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Mathieu Guidère est agrégé d’arabe et professeur des universités. Il a été tour à tour professeur résident à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, puis professeur à l’université de Genève, avant d’être nommé professeur d’islamologie à l’université de Toulouse. Il a publié plusieurs ouvrages aux Editions Autrement dont : Le Choc des révolutions arabes (2011) et l’Atlas des pays arabes (2012). Il vient d’y publier Les Cocus de la révolution, voyage au cœur du Printemps arabe
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Riposte Laïque : Dans votre dernier livre, Les Cocus de la révolution, vous racontez un périple très instructif qui vous a conduit du Maroc jusqu’au Qatar. Avez-vous jamais essayé de passer par la Mecque et Médine, cœur et origine de votre métier d’islamologue ? L’Arabie Saoudite a joué un rôle crucial dans le sujet que vous traitez : Ben Ali y est à l’abri, le sort du Yémen ne lui est pas indifférent et, surtout, vous ne mentionnez pas du tout les cocus que furent les révoltés du Bahreïn ? L’Arabie, serait-elle dans l’angle mort des Américains et des islamologues ? Ne nous ferait-elle pas pousser des cornes si énormes que nous avons honte de les mentionner ?
Mathieu Guidère : Effectivement, l’Arabie saoudite est incontournable en islamologie et centrale dans le monde arabe et musulman, mais elle occupe une position particulière (pays qui renferme les deux lieux saints de l’Islam) et présente un régime politique très fermé qui rend d’une part extrêmement difficile l’accès au Royaume (visa très rare, impossibilité de se rendre à Médine et à La Mecque pour un non-musulman) et d’autre part, complique la tâche d’étude et d’analyse pour les spécialistes (contrôle très strict des étrangers en particulier occidentaux). Ce n’est un secret pour personne que le pays est très conservateur et que le régime est autocratique et dominé par les religieux, ce qui signifie que je n’ai pas pu m’y rendre et que je n’ai pas personnellement des informations de première main ni une connaissance de terrain sur ce pays pour en parler comme j’ai pu le faire pour les autres pays arabes que je connais intimement et que j’ai pu visiter à plusieurs reprises. Tout ce que j’en sais relève de l’information générale et des connaissances non validées sur le terrain pour lesquels je ne me sens pas autorisé à parler en expert. Et je crois que c’est le cas de la quasi-totalité des spécialistes français. Je ne crois pas qu’il y ait une quelconque « honte » à en parler mais tout simplement une impossibilité de travailler actuellement sur ce pays comme j’ai pu le faire sur d’autres.
Riposte Laïque : Vous reprenez à votre compte le diagnostic d’un politicien américain qui constatait que nos soi-disant amis qui auraient combattu l’islamisme n’ont fait que préparer son lit. Avez-vous pensé à lui rappeler ce qui s’était passé en Iran ou pensez-vous que les leçons du passé récent sont faites pour être oubliées ?
Mathieu Guidère : Je ne crois pas au retour cyclique des événements ni à la répétition de l’Histoire, car comparaison n’est pas raison et chaque situation est spécifique malgré les analogies que nous pouvons y percevoir à tort ou à raison. Pour ma part, la seule leçon que je tire de l’expérience iranienne est que l’islamisme politique d’inspiration chiite a lamentablement échoué au cours des trente dernières années à assurer la prospérité qu’il promettait au peuple iranien en 1979, que l’ayatollah Khomeiny a menti aux Iraniens sur le « régime des clercs » (Velayet-e faqih) et que le régime actuel continue de se dépêtrer dans les mêmes problèmes et contradictions de ses origines. La seconde leçon que je tire est qu’une « théocratie parlementaire » – car c’est bien de cela qu’il s’agit dans le cas de l’Iran – présente des principes et des valeurs incompatibles avec ceux des démocraties occidentales, même lorsqu’elle adopte le fonctionnement formel de la démocratie. Et au final, je pense qu’il revient au peuple iranien de désavouer ce régime s’il le juge contraire à ses aspirations, comme il l’a déjà fait en 1979 contre le Shah et comme l’ont fait certains peuples arabes en 2011…
Riposte Laïque : Devant une Commission du Sénat vous avez attiré l’attention sur le fait que les deux rives de la Méditerranée communiquaient quotidiennement et massivement, entraînant une extension du phénomène islamiste et de l’idéologie jihadiste en France et en Europe. Vous attirez aussi l’attention sur la communautarisation bien avancée d’un certain nombre de territoires de la République. Pouvez-vous développer ce point pour nos lecteurs ?
Mathieu Guidère : Depuis le Printemps arabe, je fais effectivement le constat qu’il existe une extension de l’islamisme sur les deux rives de la Méditerranée qui communiquent désormais davantage et plus librement que sous les dictatures de Ben Ali, de Kadhafi et de Moubarak. Cela concerne des thématiques sociales particulières (non-mixité, homophobie, antisémitisme, port du voile, etc.), mais aussi des modes de vie spécifiques (religiosité exacerbé, prosélytisme assumé, visibilité des signes identitaires…). Et cela aboutit à des paradoxes comme le fait de voir le port de la burqa interdit ici mais autorisé à deux heures de Paris sur la rive sud de la Méditerranée, faisant apparaître la France comme « liberticide » aux yeux des extrémistes religieux alors qu’elle était jusqu’en 2011 une terre de refuge et d’asile pour un certain nombre d’entre ceux qui fuyaient la répression et la dictature des anciens régimes. Le mérite du Printemps arabe est qu’il a permis une clarification des positionnements idéologiques des uns et des autres, et qu’il est désormais possible d’avoir un positionnement cohérent avec ses idées et ses principes des deux côtés de la Méditerranée.
Riposte Laïque : Le ‘choc des civilisations’ et la dénonciation concomitante des ‘néo-conservateurs’ américains sont devenus une sorte de tarte à la crème à laquelle vous goûtez aussi. Vous qui connaissez si bien l’Histoire de l’islam et de sa relation avec la rive Nord de la Méditerranée, sans oublier la dénommée «Terre Sainte», ne pensez-vous pas que cela était déjà programmé dans la fameuse déclaration de Mahomet, il y a quatorze siècles : « J’ai ordre de combattre les gens jusqu’à ce qu’ils [elles] témoignent qu’il n’y a pas de divinité en dehors d’Allah et que Mahomet est son prophète », tradition et ordre rappelés d’ailleurs par Averroès au XIIe siècle alors que ses maîtres almohades étaient en confrontation permanente avec les rois catholiques de l’époque. Avions-nous déjà affaire à des néo-conservateurs ?
Mathieu Guidère : Je ne voudrais critiquer personne ni vilipender qui que ce soit, mais je suis opposé à toute utilisation – a fortiori à toute instrumentalisation – des textes ou des personnages historiques, surtout s’ils (les textes ou les personnages) sont considérés comme « saints » ou « sacrés » par quelque communauté que ce soit, en bien ou en mal. Pour une raison toute simple : c’est qu’on peut faire dire à peu près n’importe quoi aux textes et aux personnages du passé, puisqu’il s’agit de notre interprétation et de notre regard de contemporains, que c’est totalement anachronique et qu’il ne sert à rien de vivre dans le passé. Je préfère me concentrer sur les textes et sur les personnages actuels, car il y a déjà beaucoup à faire, et que disserter sur le passé est une perte de temps, de surcroît contre-productive, pour quiconque veut avancer et construire l’avenir.
Riposte Laïque : Puisque vous connaissez bien le monde musulman et évoquez dans votre livre tant de régimes différents, ne constatez-vous pas que ceux qui ont su s’attribuer le pouvoir exorbitant de la religion au détriment des muftis, des imams et des apprentis théologiens sont ceux qui encaissent mieux le coup des secousses du printemps et autres saisons ? Ne pensez-vous pas qu’un Commandeur des Croyants qui ne renie pas sa part de « Berbérité » à la tête d’un Etat musulman multiethnique comme le Maroc est plus apte à refléter la structure des pouvoirs au sein de la famille, des tribus et de la société musulmane ? Ne pensez-vous pas que le régime algérien avait justement tort de laisser ce pouvoir à la dérive, entre les mains de charlatans ?
Mathieu Guidère : Chaque pays arabe présente une situation politique et sociale spécifique, même s’il possède quelques référents culturels et historiques communs. Pour moi qui connais bien les pays du Maghreb, je peux vous dire que les différences sont criantes entre le Maroc et l’Algérie, comme entre la Tunisie et la Libye, que les rapprochements sont souvent trompeurs et qu’il faut s’en méfier, éviter d’être partiel pour ne pas être partial. La seule chose qui me paraît évidente aujourd’hui, c’est que chacun de ces pays est confronté à des problèmes de développement majeurs et à des questions de gestion de la modernité pour lesquels le Roi essaie de trouver des solutions locales au Maroc et les militaires, des solutions radicales en Algérie. Pour l’instant, aucun des pays du Maghreb ne peut être cité en modèle ni en matière de liberté ni en matière de développement ou de progrès. La question de fond reste l’évolution des mentalités et la révolution culturelle tant attendue dans tous ces pays.
Riposte Laïque : Vous décrivez très bien le pouvoir diplomatique et médiatique que représente la chaîne al-Jazeera, financée par le Qatar. Les paraboles qui défigurent nos quartiers français sont aussi orientées vers cet Orient-là où le télé-prédicateur antisémite al-Qaradawi a carte blanche et n’y est jamais contredit. Cette chaîne décrit, par exemple, l’intervention française au Mali comme une sorte de néo-colonialisme. Que savez-vous de l’aide matérielle fournie par le Qatar aux Moudjahidines au Nord Mali ?
Mathieu Guidère : Le Qatar est un tout petit pays qui n’a pas les moyens militaires de ses ambitions politiques et diplomatiques. Il a pu briller à la faveur du Printemps arabe grâce au soutien de l’Occident et à ses ressources financières considérables. Partout, il est en compétition avec son concurrent et voisin saoudien qui promeut un Islam salafiste, et donc au Mali, comme ailleurs, chacun essaie d’avancer ses pions parmi les forces islamistes qui s’adressent à lui pour s’assurer la diffusion de sa doctrine et la protection de ses intérêts idéologiques. C’est une tendance générale qui n’est pas nouvelle mais qui a connu davantage de publicité à partir du moment où le Qatar s’est intéressé à l’investissement en France. Je crois qu’il faut savoir remettre tout cela dans son contexte et relativiser l’impact qu’un pays aussi minuscule peut avoir sur un grand pays comme la France.
Riposte Laïque : Vous considérez la France comme un peu cocue par l’arrivée du printemps arabe. Il aurait fait oublier ou du moins dénaturer le projet d’une académie militaire (Saint-Cyr – Qatar). Comme vous avez travaillé à Saint-Cyr, pourriez-vous nous dire où en est ce projet ? Les Anglos-saxons en ont-ils profité pour nous doubler sur ce terrain ?
Mathieu Guidère : Le projet Saint-Cyr Qatar était un projet unique en son genre et très ambitieux dans son esprit ; il est aujourd’hui au point mort malheureusement pour des raisons qu’il serait long de développer ici. Je note seulement que nos amis américains et britanniques n’ont jamais formé autant d’officiers et de militaires issus des pays du Golfe que depuis l’annonce de ce projet : il y a eu des facilités d’intégration dans les Académies de Sandhurst (GB) et de West-Point (USA), un renforcement considérable des accords d’échanges et de coopération à tous les niveaux, des programmes et des bourses pour attirer l’élite dirigeante de toute la région. La leçon à tirer de ce dossier est que les décideurs anglo-saxons savent, comme toujours, être pragmatiques pour faire passer leurs intérêts avant toute considération idéologique pendant que nous autres Français, pouvons disserter pendant des années sur la nécessaire maîtrise de langue française par les futurs officiers du Golfe…
Propos recueillis par Pascal Hilout, né Mohamed