intersectionnalité, c’est la convergence des luttes. La théorie du genre est quelque chose de vraiment nouveau. Il y a une dimension véritablement religieuse derrière cela. Cela fait penser bien sûr à l’hérésie chrétienne de la gnose au IIe siècle, pour laquelle le corps est le mal dont il faut se libérer. Nos consciences doivent pouvoir fabriquer le monde. On voit l’enthousiasme religieux des trans, notamment Béatrice Préciado, le plus célèbre en France, qui est devenu Paul Préciado. Il explique qu’il a choisi son nom dans une nuit de rêve, Paul, Paul qui rappelle le fondateur d’une autre religion. Il propose que Notre-Dame de Paris soit désormais consacrée au culte trans, il propose que l’État français retire à l’Église la garde de Notre-Dame de Paris, et transforme cet espace en un centre d’accueil et de recherche féministe, queer, trans, antiraciste et de lutte contre les violences sexuelles. Conséquences pour les adolecentes. Cette dysphorie de genre frappe essentiellement les adolescentes. La dysphorie de genre traditionnelle frappait plutôt des petits garçons de 4-5 ans et cela passait ensuite. Là, il y a une explosion des cas de transgenre. On apprend aux enfants et aux adolescents à déconstruire le genre, c’est-à-dire à douter de leur sexe. Ainsi, en Écosse, on dit aux enfants :  « ton genre, c’est toi qui en décides ». On imagine la perplexité des jeunes sur ce point. Des cas sont rapportés à ce sujet, cet engouement transgenre est tout à fait étonnant. Un grand historien de la médecine et de la psychiatrie a montré que les catégories dans les sciences humaines sont des catégories interactives. Quand il y a un nouveau cas, la dysphorie de genre, des gens s’en emparent, transforment et s’approprient cette nouvelle catégorie nosologique. Cette théorie du genre conduit à la volonté d’effacer les femmes. La notion de femme est quelque chose de choquant pour les trans. On ne va plus parler de femmes, mais de personnes qui menstruent. On ne va plus parler de femmes enceintes, mais de personnes enceintes. On ne va plus parler de lait maternel, mais de lait parental. Ceux qui protestent contre cela sont critiqués très violemment sur les réseaux sociaux. JK Rowling est persécuté pour avoir rappelé que plutôt parler de personnes qui ont leurs règles, il vaudrait mieux parler de femmes. Une juge nouvellement nommée à la Cour Suprême à qui on demande ce qu’est une femme, répond je ne peux pas répondre, je ne suis pas biologiste. Or, elle s’était vantée d’être la première femme noire à la Cour Suprême, c’est d’autant plus étonnant.

C’est aussi la fin des sports féminins, c’est la fin du caractère féminin de certaines prisons. Critiquer ce transactivisme n’a rien à voir avec les discriminations sexuelles. Au contraire, aujourd’hui, les trans sont très hostiles aux féministes, aux lesbiennes qu’ils qualifient de féministes excluant les trans. Une véritable guerre contre la réalité se mène autour de cette question du genre. Il ne faut plus croire le témoignage de nos sens. Si on voit quelqu’un qui est un homme et nous dit qu’il est une femme, il faut s’adresser à lui comme s’il était une femme. On ne peut plus faire confiance à ses sens. Le langage perd tout sens, toute signification. Si une femme peut avoir un pénis, on ne sait plus très bien ce qu’est une femme. Si on demande cela à des adultes consentants, qui écoutent de manière bienveillante le nouveau point de vue, pourquoi pas. Mais le demander à des enfants, est extrêmement destructeur. Kathleen Stock, philosophe lesbienne, militante féministe britannique, a dû renoncer à son job parce qu’elle avait dit : le genre c’est une fiction, c’est comme toutes les fictions, ça peut avoir des effets positifs, mais on risque aussi de se perdre dans cette immersion dans la fiction. Elle critique une mouvance woke totalitaire. Elle tient des positions jugées transphobes sur l’importance du sexe biologique. Elle a démissionné de l’université de Sussex.

Cette guerre à la réalité est préoccupante. Il s’agit au fond de rejoindre les idéologies des GAFAM, du monde virtuel, les gens favorables au metavers. Oui, dans le metavers, on peut changer de genre par un simple clic. La séduction de ces théories du genre va de pair avec une vie totalement dans le monde virtuel des ordinateurs. Une phrase prémonitoire de Christopher Lasch dans son livre La révolte des élites :     «  Ces élites qui travaillent sur des calculs ou des opérations mentales ont perdu le contact avec le réel, vivent dans un monde d’abstractions et d’images et méprisent les travailleurs manuels qui sont encore en contact avec le réel ». Justement, le Covid a montré qu’il y a des travailleurs du monde réel, et des travailleurs du monde virtuel. Les travailleurs du monde réel savent que le monde existe encore.
La gravité de ces idéaux, ce n’est pas juste un délire universitaire, ça colle tout à fait avec l’idéologie des GAFAM. Plusieurs auteurs théoriciens du metavers vont dans cette direction.

Deuxième théorie anthropologique, la théorie critique de la race. C’est une théorie directement opposée à l’antiracisme universaliste, une théorie soi-disant antiraciste qui est obsédée par la race. Le fait de ne pas prêter attention à la couleur, dire par exemple, je me moque que vous soyez noir, jaune, blanc ou vert, c’est le pire racisme, c’est le comble du racisme. Si vous ne voyez pas qu’il faut toujours tenir compte de la couleur, c’est que vous êtes un blanc raciste. Il y a une critique explicite de l’universalisme. L’universalisme, c’est une idée de Blanc, il n’y a que des Blancs qui peuvent croire que la question de la race n’est pas essentielle. De ce point de vue-là, pour être antiraciste, il faut toujours tenir compte de la race pour discriminer contre les discriminations. Cela va directement contre l’idée de responsabilité individuelle, le racisme est systémique, institutionnel, d’atmosphère. C’est ce que l’on enseigne dans les écoles américaines : on enseigne aux enfants blancs qu’ils sont déjà racistes dès deux-trois ans, et aux enfants noirs qu’ils sont déjà victimes.

Notre ministre de l’Éducation dit que c’est dommage, qu’on ne parle pas assez de race en France à cause de l’extrême droite. Non, on ne parle pas de race en France parce qu’on est universaliste et républicain, en tout cas théoriquement. Les plus critiques de ces théories antiracistes racistes sont des intellectuels noirs universalistes. Ils ne supportent pas que l’on considère que leurs enfants soient des victimes par définition. Ils considèrent qu’on ne doit pas faire une éducation spéciale pour les Noirs, en particulier le cas d’un programme de mathématiques équitable financé par la Fondation Gates où on explique que la culture de la suprématie blanche, c’est quand on met l’accent sur la bonne réponse ou lorsque les étudiants sont tenus de montrer leur travail. Il n’y a pas de mathématiques objectives, il faut enseigner le rôle des mathématiques dans les discriminations sociales. La plupart des universitaires noirs ne veulent pas qu’on enseigne ce genre de choses. Dans un livre, Le racisme woke, l’auteur montre comment une nouvelle religion a trahi l’Amérique noire. Effectivement, les stéréotypes racistes sont omniprésents dans cette perspective.

Troisième théorie, la théorie de l’intersectionnalité, une thèse politique qui permet de potentialiser la théorie du genre et la théorie critique de la race. On peut être victime de plusieurs côtés à la fois. Des femmes noires s’estimaient discriminées par de grandes entreprises, à la fois comme femmes et comme noires, et n’arrivaient pas à se faire entendre parce que ce n’était pas prévu. Les femmes noires peuvent être discriminées de plusieurs façons. Lorsque deux routes à double sens se croisent, la circulation se fait dans quatre directions différentes. La discrimination, comme la circulation, peut se faire dans un sens ou un autre. Si un accident se produit à une intersection, il peut être causé par des voitures venant de plusieurs directions et parfois de toutes les directions. Il y a donc l’idée d’une convergence des luttes et d’une potentialisation des victimisations. On peut être victime à la fois de grossophobie, d’autres discriminations potentielles, l’islamophobie, le décolonial. Une course à la fragilisation prospère sur fond de sentiment de fragilité. Par exemple, la nouvelle approche universitaire en termes de queer explique que la fragilité est une vertu. La fabrication des fragiles : les enfants de la génération sont fragilisés par des parents hélicoptères qui enlèvent toute difficulté autour d’eux. Cela joue sur le sentiment de culpabilité des hommes blancs occidentaux. C’est un moyen de faire converger des luttes, de potentialiser des luttes, mais de plusieurs identités fixes et définies. Il s’agit de faire converger des luttes de groupes victimaires.

Quatrième thèse, une thèse philosophique, la théorie de la connaissance. La voie a été ouverte par les critiques de la biologie. Par exemple, un collègue explique que la biologie traditionnelle patriarcale s’est vautrée dans l’androcentrisme et l’hétérosexisme, l’immunologie est une doctrine raciste et colonialiste, il faudrait constituer une anti-biologie matriarcale ou homosexiste.
L’androcentrisme tend à placer l’être humain masculin au centre du monde. Cela rappelle l’opposition chez Lissenko de la science bourgeoise et de la science prolétarienne. Cela ramène à la critique de toutes les sciences, y compris les plus pures. Les mathématiques sont racistes et virilistes. Témoignage de Klein Herman, un immense mathématicien américain d’origine roumaine qui dit : au moins en Roumanie, Ceaucescou nous laissait la paix avec les mathématiques, on pouvait travailler tranquillement. Voir aussi les médecins français qui perdent leur temps en semaine du genre ou à qui on reproche de sélectionner le meilleur plutôt que de tenir compte de sa race, de son origine….

La science occidentale dans son ensemble serait raciste, colonialiste… parce que par exemple, la médecine coloniale a participé à la colonisation, les mathématiques ont servi le calcul, à compter les esclaves dans les bateaux des négriers. Donc il faut en finir avec cela. Plus largement, il faut constituer de nouvelles épistémologies, de nouvelles philosophies de la connaissance. C’est ce qui occupe à temps plein les philosophes woke actuellement. Contre la recherche d’une vérité objective, il n’y a que des épistémologies du point de vue, féministes, décoloniales, intersectionnelles, subalternes. La connaissance objective ne peut pas exister. Deux écrivains woke expriment ainsi cette idée : « L’idée chère à l’épistémologie objectiviste qu’il est possible d’être nulle part et partout en surplomb du monde pour l’observer est donc fausse. Cela masque une position spécifique, une vision particulière, celle des dominants, rendue possible par des institutions sociales qui la soutiennent en organisant son apparente neutralité ».
La sociologie de la connaissance sait bien qu’il y a des biais en sciences, mais l’objectif en général de l’épistémologie, c’est de lutter contre ces biais. Pour les woke au contraire, toute science est située, c’est un aspect favorable, il faut simplement revendiquer cela, opposer les sciences faites du point de vue des dominés aux sciences faites du point de vue des dominants. Il faut se débarrasser de la science traditionnelle. Exemple : en Nouvelle-Zélande, les savoirs maoris, des mythes tout à fait respectables, très beaux, sont enseignés comme étant de la science. Les quelques rares scientifiques qui ont osé protester ont été complètement mis à l’écart. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas enseigner les savoirs maoris, mais il faut les enseigner comme étant de la science. Les plus grands biologistes américains ont réagi en disant, on ne s’est pas battu contre le créationnisme chrétien pour accepter le créationnisme maori.

Conclusion. Contrairement à ce qu’on croit, le wokisme n’est pas du tout une théorie de gauche progressiste. Cette théorie s’attaque directement aux Lumières. La théorie critique de la race s’en prend à l’idée d’universalisme. L’idée d’humain universel, c’est une idée de Blanc, on n’échappe jamais à sa communauté d’origine. L’universalisme serait un ennemi à combattre. L’homme n’existe pas, cela fait penser à l’idée de Joseph de Maistre, philosophe, écrivain français (1753-1821) : « j’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie ». Le wokisme est aussi est une critique de l’idée d’individu autonome, contre l’idée que l’on peut choisir ses appartenances, que l’on peut se forger une identité propre. L’individualisme stipule que chacun d’entre nous est unique et se distingue des autres, même à l’intérieur de nos groupes sociaux.
Le but des woke, c’est de se débarrasser de l’individu, c’est de revenir à une pensée tribale.

Réaction à l’idée qu’on peut se choisir son individualité, qu’on n’est pas obligé de rester enfermé dans sa communauté d’origine : pour eux, ce n’est pas un chef-d’oeuvre absolu, c’est une offensive réactionnaire contre la théorie critique de la race. L’idée qu’il n’y a pas d’individus, qu’il n’y a que du nous, cela fait penser à Louis de Bonald, (1754-1840), autre philosophe contre-révolutionnaire, qui voulait une philosophie du nous contre la philosophie du moi.

Le wokisme est aussi une critique de la raison et du rationalisme, un éloge du sentiment, de l’expérience vécue, un refus de l’échange argumenté. Seul, le sentiment compte. Seuls les femmes, les Noirs, les trans, savent ce que sont les femmes, les Noirs, les trans. Si quelqu’un d’autre s’en occupe, c’est de l’appropriation culturelle. Cela veut dire qu’il y a un refus radical de l’altérité, de la connaissance d’autrui. Par exemple, Sandrine Rousseau dit que le coupable, c’est le rationalisme de Descartes, c’est aussi la pensée de Buffon et de Linné qui ont commis le crime de vouloir classer la nature. De ce point de vue-là, les fondateurs de la théorie critique de la race, deux juristes, se prononcent contre l’universalisme, contre l’individualisme, contre le progrès, contre les fondements de l’ordre libéral, contre le rationalisme des Lumières, contre les principes neutres du droit constitutionnel. Il y a une véritable offensive contre les Lumières.

Les héritiers des Lumières ne sont pas les premiers à réagir. Les universitaires hostiles à ces thèses, une centaine environ, se connaissent tous. Certains voient dans la théorie du genre le comble de l’émancipation, la fin promise des doctrines progressistes. Ou ils sont tombés avec les idées chrétiennes qui elles aussi ont disparu. Que faire ? Il faut toujours dire non. Il faut faire confiance aux hommes ordinaires, par exemple les parents d’élèves dans les écoles et des conseils scolaires, notamment un ouvrier chrétien chaldéen qui dit : « vous voulez enseigner à mes enfants des pronoms, appelez mon fils roi, appelez ma fille reine, et moi, appelez-moi maître, s’il vous plaît. »
Des parents latinos ou noirs disent « n’enseignez pas à mes enfants que je suis une victime, je ne suis en aucun cas une victime, je ne suis pas le résultat du racisme. »

Aux États-Unis, le débat est tout à fait prégnant. De Santis, le gouverneur de Floride, a obtenu des résultats extraordinaires en luttant contre la théorie critique de la race, la théorie du genre dans les écoles. Il faudrait supprimer les bureaucraties autour de la diversité et de l’inclusion. Trump a repris entièrement l’argumentaire de De Santis. Aux États-Unis, les politiques commencent à comprendre, ça va être le cas aussi en France. La solution ne peut pas venir de l’intérieur, en tout cas en ce qui concerne l’Université. Il y a une attaque vraiment directe contre les fondements de la civilisation occidentale, la raison, les Lumières, l’universalisme. Cette dérive nous met dans une position de faiblesse extrême à l’égard du monde extérieur qui nous regarde avec consternation.

Retranscription écrite de la conférence de Jean-François Braunstein, à l’institut Diderot, le 9 Février 2023 : Les dangers du wokisme.


https://www.youtube.com/watch?v=pfurKxVTvfc

Jean Saunier