Sur un ancien agenda, j’ai trouvé un proverbe chinois qui disait : « Pour bien voir, il faut ouvrir tout grand les yeux, pour comprendre il faut les fermer et réfléchir. »
Ce matin-là, j’ai pris le bus. A côté de moi il y avait deux femmes voilées, une jeune et une vieille, sans doute la fille et la mère. Elles se parlaient en arabe, du moins il m’a bien semblé que c’était de l’arabe ; j’ai appris beaucoup de langues que je parle plus ou moins bien, mais pas l’arabe, c’est dommage ; là pourtant, j’ai cru reconnaître quelques mots, et cette langue n’était ni du berbère, ni du turc, ni de l’iranien.
J’aurais bien voulu comprendre ce qu’elles se disaient, non pas pour déjouer le futur complot islamiste contre l’Elysée et le Palais Bourbon, mais parce qu’elles se parlaient sans doute de tous les problèmes des femmes, de leurs affaires de famille et de ménage, et je ne comprenais rien, je me sentais exclu. Comment ces femmes étaient-elles arrivées en France ? Il est toujours douloureux de s’exiler, mais la mère avait dû rejoindre son mari qui travaillait depuis un certain temps en France, et la fille avait peut-être trouvé du travail sur place, parce que là-bas c’est de plus en plus difficile, et en France aussi, d’ailleurs, à cause de la crise économique, et les pays sous-développés sont, paraît-il, ceux qui souffrent le plus de la crise.
En tout cas, je me suis dit que ces femmes avaient bien de la chance d’être en France, parce qu’elles ne risquaient pas de se faire condamner à 90 coups de fouet par un tribunal de la charia, comme elles portaient des pantalons (la mère aussi), et tout autour il y avait de jeunes maghrébines, non voilées, qui jouaient avec leur téléphone portable, et qui auraient bien mérité de se faire lapider, voire pire, si elles avaient vécu en Iran, en Afghanistan ou en Arabie saoudite, parce qu’elles s’intéressaient beaucoup trop à leur maquillage et à leurs vêtements, très légers en cette saison.
Dans ce bus, il n’y avait pas de femmes en burqa, d’ailleurs on dit qu’il y en a très peu, la police a exactement compté toutes celles qui vivent en France, et elle connaît tout sur leur vie privée. Je me disais encore que tous ces gens (il y avait aussi des hommes venant d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient) avaient bien de la chance d’avoir pu entrer en France, parce qu’on vient d’apprendre le nombre d’immigrés, ou plutôt d’apprentis immigrés qui ont perdu la vie, soit par noyade soit autrement, en essayant d’entrer en Europe, depuis que l’Europe a décidé de fermer ses frontières : 14.783. A côté de Nice, à Menton, il y a un rocher qu’on appelle le « Rocher de la mort », qui fait la frontière entre la France et l’Italie . C’est par là que passent un certain nombre d’immigrés venant de Vintimille, guidés par des passeurs qu’ils paient très cher et qui quelquefois ne les guident pas très bien, quand ils ne les livrent pas directement à la police. Toujours est-il que l’escalade du Rocher de la mort, surtout de nuit, se termine parfois tragiquement. Il y a d’autres itinéraires, plus longs et moins dangereux, par la montagne, mais les immigrés ne sont pas toujours bien renseignés.
Alors j’ai fermé les yeux, et je me suis rappelé la réunion que nous avions tenue à Nice en décembre 2005, dans une salle du centre ville, pour célébrer l’anniversaire de la loi de 1905. C’était une Marocaine qui avait fait l’introduction, et un Marocain qui donnait la parole dans la salle. Nous étions un groupe de libres penseurs, et nos amis d’Afrique du Nord ou d’autres pays dominés par l’islam nous avaient demandé d’amener leurs familles. Nous étions d’accord, bien sûr, mais à l’entrée de la salle nos amis nous avaient dit qu’il y avait plusieurs femmes voilées, et qu’en gros les mères refusaient d’enlever leurs voiles, tandis que les filles étaient prêtes à les enlever, ça ne leur faisait rien, mais il ne fallait pas insister, les mères n’enlèveraient pas leurs voiles.
Nous n’avons pas eu besoin d’une longue délibération, tout le monde est entré, et tout s’est très bien passé. Je ne sais pas si les mères comprenaient bien le français, mais les filles le comprenaient et le parlaient très bien. Il y avait environ 200 personnes, er nous avons discuté de la laïcité. Dans mon intervention, je n’ai parlé que du premier article de la loi de 1905, car on oublie presque toujours de le citer, on ne parle que du second, or l’article 1 dit : « La République assure la liberté de conscience, elle garantit l’exercice de tous les cultes dans les conditions indiquées ci-après pour le respect de l’ordre public. » En effet, les guerres de religions sont une chose affreuse, et toutes les guerres sont des guerres de religions, comme disait Alain. Mais la laïcité n’est pas une religion, c’en est exactement le contraire. Si les gens ont envie de croire en Dieu, on ne peut pas les en empêcher, on peut développer toutes les raisons de ne pas croire en Dieu, mais ce genre de débat n’a aucun rapport avec l’introduction de la barbarie, toujours liée à des problèmes de pouvoir, car enfin il faut que tous ces gens se libèrent, et ils ne peuvent le faire que par eux-mêmes. « On ne peut pas faire le bonheur des gens malgré eux. » C’est un autre proverbe chinois.
Antoine Thivel