Voici un beau livre sur l’Orient-Express, l’un des trains les plus connus dans le monde, sujet peut-être du plus grand nombre d’ouvrages littéraires et cinématographiques à thème ou séquences ferroviaires… Un univers à lui seul, objet de rêves et véhicule de réalités… Un train merveilleux avec sa part de mystères et de fantasmes… Une aventure humaine et technique…
Blanche El Gammal, avec son prénom de temps anciens et son patronyme oriental, semble avoir ainsi été prédisposée à écrire cet ouvrage particulièrement abouti, issu d’une thèse de doctorat en littérature générale et comparée – excusez du peu ! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette jolie jeune femme n’est pas née il y a un siècle et demi en ayant passé toute sa vie dans l’Orient-Express, mais elle sait remarquablement emmener le lecteur dans cette aventure extraordinaire que sont sa création, son évolution, ses utilisations, la fréquentation de ses voyageurs et les variations de ses noms et itinéraires.
Ce livre nous amène à explorer une part de l’histoire politique des XIXe et XXe siècles, la géographie, tout autant que l’évolution du matériel roulant, au moins dans son aspect visuel et sensible au public. Ainsi apprend-on que les couleurs bleu et or des voitures de la CIWL* ont été choisies par un administrateur de la Compagnie en référence à celles de son uniforme de Chasseur alpin. Les premières voitures – métalliques – bénéficiant de cette livrée remarquée et historique sont apparues en 1922, célébrant ainsi cette année leur centième anniversaire. Auparavant elles étaient en bois de teck vernis ; c’est dans l’une de ces voitures que fut signé l’armistice de 1918.
La dimension historique, géographique et politique du texte expose le pari, audacieux à l’époque (1883) de relier Londres à Constantinople (aujourd’hui Istanbul) par le chemin de fer, bien qu’il fut nécessaire pendant un temps d’avoir trois transferts par bateau sur la Manche, le Danube et la mer Noire. On suit les renversements de régimes et les variations de frontières des pays de l’Europe centrale et balkanique, les remplacements de noms de plusieurs villes, les manœuvres politiques amenant aux changements d’itinéraires de l’Orient-Express, notamment entre les deux guerres mondiales, les revendications identitaires amenant à des conflits dont certains, même après l’éclatement de la Yougoslavie, sont encore d’actualité.
L’évolution du matériel roulant a pour beaucoup été laissée à des ouvrages plus techniques, mais le lecteur suit avec intérêt celle d’éléments intéressant directement les usagers tels que la qualité de la restauration, le confort des compartiments et des couchages, l’accessibilité, la fiabilité de l’ensemble du train, toutes choses par ailleurs sujets de publicités d’entreprise aussi bien que journalistiques et, indirectement, littéraires et cinématographiques.
Une part importante du livre est consacrée aux voyageurs. Connus ou anonymes, ils constituent une véritable société voyageant dans une maison roulante. Si les gens riches et cultivés s’affichent avec plaisir en gare, font l’éloge de l’Orient-Express, narrent leur voyage en ajoutant volontiers quelques fantaisies, d’autres moins fortunés font le spectacle au cours des nombreux arrêts et montent même en voiture sur quelques courts trajets, notamment en troisième classe ajoutée tardivement. Au cours de ces arrêts, on fait le plein du tender en eau et charbon, tandis que les cuisiniers vont faire le marché afin de préparer des repas locaux selon l’engagement de la Compagnie. L’auteur cite souvent la princesse Marthe Bibesco qui voyagea par l’Orient-Express durant cinquante ans. On retrouve évidemment Agatha Christie, Stefan Zweig, Graham Green, Guillaume Apollinaire, mais aussi des noms moins connus aujourd’hui qui n’en participèrent pas moins à de nombreux voyages dans l’Orient-Express et à sa publicité par leurs écrits littéraires ou journalistiques : Paul Morand, Abel Hermant, Henri Opper de Blowitz, André Maurois et bien d’autres encore. On lit les aventures singulières de quelques chefs d’État, diplomates, politiciens, ingénieurs, commerçants, espions et trafiquants qui peuplèrent les voitures du célèbre train, les gares qu’il desservait et l’importante somme des ouvrages qui lui furent consacrés. Les romans constituent une bonne part des livres connus du grand public sur l’Orient-Express, ils restituent pour beaucoup et avec véracité l’ambiance feutrée, aventureuse, conviviale, parfois mystérieuse et même dangereuse, mais le plus souvent luxueusement ordinaire qui était celle de ce train mythique, dans lequel voyageaient beaucoup de personnes aisées, une foule moins connue de petites gens et quelques intrigants dont l’importance et le nombre viennent surtout des romans eux-mêmes.
L’avion et l’automobile, concurrents directs et permanents du chemin de fer, participèrent à la disparition progressive de l’Orient-Express, train devenu légendaire et dont des répliques, composées de matériels restaurés appartenant à des collections privées, circulent aujourd’hui sur une partie de ses anciens trajets. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il était devenu d’abord un train militaire soumis à autorisation spéciale, puis un train de moins en moins luxueux et original, d’autant plus que le Rideau de Fer empêchait son utilisation antérieure. L’intérêt pour les voyages s’était aussi porté vers des destinations plus exotiques et lointaines. Et encore, on a perdu l’habitude de voyager pour ne plus faire que se transporter, ce qui est bien différent. Il n’y a plus de fourgons à bagages dans la composition des trains de voyageurs depuis bien longtemps, peu de voitures-restaurant, des TGV sont aménagés avec des sièges non situés en regard d’une baie vitrée, une disposition inimaginable jusque-là. Certes, les trajets sont moins longs avec la grande vitesse et… beaucoup de voyageurs sont occupés avec différents appareils multimédia !
Il en est donc ainsi, l’homme du XXIe siècle ne voyage plus, il se déplace sans attention pour son environnement matériel ou paysager, occupé comme un ministre à communiquer avec la Terre entière. L’Orient-Express avait perdu sa raison d’être, mais il lui reste son âme pour les nostalgiques des beaux trains, des longs voyages, des paysages défilant, de la gastronomie, de la classe professionnelle, des rêves et des légendes, des souvenirs heureux fabriqués par la transformation d’un temps non perdu de voyage en aventure conviviale, enthousiasmante et enchanteresse.
Daniel Pollett
Blanche El Gammal, L’Orient-Express – du voyage extraordinaire aux illusions perdues, éditions Les Belles Lettres, 2017, 625 pages.
Attention, ce livre est le produit d’une thèse de doctorat présentée comme telle, comportant 215 pages d’annexes diverses très documentées. À lire comme on savoure un bon whisky, à petites étapes attentionnées, par un public déjà passionné.
*Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des grands express européens, crée en 1872 par Georges Nagelmackers, devenue Compagnie Internationale des Wagons-Lits et du Tourisme.
Documentaire ARTE (82mn) : https://www.youtube.com/watch?v=9HU-4EnF4kc
Merci de nous parler de l’époque des trains, des vrais trains.