L’idée de progrès est une notion morale et philosophique


La protection de l’environnement peut être compatible avec le progrès technique. Plusieurs conditions déterminent la maîtrise de l’environnement. Première étape : une analyse des causes des dégradations. Deuxième étape : la réalisation de l’équilibre environnement-progrès. Troisième étape : la conciliation progrès-environnement.

L’équilibre environnement-progrès stipule une clause, le maintien du compromis entre la conservation du patrimoine et les exigences de la modernité. Sous le Second Empire, le baron Haussmann a entrepris de faire de Paris une cité moderne : éventrer, raser, assainir, embellir, furent ses mots d’ordre. Ainsi disparaissent édifices, parcs, rues et adresses au nom de la modernité et du progrès. La ville devient alors le lieu du compromis entre la conservation du patrimoine et les exigences de la modernité. Hubert Carien, physicien français (1924-2005),  rappelle la nécessité de ce compromis : « Progresser n’est pas seulement accroître le savoir et le pouvoir que nous transmettons à nos enfants, mais aussi, mieux préserver ou retrouver dans ce qu’il a d’irremplaçable l’héritage que nous avons reçu ».

Notre société est construite sur l’accumulation de biens en vue de leur consommation, mais l’une des conditions essentielles reste la conservation et la protection des éléments constitutifs de notre mémoire collective. Un peuple amnésique, ignorant de son histoire, incapable de recréer les instruments de son confort matériel, vivrait dans une dépendance extrême. Ayant perdu les conditions de sa liberté, ce peuple s’offrirait à tous les despotismes, à tous les totalitarismes. C’est exactement ce qui se passe dans ces années 2020 avec le pouvoir mondialiste. L’évolution réussie d’une société passe non seulement par une dynamique de l’acquisition de nouveaux savoirs, mais aussi par notre aptitude à savoir préserver les savoirs anciens acquis.

Il ne saurait être question de rejeter la modernité pour revenir à la tradition, ni de se couper de ses racines pour tout miser sur de nouvelles conquêtes de la technique. Le passéisme et le respect des traditions ne sont pas la panacée qui guérira de tous les maux. Mais il est indispensable de connaître et de préserver les traditions parce qu’elles appartiennent à notre culture. Chaque homme est dépositaire d’un legs qu’il transmettra à ses descendants : la langue, l’histoire, les valeurs. La tradition précède l’homme, toujours et partout. De nos jours, le système de valeurs vole en éclats. Alors, l’homme a besoin du secours de la tradition pour inventer une nouvelle éthique. La valeur de l’héritage est donc fondamentale. Dans « Les bienheureux de la désolation », Hervé Bazin pose le problème du retour à la nature, du retour à la tradition. Après une éruption volcanique, les installations primitives d’une île sont détruites. Les habitants, recueillis par les Anglais, découvrent avec ravissement, puis stupeur les bienfaits et les méfaits de la civilisation, du progrès. Après un séjour de quelques mois, la plupart retournent sur leur île. Ils conservent certaines traditions et adoptent un mode de vie moderne. C’est la solution du syncrétisme tradition-modernité.

La sauvegarde de l’environnement ne consiste pas à se gargariser de paroles sentimentales. Les campagnes de sensibilisation organisées par la presse et les médias ont parfois un effet pervers suscitant un écologisme sentimental aussi naïf qu’inefficace, ou une psychose collective résultant de l’exagération des risques. À ce titre, les échanges mondiaux forcenés constituent une réelle menace pour l’environnement, mais curieusement, les écologistes se taisent. Au contraire, les productions locales bien menées préservent l’environnement.

Le développement de la civilisation technique paraît conciliable avec la préservation de la nature. Pour cela, la Technique doit être au service de la Nature. Le mot « technique » dérive directement d’un terme grec signifiant l’art. Par définition, l’activité technicienne recouvre toute activité qui n’est pas naturelle, qui requiert l’intervention de l’homme. Parce qu’elle est artificielle, la Technique s’oppose à la Nature, la Technique apparaît même comme l’instrument privilégié de domination de la Nature. Par exemple, quand l’homme détourne à son profit les forces naturelles (les barrages, les moulins à vent), quand l’homme exploite les ressources de la Nature (mines, puits de pétrole, chasse, pêche), il recourt à la Technique. Mais la Technique n’a pas pour fonction de détruire la Nature. La Technique a longtemps participé à l’épanouissement de la Nature. Depuis les premiers temps de l’agriculture, 3 000 avant Jésus-Christ, la Nature a été travaillée par les mains de l’homme qui, par ses techniques, collabore au développement et à la prospérité de la Nature. L’homme cultive les champs, soigne les bêtes, permet à la forêt de respirer.

La Nature est animée, transformée par l’homme. La Nature est donc imprégnée de Technique. On peut dire que la Technique achève la Nature. Aristote affirme : par la Technique, l’homme achève l’œuvre de la Nature, qu’il rend ainsi perfectible. Il est dans « la nature » de l’homme de fabriquer des outils, d’organiser le monde animal et végétal. Par la Technique, l’homme réalise sa propre nature, tient son propre rôle dans le vaste complexe biologique. Il va dans le sens de la Nature quand il paraît s’opposer à elle. Loin d’être un maître, le technicien est le complément de la Nature. Dès lors, ce qu’il faut déplacer, ce n’est pas le progrès technique, c’est la précipitation dont font preuve certains techniciens dans l’application de techniques nouvelles. On ne condamne pas l’usage de la technique, mais ce culte aveugle et présomptueux qui procède de l’excès, cet « hybris » que redoutaient les Grecs, cette démesure qui pousse à commettre les pires folies.

Le progrès ne se confond pas avec les seules réalisations techniques. Le seul vrai progrès est moral et social, il fait reculer la barbarie, les inégalités et les injustices. Le progrès tend vers la moralité et le bonheur des hommes. La civilisation technique doit être marquée par la recherche de législations plus humaines. Et à ce stade, il faut préciser la notion de progrès. Si l’on reste sur le plan scientifique, l’idée de progrès est dénuée de sens. La science ne peut pas commander le progrès de la technique. Les sciences ne peuvent dire que ce qui est, elles ne sauraient prétendre à dire ce qui doit être. L’idée de progrès n’est pas une notion scientifique, mais une notion morale et philosophique. L’accroissement de la puissance technique n’est pas un bien en soi, un progrès en soi. Seul un jugement moral peut dire si le progrès scientifico-technique est ou non une valeur pour l’homme.

Apprécier le bonheur, la moralité, la qualité de la vie, implique un jugement d’ordre philosophique qui ne se réfère ni à la science, ni à la technique. La valeur suprême, c’est le sens de l’humain. Le progrès technique peut mettre fin à la misère, résorber la maladie, faire reculer la mort peut-être. Car l’homme ne peut s’élever à la dignité d’agent moral et tendre vers un idéal, qu’une fois débarrassé de la crainte de ne pas manger à sa faim. Mais l’erreur suivante a été commise. Les problèmes de technique, de justice économique et sociale étant résolus, tous les problèmes seraient résolus. Le bonheur n’étant rien d’autre que le bien-être matériel, la civilisation industrielle y conduirait infailliblement le genre humain. Georges Friedmann, sociologue et philosophe français (1902-1977), nous avertit de cette erreur : « Les conséquences du progrès technique peuvent être admirables, mais risquent aussi de contribuer à la déchéance de l’homme si elles tombent dans un monde dépourvu de justes institutions, de liberté, de sagesse ». Ce qui est parfaitement le cas aujourd’hui. S’en tenir à la technique et au progrès matériel, au bien-être et au confort individuels, à la prospérité pour quelques-uns, à tout ce qui a une utilité palpable, est une attitude dangereuse.

Des conditions humaines sous-tendent la libération de l’homme, donc son bonheur et sa moralité. À cet égard, la déontologie de l’esprit scientifique peut être un exemple. La culture et l’esprit scientifiques sont marqués par des exigences de probité et d’universalisation. D’une part, la vérité scientifique est par essence évolutive et éphémère. Elle est continuellement l’objet de vérifications et de remises en question. Roger Caillois, écrivain, sociologue français (1913-1978), disait en 1946 : « Chaque théorie nouvelle découvre le mensonge de celle qu’on croyait jusqu’alors la vérité. Elle la déplace, attendant d’être à son tour invalidée par une hypothèse au triomphe non moins fragile ». Tendant à se constituer en systèmes, la connaissance scientifique n’en est pas moins aussi peu normative et dogmatique que possible. D’autre part, la science tend à créer un langage universel. Ses acquis mêmes provisoires créent un consensus. Ses méthodes se traduisent par des réactions de pensée sous toute latitude. Selon le savant américain Robert Oppenheimer (1904-1967), la science peut apporter autre chose que des facilités matérielles. Il nous appartient de comprendre les savants et de puiser dans l’expérience qu’ils ont acquise, une morale, une sagesse, et des règles de vie sociale, qui nous rendent dignes des bienfaits qu’ils nous prodiguent. Ceci dans la théorie, dans le cadre d’une science pure, et avec des scientifiques honnêtes et intègres. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, de nombreux scientifiques corrompus ont des conflits d’intérêts et œuvrent pour le profit de la finance internationale. À cet égard, les philosophes doivent acquérir une formation scientifique et être capables de critiquer la science et la techno-science.

Au-delà de ces considérations, le progrès et la technique favorisent la libération de l’homme. On redécouvre les vertus des relations humaines, et l’importance de l’atmosphère psychologique. Il faut adapter le travail à l’homme, et non l’homme au travail. En libérant l’homme, le progrès et la technique le rendent disponible pour d’autres tâches, pour les activités intellectuelles et artistiques, le bricolage, le jardinage. Si le temps de travail effectif diminue, les heures de loisirs augmentent. L’homme peut se cultiver, étendre les relations humaines. Pour Jean Fourastié, économiste français (1907-1990), la machine conduit l’homme « à se spécialiser dans l’humain ». Ainsi, le progrès technique aidera l’individu dans « la recherche de son autonomie et de la plénitude de son être ». Ce n’est pas le cas aujourd’hui, les oligarques ploutocrates au pouvoir défendent le capitalisme financier, et travaillent à la déshumanisation de l’homme, à l’abrutissement de l’homme, à l’asservissement de l’homme.

L’homme a conscience des limites du progrès. Des limites quantitatives : malgré la croissance exponentielle du savoir et de la connaissance, on ne sait toujours pas répondre aux questions métaphysiques éternelles, et on ne le saura probablement jamais. Cette incapacité récurrente de la science angoisse. Des limites qualitatives. Malgré l’amélioration du confort domestique, la violence et les passions inhérentes à la nature humaine bornent et restreignent l’impact du progrès sur la morale et le bonheur. Cessons de poursuivre les illusions de la modernité, retrouvons le sens du réel dans ce monde virtuel. Plutôt que changer le monde grâce à la science, sauvons le monde d’une destruction promise. Inscrivons les découvertes scientifiques dans un mécanisme d’élévation spirituelle de l’humanité. Dans cette optique, seuls l’art et la philosophie peuvent encourager ce mouvement et attester de sa réussite. Mais un art et une philosophie assainis et décantés.

Jean Saunier

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1 Commentaire

  1. Toujours trés intéressant Monsieur Saunier .Continuez! Ce qu affirme Caillois est en revanche trés grossier et contestable. Sa conception relativiste de la vérité scientifique est en tout point celle de la postmodernité ,donc un des poisons dont nous crevons. Amicalement.

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