Merci, Monseigneur !

On l’a vu, la déclaration de l’archevêque de Canterbury, chef de l’église d’Angleterre, disant devant une assemblée de fidèles qu’il était “inévitable” que certains éléments de la charia soient admis à côté du droit anglais, notamment en matière de divorce, a déclenché un tollé général. Sans doute, l’archevêque a précisé qu’il n’était pas question d’accepter les châtiments brutaux ni la discrimination à l’égard des femmes, mais enfin… A cette déclaration le porte-parole du premier ministre Gordon Brown a répliqué que le droit anglais se suffisait parfaitement à lui-même et qu’il n’avait pas besoin d’apports de la charia, tandis que le président du Centre britannique du culte musulman (eux aussi, ils ont leur CFCM !) félicitait l’archevêque pour son ouverture d’esprit. On n’a pas très bien compris en quoi le divorce était concerné, s’agirait-il de légaliser la polygamie en Grande Bretagne ? Attendons la suite.
La question s’était déjà posée l’année dernière au Canada, où certains juristes demandaient que soient institués des tribunaux spéciaux, fondés sur le droit musulman, pour les populations immigrées qui pratiquent cette religion. Il n’en a rien été, heureusement, mais ce genre d’incidents montre à quels problèmes on s’expose quand on veut faire coïncider un “espace juridique” où la religion n’est pas séparée du droit naturel avec un autre “espace juridique” qui n’est pas dominé par la religion, qui en est même plus ou moins séparé. C’est pourquoi il me semble que nous pouvons être reconnaissants à l’archevêque de Canterbury parce que sa déclaration pose plusieurs questions fondamentales, et nous ouvre les yeux sur les solutions qu’elles appellent.
1) On peut trouver que la réaction du porte-parole du premier ministre est un peu brutale, méprisante, qu’il y a en elle des restes de colonialisme, la certitude d’appartenir à une civilisation d’essence supérieure. Mais cette première interprétation doit être écartée, parce que, quelle que soit la valeur des civilisations dans lesquelles des religions comme l’islam (ou toute autre religion) sont apparues – et il ne s’agit pas de dresser une échelle des valeurs des civilisations – ce sont des concours de circonstances qui ont abouti à ce que le Parlement anglais adopte en 1679 l’habeas corpus, dont il était question depuis 1628, c’est-à-dire tout le fondement du droit actuel limitant les arrestations et détentions arbitraires et interdisant la torture, mais il faut avouer que ce concours de circonstances a été tout à fait heureux !
Ensuite, les autres pays européens ont adopté peu à peu les mêmes mesures, mais il est évident qu’on ne peut pas, dans un pays, délimiter des zones où l’habeas corpus sera admis, et d’autres où il ne le sera pas. Indépendamment de la valeur morale de chaque système, les différentes zones entreront fatalement, un jour ou l’autre, en guerre de religions, l’une des deux devra finir par dominer, et si c’est celle où le droit est fondé sur la religion, ce sera dommageable pour tout le monde. La réflexion de l’archevêque nous aide donc à mieux comprendre ce qu’on entend par “espace juridique” et garantie des libertés.
2) Il se trouve que l’Angleterre, qui avait ouvert au XVIIème siècle le cycle des révolutions européennes, a ensuite évolué d’une façon beaucoup plus calme, plus lente que les autres pays, et que, pour ce qui est de la place qu’occupent les religions dans l’espace civique, elle s’est contentée de ce qu’on appelle la “sécularisation”, c’est-à-dire que dans la lutte entre le pouvoir temporel (l’Etat) et le pouvoir spirituel (l’Eglise), sans doute à cause de la diversité des sectes protestantes, elle a laissé s’installer un modus vivendi pacifique, fait de tolérances mutuelles, tolérance des religions entre elles et de l’Etat à l’égard des religions.
On a assez souvent fait remarquer qu’il n’y a pas de terme exact en anglais pour traduire notre mot “laïque”, dont Henri Pena-Ruiz a rappellé à juste titre l’étymologie : du grec “laos”, le peuple, c’est le régime qui vient de la volonté du peuple tout entier, et les adversaires de la laïcité en ont même tiré argument pour prétendre que l’idée de laïcité était un concept spécifiquement français. Le terme anglais “secular” appartient encore au vocabulaire religieux, il oppose le pouvoir temporel au pouvoir spirituel, c’est pourquoi certains ont proposé de traduire “laïque” non pas par “secular”, mais par “unconfessionnal”, plus précis. Quoi qu’il en soit, l’intervention de l’archevêque nous montre que la tolérance mutuelle n’est pas un rempart suffisant contre le fanatisme, car si les religions se tolèrent l’une l’autre, inévitablement, à un moment ou à un autre, elles se mettront d’accord pour détruire la laïcité de l’Etat.
En effet, tout cela pose en pleine lumière le problème de la tolérance en religion : y a-t-il des religions tolérantes ? Oui, quand on les y contraint, mais si on les laisse s’adonner à leur penchant naturel, elles ne tardent pas à retrouver leurs “racines” intolérantes, étant donné qu’elles affirment des “vérités” qui ne sont pas prouvées par la science : elles ne peuvent donc les imposer que par la persuasion ou par la force, et quand les moyens de la persuasion sont épuisés, le recours à la force est inévitable. C’est ainsi qu’une religion tolérante comme l’anglicanisme (elle ne l’a pas toujours été) peut nouer alliance avec une religion intolérante comme l’islam, et si cette alliance réussissait, la laïcité de l’Etat serait menacée. En France, l’évolution a été plus mouvementée, et finalement il a fallu séparer complètement l’Eglise de l’Etat pour aboutir à un véritable espace civique. Merci à l’archevêque de nous avoir fait la démonstration de la supériorité du système de séparation sur tout système de sécularisation ou de concordat.
3) L’enseignement de l’archevêque s’étend donc à toute l’Europe : le traité “simplifié” qui vient d’être adopté par les parlements français dans les circonstances que l’on sait stipule, comme le précédent projet de constitution, que l’Union européenne entretient des relations constantes et confiantes avec les différentes églises, et on ajoute, pour faire avaler la pilule, “avec les associations philosophiques”, sans plus de précisions. En fait, les dirigeants européens voudraient unifier le statut de l’Europe sur la base d’une sorte de concordat tel que celui qui règne en Allemagne, et qui n’est guère différent de la “sécularisation” anglaise. C’est renoncer à la séparation à la française, et là-dessus les nombreuses associations de laïques et de libres penseurs en Espagne, en Italie, en Pologne, sans parler de la France et de tous autres les pays d’Europe, s’émeuvent, parce qu’ils voient bien que c’est un énorme recul de civilisation. Mais comment faire ? On ne peut tout de même pas imposer la séparation partout, par décret, par voie autoritaire. Non, mais c’est une idée qui progresse, on pourrait organiser dans tous les pays des débats démocratiques sur cette importante question, et demander leur avis aux peuples. Par référendum, par exemple ?
Antoine Thivel

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