NI DIEU, NI MAITRE. UNE REBELLOCRATIE APORETIQUE
Si le mouvement anarchiste -joliment rebaptisé “libertaire”- est aussi vieux que les révolutions, sa prégnance dans la jeunesse est plutôt récente, datant, pour simplifier, de la “pensée 68”.
Le libertarisme donc, appelons-le ainsi, même s’il convient de manier avec la plus grande circonspection des termes dont ceux qui s’en revendiquent ne saisissent pas le sens, est en effet la marque distinctive d’une déjà trop importante part de la jeunesse française.
Libertarisme bourgeois, larvé et sous-jacent, qui se manifeste par un refus d’Etre au Monde, reclus, inconsciemment, entre les murailles des privilèges, et libertarisme militant, souilleur de murs, tout aussi bourgeois, mais complexé et faussement repentant. Si la première forme de libertarisme est déjà dangereuse, le non-être y ayant été élevé au rang d’art de vivre, (écoutez la richesse des conversations des jeunes -et des moins jeunes d’ailleurs-) nous nous intéresserons plus particulièrement à la seconde occurrence du mouvement.
Ces bourgeois torturés, nous nous proposons de les appeler “rebellocrates”, à l’instar du très pertinent Eric Zemmour. Le rebellocrate, en effet, se rebelle. Mais pas contre l’ordre établi, ce qui serait par trop difficile. Non, la rebellocratie est une posture, tout comme le féminisme, une de ses composantes les plus récurrentes et -peut être- les plus admises par les élites en place. (1)
Le rebellocrate se rebelle constamment, c’est ce qui conditionne son existence, et son essence comme individu (2). Une rébellion contre le système aurait trop de chances d’aboutir, ce qui ôterait au rebellocrate sa substance.
Il faut alors se rebeller, avec une intensité frénétique, sans pour autant que cette rébellion aie la moindre chance d’engendrer un résultat.
De cette contradiction apparente, le rebellocrate a tiré la conclusion au demeurant logique que la seule rébellion offrant toutes ces caractéristiques était la rébellion contre le Même pour le Même. Aussi, au premier jour de la Génèse “libertaire”, le rebellocrate inventa le Verbe, à l’instar de tout Démiurge. Il définit donc la rébellion comme “action militante visant à la pérennisation constante du système, par lui et pour lui”.
Toute factice qu’elle soit, cette rébellion “pour rire” n’en est pas moins redoutable, puisqu’elle allie, dans un syncrétinisme que ne renierait pas Jean-Paul Sartre, les pires pulsions totalitaires et les pires inconséquences idéologiques, le tout guillerettement saupoudré d’une légitimité toute progressiste.
Car, évidemment, si les rebellocrates, cherchent à maintenir la France sur la pente vers l’abîme, et ce en vertu de principes intellectuels et philosophiques dont ils ne perçoivent que très imparfaitement le sens, c’est encore au nom du Progrès, des Droits de l’Homme, de la liberté de conscience, de pensée et d’existence qu’ils le font. La contestation est alors systématiquement odieuse, et leur propre intolérance à sa mesure.
Plus grave encore, s’il est possible, les raisonnements que peinent à mettre en place les rebellocrates sont aporétiques. Non contents de mêler dans la plus parfaite confusion des tendances aussi antagonistes que l’anarcho-syndicalisme et le néo-communisme (n’y prêtez pas attention, c’est pour rire on vous dit) ils se montrent totalement incapables de dépasser leurs radicalités. Et malheur à qui s’y oserait! Le philosophe Michel Onfray, tout à fait remarquable par ailleurs, s’y est récemment vu confronter, lorsqu’il, Horreur! légitime la pertinence de la notion d’Etat ou, Ignominie! doute de l’innocuité de l’Islam.
Non, les rebellocrates vivent dans la bouse et Oui Môssieur! veulent y rester. Si l’on examine un instant leur maxime favorite, “Ni Dieu, Ni Maitre”, l’on se rend bien vite compte qu’une telle assertion ne peut mener qu’à l’aporie. Imaginer en effet que l’Homme peut gagner la félicité par l’anarchie est gager qu’il est naturellement bon, mesuré, qu’il préexiste une nature transcendante de l’Homme, chez qui le bon sens est universellement partagé, et qu’il ne se retrouverait corrompu que par la mise en place du joug étatique et des carcans sociaux.
Admettons: l’Homme est le bon sauvage d’un âge d’or à jamais révolu, de par la faute de la civilisation. Mais lorsque Rousseau nous dit cela, il suppose l’existence de Dieu.
Quand les rebellocrates légitiment leurs combats au nom d’un idéal humain a priorique, lorsqu’ils en appellent à son universelle mesure, ils font du sous-platonisme sans le savoir. Mais Platon, de par Socrate ou de par son ascendance pythagoricienne, présuppose l’existence d’un Démiurge créateur.
Lorsque seul contre tous, le philosophe Calliclès dénonce l’absurdité du raisonnement idéaliste au nom de la froide matérialité du monde, qui place l’origine dans la loi de la nature, il le fait au nom d’un certain athéisme. Mais il justifie en conséquence l’importance de l’Etat.
Imaginer le monde sans Dieu, le tuer avec Darwin, c’est imaginer un monde cruel où la lutte de chacun contre tous est la condition sine qua non de l’existence.
Dans ces conditions, il devient nécessaire, et Hobbes, Rousseau, Marx, Trotski tour à tour à leur manière nous le confirment, de créer un Léviathan étatique omnipotent pour générer artificiellement la condition sociale chez un animal au mieux grégaire.
Les anarcho-rebellocrates de base, qui grouillent la nuit tombée sous les préaux des universités, n’admettent pas ce fait -disons la nécessité du Maître- et par là même considèrent comme acceptable l’hypothèse de Dieu.
Ni Dieu, Ni Maître, relève donc, mais nous l’avions compris, du plus haut comique et de l’inconséquence la plus totale.
Mais rassurons-nous: le rebellocrate, la quarantaine engagée, voudra lui aussi être appelé Monsieur.
Brenn César
Note 1: le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) est sur le point de sortir un nouvel indicateur de développement. Après l’IDH (Indicateur de Développement Humain) et l’IPH (Indicateur de Pauvreté Humaine), ce nouvel outil, visant à améliorer “l’opérationnalisation” des travaux d’Amartya Sen, étudiera notamment le taux de féminisation des instances dirigeantes des sociétés. Moralité, la féminisation d’une société apparait comme la condition sine qua non du développement.
Sentence risible s’il en est, lorsqu’on s’aperçoit du recul conséquent du niveau de développement de l’Europe occidentale et des Etats-unis (enregistré par le PNUD) , territoires géographiques pourtant précurseurs en la matière.
En outre, nombre de féministes radicaux de la première heure confessent que la mise en pratique de leurs théories ont engendré plus de problèmes qu’elle n’en a résolu.
Note 2: Le rebellocrate en effet, sous couvert de promouvoir le progrès social, n’envisage le progrès humain que sous sa forme individuelle. Max Stirner lui même, qui pourtant “s’y connaît en préservation de sa subjectivité et de son unicité” , comme le fait remarquer très justement M. Onfray, a admis la fragilité de l’individu face à l’Autre.
Mais il est pour le rebellocrate par trop insoutenable de sacrifier une part de sa liberté, et de l’idée qu’il se fait de lui-même, fût-ce à celle de l’autre.
Pourtant, il pourrait sembler évident aux naïfs que nous sommes que la véritable liberté ne peut exister sans la nécessaire jugulation des pulsions égoïstes.