Que la fesse commande !

Vous connaissez certainement « l’impression de déjà vu ». Cela m’est arrivé il y a peu, en entendant les échos d’un fait divers terrible…

Faites un plan ! Telle était l’injonction comminatoire de mes professeurs de lettres. C’était l’époque douloureuse de l’abandon de la « rédaction » pour la « dissertation », à la fin de la classe de troisième. Plus tard, après le baccalauréat, durant d’autres études, ma route a croisé celle de Bachelard. Son conseil était de pratiquer la rêverie. A la fin, dans ma vie professionnelle, j’ai pratiqué les deux.

Sinistre

Un jour, je  ne me souviens plus des circonstances exactes, c’était au début de février, l’actualité a fait grand bruit d’un accident de la route, ayant causé la mort d’un bébé, impliquant une célébrité. Au-delà de l’émotion immédiate, normale, ma mémoire a généré une analogie. Des images d’un autre « sinistre routier », plus anciennes, datant des années 70. Avec la mort, là aussi, d’un enfant.

J’aurais pu me mettre devant mon cahier pour commencer un plan en partant de ces visions fugaces pour bâtir un raisonnement structuré. J’ai préféré tirer sur le rhizome des souvenirs, explorer son arborescence, voir où me menaient des ramifications. D’abord, était-ce un faux souvenir ? Ensuite, faire un parallèle entre ces deux « événements » pour produire un « sens » n’était-il une façon très artificielle de procéder ? Irrationnelle, même.

Carrosse

Très vite, l’image s’est précisée : un véhicule en feu. Un carrosse. La suite s’est enchaînée très vite en une succession de scène d’orgies. « Que la fête commence » : un film historique français réalisé par Bertrand Tavernier (1), sorti en 1975. Je l’avais beaucoup apprécié, puis revu plusieurs fois au cours des années, y compris à la télévision. J’avais aimé, justement, cette ambiance de débauche effrénée. Elle émoustillait mon imaginaire adolescent, elle fleurait bon le vent de liberté des années 70, teintée surtout de sexualité.

Pourtant, le moment le plus fort de ce long métrage était la scène finale où le carrosse du régent percute une charrette, la renverse, entraînant la mort par écrasement d’un jeune garçon. S’ensuivait une scène irréelle : deux mondes totalement étrangers se croisaient dans ce théâtre de tragédie. Celui du régent, hors-sol, celui des paysans, enraciné dans la réalité la plus triviale. Puis les fêtards disparaissaient comme des fantômes pour revenir à leur propre planète. Restés avec leur mort, les croquants mettaient le feu au carrosse dans une succession de plans où les dialogues, puis une voix hors-champ, prophétisaient l’incendie de bien d’autres de ses semblables. Bientôt.

Analogies

Le danger des analogies, c’est qu’elles génèrent souvent des dérives du sens. Au premier abord, le film de Tavernier m’a semblé un reflet saisissant de notre époque, culminant avec ce drame final rappelant par bien des côtés (trop, sans doute) l’affaire de février : une élite débauchée, prédatrice, vivant sur le fumier de la misère, causant la mort des humbles par caprice.

Je me suis demandé si une telle métaphore avait été l’intention de Tavernier. Il a disparu, hélas, comme son excellent scénariste, Jean Aurenche (2). Restent des interviews, des analyses, des traces.

Bertrand Tavernier lui-même nous parle de son film dans une vidéo (3) visible sur YouTube, issue de la Chaîne Arte. Là, bien entendu, les faits se révèlent bien plus complexes. D’un roman de Dumas au scénario final, issu de nombreuses lectures historiques, le film s’y dévoile dans son parcours sinueux. Tavernier avoue les difficultés rencontrées à le diffuser, le mauvais accueil lors des premières projections professionnelles, le tollé déclenché par, selon ses propres termes, une sorte de « puritanisme dans l’approche de l’histoire » (4).Il souligne surtout avoir voulu faire un propos non manichéen.

Une analyse très fouillée remet les pendules à l’heure, celle de Annie Duprat, dans un texte intitulé « Révoltes suggérées et annonce de la Révolution française : Que la fête commence de Bertrand Tavernier » (5), propose d’aller plus loin, les paragraphes 16-17 revenant plus précisément sur l’accident de carrosse. Ensuite (§ 23 – 26), Annie Duprat décrit la diffusion du film aux « Dossiers de l’Écran », y compris les réactions « mitigées » des historiens sur le plateau.

Peur

« Que la fête commence » est une belle œuvre cinématographique. Elle n’a aucune prétention à « dire l’histoire ». La scène finale adopte cependant un ton prophétique : « Brûler des carrosses en 1720, brûler des châteaux en 1789, le rapprochement avec la Grande Peur se fait immédiatement dans l’esprit des spectateurs. » (6). Elle dégage une forte charge émotionnelle, c’est un artifice scénaristique, pas une réalité historique, un fait réel rapporté par un historien.

Mes souvenirs, imprégnés du parfum postrévolutionnaire de 1975 (sept ans après mai 68), l’avaient pris pour argent comptant. Puis, le choc avec le réel actuel ayant fait le reste, j’avais vu, un peu vite, dans le drame routier du 10 février, une sorte de prémonition de désordres futurs engendrés par une société devenue déboussolée.

Pas si simple. D’abord, le comédien impliqué, s’il fait partie d’une sorte d’élite « relativement » riche, n’a pas le statut des aristocrates du XVIIIe. Il a été lynché tout de suite. Entre temps, internet a été inventé, suivi de près par les « réseaux sociaux », ces piloris numériques.

Ensuite, ce type de terrible accident a été, est, sera aussi, hélas, le fait d’individus lambda, dans des circonstances identiques. Avec des conséquences aussi terribles. Presque personne n’en a parlé, du moins, il en a été fait fort peu d’écho, les coupables ayant eu un statut « d’anonyme ». Le vice privé intéresse l’audimat s’il touche un pipole. Le vrai problème réside dans la dépravation exponentielle d’une partie des élites de notre civilisation « occidentale ». Là, personne n’osera le prendre de front. Tout cela génère trop de pouvoir(s), de richesses, de secrets : le vice privé, comme jamais, est devenu vertu publique par ses retombées économiques. Le pékin moyen ne l’entend pas de cette oreille, se sentant plus proche, par identité sociale, du sort des victimes.

Victimes

En revanche, revisionner la scène finale du film apporte un élément troublant : l’attitude du Régent face aux parents du mort. « Orléans lui propose de faire venir ses parents au Palais-Royal et la confie à Émilie. Lors de cette brève séquence, deux mondes sont opposés : celui de la paysanne affligée, mutique, qui regarde le Régent et son beau monde aristocratique, sans comprendre ce qu’ils lui veulent et celui d’Orléans, sincèrement peiné mais qui pense sans doute qu’un peu d’argent suffira à consoler le petit monde des campagnes. » décrit Annie Duprat (7). De nos jours, après tout, personne ne fera mieux face à l’irréparable.

Le rhizome a été tiré, la rêverie sombre a suivi son cours, je ne suis pas moraliste. Une leçon à tirer du télescopage de ces deux souvenirs ? Difficile : l’un est totalement imaginaire, l’autre relève de l’actualité « brûlante ». Peut-être, tout au plus, puis-je voir là une sorte d’archétype, un genre « d’éternel retour » à la Cocteau, rien de rationnel, l’approche mythologique d’une réalité devenue incompréhensible faute d’un meilleur outillage. Le sentiment de déjà-vu, le revoilà : dans toute l’histoire humaine, les époques de grandes dépravations semblent précéder des cataclysmes dévastateurs où des pans entiers de civilisations ont été engloutis, culture comprise. Certes, c’est une forme de superstition, de la pensée magique…

Cette prophétie-là sera-t-elle démentie par notre époque si rationnelle ?

Augustin Meaulnes

 

Notes :

DUPRAT, Annie. Révoltes suggérées et annonce de la Révolution française : Que la fête commence de Bertrand Tavernier / In : Révoltes et révolutions à l’écran : Europe moderne, XVIe-XVIIIe siècle [en ligne]. / Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2015 (généré le 18 mars 2023). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/pur/95919

ISBN : 9782753560420.

DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.95919.

  • (5) Op. Cit.
  • (6) Op. Cit.
  • (7) Op. Cit.