Lorsqu’un intellectuel, Braudel, pouvait encore émettre des doutes sur l’intégration des musulmans

Il y eut une époque où les intellectuels français, qu’ils fussent de gauche ou de droite, lorsqu’ils traitaient un sujet, n’hésitaient aucunement à évoquer tous les aspects de celui-ci. Il aurait été hors de question pour eux d’en passer sous silence sous le prétexte que cela pourrait blesser certaines susceptibilités ou stigmatiser certaines catégories d’individus.

C’était une époque récente, dont Claude Lévi-Strauss avait perçue qu’elle était révolue, lorsqu’en 2002, recevant Didier Eribon du Nouvel Observateur (1), il expliquait : « J’ai dit dans “Tristes Tropiques” ce que je pensais de l’islam. Bien que dans une langue plus châtiée, ce n’était pas tellement éloigné de ce pour quoi on fait aujourd’hui un procès à Houellebecq (2). Un tel procès aurait été inconcevable il y a un demi-siècle ; ça ne serait venu à l’esprit de personne. On a le droit de critiquer la religion. On a le droit de dire ce qu’on pense. […] Nous sommes contaminés par l’intolérance islamique. »

Le célèbre anthropologue, dont les valeurs humanistes lui avaient permises la compréhension des sociétés les plus éloignées de nos sociétés modernes, avait profité de cette liberté d’expression, pour exprimer très tôt sa méfiance et son inquiétude concernant l’islam et son « appétit destructeur de toutes les traditions antérieures ». Cet extrait de « Tristes Tropiques », paru en 1955, concernant l’islam est aujourd’hui connu de la plupart des militants vigilants et opposants à l’expansion de l’islam. Mais il n’est pas inutile de le relire ou de le découvrir (3). La réticence vis-à-vis de l’islam y est si forte que « certaines pages de Tristes Tropiques, peu remarquées à l’époque, vaudraient sûrement à leur auteur de virulentes protestations si elles paraissaient aujourd’hui », indiquait l’article nécrologique du Monde, au moment du décès de Lévi-Strauss.

Un autre exemple de la liberté d’esprit, moins connu, existant dans ces décennies, est constitué par les réflexions de Braudel sur l’islam et ses interrogations sur la capacité des musulmans à s’intégrer à la société française. Pourtant, à partir des années 80, l’autocensure commence déjà à apparaître. L’historien français Fernand Braudel, représentant de l’école des Annales, qui a fortement influencé la pensée de gauche, ne veut pourtant pas passer sous silence des constats que tous les observateurs de l’époque pouvaient effectuer. Fernand Braudel a vécu en Algérie de 1924 à 1932. Son analyse est à méditer.

l'historien Fernand Braudel

Dans son ouvrage « L’identité de la France » (1986), il constate que l’immigration étrangère n’est devenue un problème que récemment. Malgré le racisme et les moqueries qu’ils ont pu rencontrer, Polonais, italiens, Espagnols, Portugais ont réussi leur intégration. La clé de cette réussite pour Braudel ? : «Assimilation possible, acceptée, c’est bien, je crois, le critère des critères pour l’immigration sans douleur ». Or, succédant aux vagues d’immigration précédentes, l’immigration en provenance d’Afrique n’est pas suivie d’une intégration réussie. Lisons l’argumentation de Braudel qui suit dans les pages 595 à 601 (édition Flammarion, 2011) :

« Alors pourquoi aujourd’hui, en ce qui concerne les musulmans installés chez nous, maghrébins en majorité, le phénomène inverse ? Ce sont les fils d’immigrés de la deuxième génération qui sont en difficulté, rejetés et rejetant eux-mêmes une assimilation que la génération de leurs parents ou grands-parents avait parfois réussie. Les obstacles sont sérieux : défiance réciproque, craintes, préjugés racistes, mais aussi différences profondes de croyances, de mœurs ; juxtaposition, ou confrontation des cultures, et non mélange. […]

Je n’ai rien contre nos synagogues et nos églises orthodoxes. Et donc rien contre les mosquées qui s’élèvent en France, de plus en plus nombreuses et fréquentées. Mais l’islam n’est pas seulement une religion, c’est une civilisation plus que vivante, une manière de vivre. Cette jeune Maghrébine enlevée et séquestrée par ses frères parce qu’elle voulait épouser un Français, ces centaines de Françaises mariées à des Nord-Africains et à qui, après un divorce, leurs enfants sont enlevés et expédiés en Algérie par les pères qui se reconnaissent, seuls, des droits sur eux, ce ne sont pas là de simples faits divers, mais des symboles de l’obstacle majeur auquel se heurtent les immigrés d’Afrique du Nord : une civilisation autre que la leur. Un droit, une loi qui ne reconnaît pas leur propre droit, fondé sur cette loi supérieure qu’est la religion du coran. L’autorité paternelle, le statut de la femme posent sans doute les problèmes majeurs, puisqu’ils touchent à cette base fondamentale de la société : la famille. Il y a chaque année, en moyenne, 20 000 mariages mixtes. Deux sur trois aboutissent au divorce. Ils supposent en effet une rupture avec la civilisation mère de l’un des époux, quand ce n’est pas des deux. Or sans intermariages, il n’y a pas d’intégration.

D’où l’hésitation, le déchirement des jeunes générations de Maghrébins, qui vivent difficilement notre crise économique et l’hostilité que leur réservent les grandes villes. Souvent Français de droit, par leur naissance sur notre territoire, ils refusent, par fidélité aux leurs ou par défi, la nationalité française et cultivent le rêve du retour sans trop y croire, cependant, ni même le vouloir.

Ces déchirements sont parfois mortels et il est des morts dont chacun de nous se sentira responsable. Un jeune Nord-Africain est jeté en prison, à Clairvaux, il s’y suicide et laisse un étrange message : « Tous les jours, je crève. J’ai mal terriblement. A croire qu’un cancer me dévore. Je vous quitte, empli de haine et d’amour. De l’amour que j’ai raté, l’amour que je n’ai pas eu, de l’amour que je voulais donner. » […]

Les beurs sont en effet aussi mal dans leur peau en France (qu’ils aient accepté ou non la nationalité française à laquelle ils ont droit) qu’en Algérie, où ils sont regardés comme des semi-étrangers. Les raisons de cette exclusion ? Parfois leur jactance, le « luxe » dont ils éclaboussent les uns et les autres pendant leurs vacances au pays, leurs vêtements, leurs automobiles … Parfois aussi leur propre mépris : « Là-bas, dit l’un d’eux de retour en France, il n’y a rien à bouffer. C’est redevenu le Moyen-Age. » Et tel autre : « Ici, c’est lugubre, impossible de s’amuser et la famille te surveille sans arrêt. » Mais les beurs choquent plus encore par ce qu’ils font, pas toujours consciemment, contre les mœurs et habitudes locales. Hassan, qui a fait quelques séjours intermittents à Paris et ne s’y est pas installé, y a trouvé « le milieu des immigrés … très pourri ». « Nous, dit-il, on a des traditions à respecter. Tu vois, là-bas, tu perds ta personnalité … Les jeunes qui sont nés là-bas, en France, ils ont carrément perdu le sens des traditions … » […]

A quoi [les immigrés] répliquent en avançant leurs propres griefs. « Souvent dans la rue, dit une jeune Algérienne, les hommes font à haute voix la réflexion : c’est une immigrée, simplement parce que je ne baisse pas les yeux » Que ne faut-il pas faire si l’on veut être admis à nouveau dans sa propre communauté ! […]

Faut-il s’étonner, dans ces conditions, que des débats récents révèlent deux courants quasi opposés, au sein même des communautés musulmanes de France ?

Le premier continue à prêcher de façon active et militante, le retour aux sources, au coran, à « l’islam rédempteur ». Pour Driss El Yazami, « il n’y a que la religion qui puisse nous rassembler, nous, tous les Maghrébins, même les fils de harkis », qui puisse préserver une « identité » maghrébine, face à la française. Mais ce « face » ne devient-il pas facilement un « contre » ? Un encouragement pour les Français d’origine musulmane à refuser le bulletin de vote comme une sorte de trahison culturelle ? Une source de conflits entre les devoirs religieux, selon l’islam, et les obligations du droit civil français, en matière de divorce, de droit paternel, etc. ?

Est-ce là le rôle de la religion qui, particulièrement dans une société multiculturelle ou multiraciale, se doit de rester foi intime, morale individuelle ? […]
Bref, il faut choisir. Et c’est précisément la tendance de l’autre courant de pensée qui apparaît, en particulier dans les discussions au sujet du bulletin de vote. Belkacem, 26 ans, secrétaire général de l’Association des Travailleurs Algériens en France, explique : « On sait que 90 % des Maghrébins vont rester en France. Notre slogan, ça va être : mon avenir est ici, je vote. » […] A eux d’entrer dans le jeu politique, de voter, d’accéder à une « culture pour déboucher sur une nouvelle citoyenneté ». Et pour cela, « il faut choisir. Trop de jeunes s’enlisent dans une situation de non-choix. […]

[Puisse ce choix être effectué]. Ce jour-là, les Maghrébins auront gagné leur partie, donc la nôtre, celle de la communauté. D’autant que les progrès de l’intégrisme dans le monde ont de quoi rendre inquiétantes les plus sincères des croisades religieuses. La France n’est certes pas non chrétienne, mais sur ce point elle est devenue tolérante, ses passions se sont apaisées. Depuis longtemps, nous en avons fini, Français, avec nos guerres de religion et pourtant plusieurs siècles ne nous ont pas encore permis d’en oublier les cruautés. Qui de nous voudrait, sur notre territoire, en voir renaître de nouvelles ? »

Jean Pavée

(1) http://tempsreel.nouvelobs.com/opinions/00030882.EDI0001/visite-a-levi-strauss.html

(2) Rappelons que Houellebecq avait comparu devant un tribunal pour avoir déclaré dans le magasine « Lire » : « “La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré… effondré ».

(3) http://www.legrandsoir.info/Claude-Levi-Strauss-et-les-musulmans

http://ripostelaique.com/j%E2%80%99ai-ete-accusee-de-dire-des-conneries-parce-que-je-refusais-de-dire-des-todderies.html (le PS)

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