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Poutine sur France2 : le pire avec Delahousse, le meilleur avec Carré

Le jeudi 15 décembre 2016, France 2 proposait une soirée « Vladimir Poutine » en deux volets : « le mystère Poutine », un reportage signé Laurent Delahousse, à l’heure de la plus grande écoute et « le nouvel empire », celui-là signé Jean-Michel Carré (à 23 h 30).  Se voulant biographique, le premier  n’était que prétentieux, ambigu, empêtré de psychologisme de bas étage. Il prétendait percer le pseudo mystère d’un homme terne et insignifiant, à la vie terne et frustrante, un « pion devenu roi», un « pantin » devenu président par la volonté du clan Eltsine. Tout cela expliquerait les guerres organisées et planifiées par ce nouveau dictateur.

En bref, la propagande médiatique habituelle.

Des journalistes éclairés des deux sexes, dotés dans l’un et l’autre cas d’une rare pénétration psychologique se posaient la question qui était le fond du reportage : « comment cet ancien petit fonctionnaire du KGB s’est-il érigé en président ? » Sauf que ce « petit fonctionnaire » dirigeait alors les renseignements généraux d’un pays comme l’URSS. V. Poutine était ainsi présenté comme un homme qui « avait semblé dénué d’intérêt à tout point de vue », « un gars du KGB faible et insignifiant », un « parfait subordonné », « rigide et déterminé, tranché dans ses convictions, et qui était comme ça il y a 25 ans ». On était allé chercher des intimes qui le décrivaient comme « un homme replié mais qui ne trahit pas » (un bon chien fidèle quoi …) et jusqu’à une ancienne institutrice à qui il avait rendu visite et qui lui donnait des conseils de bonne tenue politique… Qu’il semblait accueillir avec beaucoup de bonne grâce. Bref, un voyou rescapé par une brave dame russe qui l’avait sauvé d’un avenir dans la pègre. Des archives rares, commente la presse, toujours d’une rare pénétration…

Le bellâtre à la courte vue qui a signé ce reportage aurait mieux fait de mettre sa plastique avantageuse au service d’une marque de barre chocolatée, de lessive ou d’un quelconque shampoing pour homme.

Le second reportage corrigeait cette vision pitoyable. Monsieur Jean-Michel Carré est déjà un vieux monsieur, (on trouve sur internet une interview de lui, au cours de laquelle il évoque ce reportage). L’âge n’explique pas tout, il y a beaucoup d’intelligence dans ce « grand journalisme ». Suffisamment rare pour être signalé comme tel.

Le reportage s’ouvre sur une excellente leçon d’histoire moderne et contemporaine, et surtout une leçon de géopolitique. Elle commence avec l’OTAN et sa réponse russe, le Pacte de Varsovie ; avec le rappel de l’effondrement de l’URSS en 1989 et en 1991, fin du mur et du rideau de fer ; avec la dissolution du Pacte de Varsovie. Et l’humiliation du peuple russe : politique mais aussi économique. Que Vladimir Poutine va recueillir à son arrivée au pouvoir.

L’OTAN, par contre, n’a pas été dissous : il est devenu un instrument mis au service des intérêts stratégiques des EU et de l’Europe, enveloppé sous les oripeaux des droits de l’homme et des peuples. Lorsque Poutine devient président, ce « pion » commence par mettre au pas les oligarques russes – qui se sont emparés des richesses lors de l’effondrement – et se partagent un pays qui a perdu la moitié de sa population, et dont le peuple a perdu 40% du pouvoir d’achat.

En matière de politique extérieure, sa politique est celle de la main tendue.

La réponse européenne ? Elle est éclatante d’arrogance à courte vue : lors des festivités organisées pour la commémoration de la victoire sur Hitler, aucun homme d’Etat des pays européens ne répond à l’invitation. Pire, lors de la commémoration de la libération d’Auschwitz dont les Russes sont les artisans, la Russie n’est pas invitée. Ce sont les Russes qui ont libéré le camp de funeste mémoire. Notre monomaniaquerie de la commémoration s’arrête là où commencent les affaires un peu sérieuses.

Le mépris des Etats Unis précède l’arrivée au pouvoir de Poutine : le fou rire de Clinton qui inaugure en public l’attitude de mépris ouvert qui sera celui des Etats Unis désormais (il se moque en direct du président Eltsine, venu un peu ivre, il est vrai). Il le précède mais il sera redoublé sous la première présidence : en témoignent les visages et les sourires railleurs des hommes politiques américains lors du discours de Munich ; jusqu’à Mme Hillary Clinton, crevant de suffisance, singeant publiquement les élections russes et tournant en dérision la personne même de Poutine.

Du côté de l’attitude russe que voyons-nous ? Un homme qui semble faire corps avec sa parole, qui parle une langue claire, sans jargon : apparemment ému, il propose l’aide la Russie lors des événements du 11 septembre ; en présence de personnalité politiques chinoises, il demande : « mais qui voudrait être humilié » ? Et l’attitude de ces hommes le plus souvent impénétrables en dit long sur ce que cette phrase évoque en eux. Les discours de ce chef d’Etat peuvent apparaître nationalistes, décidés, exprimer une excessive fierté envers la Russie, on est en droit de les désapprouver, mais on chercherait en vain un discours de dénigrement de l’adversaire. Interrogé par un journaliste qui rapporte en les déformant les propos qu’il a tenus sur Donald Trump, il répond simplement qu’il a dit que Donald Trump « était très intelligent et haut en couleur ». Mais cet homme peu expressif a alors une expression amusée, que le cameraman a su capter. Non, Vladimir Poutine est sans aucun doute un homme peu démonstratif et policé, mais ce n’est pas un homme sans entrailles.

Nous pourrions en tirer quelques leçons de dignité et de correction politique.

Signe de la qualité de ce reportage, des personnalités majeures comme Mme Carrère d’Encausse ou Hubert Védrine ont pu s’y exprimer un peu longuement et le moins qu’on puisse dire c’est que ni l’un ni l’autre ne parle la langue de bois.

Ce qui nous est révélé, c’est un chef d’Etat qui, à peine élu, tend la main à l’Europe, et aux Etats Unis et ne reçoit que mépris et suffisance ; qui fait face à la réalité et s’y adapte avec pragmatisme sans rien renier de sa vision du monde ; un homme capable de délaisser la rhétorique habituelle et de dire ce qu’il croit vrai..

Hubert Védrine, l’une des personnalités majeures s’exprime clairement sur l’attitude de l’Europe:

« Les occidentaux ont cru qu’ils étaient les maîtres du monde, qu’ils allaient pouvoir imposer au monde entier, les droits de l’homme, la démocratie, l’économie de marché, Clinton qui a donné à tout ça un rayonnement particulièrement sympathique, on pensait qu’il y aurait quelques pays récalcitrants qu’on réduirait à coups de sermons, voire de bombardements ». « L’occident était convaincu qu’il pouvait gouverner le monde avec l’idéologie de l’universalisme ».

Or, c’est un monde multipolaire que veut Poutine, qui refuse de se voir imposer les normes de conduites qui ne sont pas les siennes ; c’est un monde dans lequel la Russie prendrait la place qui lui revient, de par son histoire et sa géographie qu’il veut. Tout simplement parce qu’elle est un grand pays. Mais ce rôle, cette place, l’Europe comme les EU la lui dénient.

Où est la marionnette décrite dans le précédent reportage ? Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un homme qui accède à la présidence pour la première fois n’ait pas la même assurance que celle d’un chef d’Etat chevronné, confirmé. L’homme qui s’avance pour accueillir le chef d’Etat chinois n’est évidemment pas le tout jeune président soutenu par le « clan Eltsine ». Quant à sa seconde élection, comme les hommes politiques d’Europe qui ont leur primaire, il se fait élire par son parti. Il conviendrait de le signaler à Mme Clinton.

L’OTAN s’élargit en direction de la Russie ce que celle-ci ne peut pas ne pas percevoir comme un danger, d’autant que, comme le souligne avec pertinence Mme Carrère d’Encausse, l’élargissement à l’Europe signifie l’élargissement à un bloc violemment antirusse.

C’est dans ce cadre et ce contexte que sont exposés les différents conflits dans lesquels la Russie a été engagée, depuis la Tchétchénie (200 000 morts), la Géorgie, puis l’Ukraine et la Syrie. Ils ne sont pas de même nature et ne sont pas le fait d’un dictateur assoiffé de sang, mais les choix politiques et militaires d’un chef d’Etat dont la vision a progressivement pris forme, dans un contexte où ceux qu’il appelle « les tenants de la force brute », veulent « un seul centre de décision, une seule force ».

La guerre avec la Tchétchénie est sans aucun doute destinée à asseoir la puissance russe. Mais c’est la Géorgie qui bombarde une province russe. Et si Poutine, alors Premier ministre considère l’inaction du président Medvedev comme une faute, rien de si étonnant. Poutine assume le rôle de chef de guerre et reprend le manche.

Puis c’est la crise libyenne, avec une coalition présentée comme humanitaire mais qui a pour objectif de déstabiliser la Russie. C’est le moment du retour de Poutine à la présidence. L’homme a changé, sa vision aussi. A la politique de la main tendue, refusée, il a substitué une nouvelle conception des relations internationales, que l’Europe, commente Mme Carrère d’Encausse, interprète comme un nouvel impérialisme. Mais c’est en réalité une nouvelle conception des relations internationales.

Poutine va déplacer le centre de gravité économique de son immense pays et rechercher un nouvel allié : la Chine. Il s’intègre au groupe de Shanghai, inventé par la Chine. Il s’est déjà inséré dans tout le système d’alliance des pays non européens. Elle est aujourd’hui le premier partenaire commercial. Des réalisations ? La construction de la route de la soie, et des projets : faire tomber l’hégémonie du dollar. La Russie a elle aussi des intérêts stratégiques, et pour elle les intérêts sécuritaires passent avant les intérêts économiques.

Un monde multipolaire. Et une nouvelle vision fondée sur l’Eurasisme, voilà le projet – visionnaire – de Vladimir Poutine.

C’est pourquoi, lorsque les Etats-Unis mettent l’Ukraine en situation de choisir entre l’Europe et la Russie, cela équivaut à une déclaration de guerre. Cela va à l’encontre des accords secrets, oraux, qui imposaient que les pays ayant une frontière commune avec la Russie ne devaient en aucun cas intégrer l’OTAN. C’est comme si le Mexique annonçait qu’il rejoignait le pacte de Varsovie commente le linguiste (et politologue) Noam Chomski. Les Etats Unis ne se cachent même plus, et on peut voir une femme politique américaine distribuer des sandwiches sur la place Maidan. Ne pas réagir c’est compromettre le projet eurasiatique. Poutine est acculé à intervenir.

L’Europe affirme « ces événements inacceptables sur le continent européen » avec la suffisance à laquelle elle nous a habitués. On sanctionne la Russie. C’est le moment où la France a refusé de livrer les deux bâtiments de commandement type Mistral commandés, faisant preuve de sa prescience politique habituelle. C’est le seul moment où l’on voit Poutine affecté, mais avec toujours le même contrôle de lui-même. Obama va à la tribune prononcer l’habituel discours sur la défense des droits et la liberté des peuples, avec l’arrogance à laquelle il nous a, lui aussi, habitués.

Quant à la Syrie, nous savons aujourd’hui que sans l’intervention russe, des groupes d’opposition, tous musulmans, auraient pris le pouvoir, armés par l’Europe toujours prophétique et les Etats Unis, qui ont sur les mains, le sang d’un million d’Irakiens (une guerre apparemment oubliée à laquelle la Russie s’était opposée, avec la France, ce qui n’a pas empêché les Etats Unis de la faire). Une Syrie sous un gouvernement musulman, même modéré, c’est la mort des chrétiens d’Orient, et la mort de la démocratie. C’est aussi une guerre prévisible avec Israël.

Concernant la place de la religion, il a fait les choix qu’il croit justes. Il a restitué à l’Eglise orthodoxe sa splendeur passée, et la place qui lui revient – historiquement – dans l’héritage national. Mais il a opté pour une Russie qui par tradition et vocation est multiethnique et multiconfessionnelle. Il a compris que l’islam est une puissance émergente, et qu’il peut être un pont entre elle et nous.

Poutine n’a rien d’un dictateur, c’est un chef d’état, dur comme la fonction l’impose, avisé, habile, qui a libéralisé la Russie comme en témoignent ces jeunes dansant et sautant ; qui a compris que le monde ancien s’effondrait quand le communisme disparut ; et qui a compris que la sottise européenne était « stérile, à courte vue », (les termes sont de M. Hubert Védrine) et que d’autres alliances évolutives étaient possibles. C’est une nouvelle donne internationale, voulue, souhaitée, et on aurait tout intérêt à écouter le conseil donné par l’ancien ministre des affaires étrangères, d’abandonner la « vision stérile et à courte vue » et de construire des « partenariats évolutifs ».

Ce qui est retracé, c’est la manière dont un chef d’état ouvert vers l’Europe, va se détourner progressivement du bloc des Etats Unis et de l’OTAN, de cette Europe dont pourtant il fait partie, pour se tourner vers l’ouest, et les grands état émergents la Chine, l’Inde, et l’Asie centrale, pour progressivement faire émerger une nouvelle donne : l’Eurasie.

Cela nous édifie sur la Russie, mais cela nous édifie aussi sur l’Europe, qui comme le dit Mme Carrère d’Encausse, est responsable des malheurs qui lui arrivent avec le brexit, « qui tiennent à ça, à son ignorance abyssale des peuples ».

Depuis trente ans, l’URSS n’existe plus, la Russie, quant à elle, renaît de ses cendres. Elle a fait de nouveaux choix politiques, elle s’est libéralisée.

Oserais-je ajouter que non seulement des liens économiques étroits nous lient (elle fournit l’Europe en hydrocarbure) mais toute sa littérature est née sous le double manteau de Pouchkine et de la littérature française. Il est donc temps que nos deux pays redeviennent des amis.

Nous y avons intérêt, car le terrible constat, formulé par l’historienne de la Russie, est hélas vrai : « L’Europe n’est plus décisive dans le monde ».

La Russie, oui.

Il faudrait prévenir le bellâtre d’urgence : le pantin, c’est chez nous qu’il se trouve, pas chez eux…

Marion Duvauchel